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Texte à méditer :  

Il est vrai qu'un peu de philosophie incline l'esprit de l'homme à l'athéisme ; mais que davantage de philosophie le ramène à la religion.   Francis Bacon


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Le progrès de la science

    "L'ordre scientifique parfait est celui où les propositions sont rangées suivant leurs démonstrations les plus simples, et de la manière qu'elles naissent les unes des autres, mais cet ordre n'est pas connu d'abord, et il se découvre de plus en plus à mesure que la science se perfectionne. On peut même dire que les sciences s'abrègent en augmentant, [ce] qui est un paradoxe très véritable, car plus on découvre des vérités et plus on est en état de remarquer une suite réglée et de faire des propositions plus universelles dont les autres ne sont que des exemples ou des corollaires de sorte qu'il se pourra faire qu'un grand volume de ceux qui nous ont précédés se réduira avec le temps à deux ou trois thèses générales. Aussi plus une science est perfectionnée, et moins a-t-elle besoin de gros volumes, car selon que ses éléments sont suffisamment établis, on y peut tout trouver par le secours de la science générale ou de l'art d'inventer."


Leibniz, Discours touchant la méthode de la certitude et de l'art d'inventer pour finir les disputes et faire en peu de temps de grands progrès, Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz. Ed. C.I. Gerhardt. vol VII. Scientia Generalis, Characteristica, X. p.180.


 

    "La science est la connaissance logiquement organisée. Or, l'organisation ou la systématisation logique se résume sous deux chefs principaux : 1° la division des matières et la classification des objets quelconques sur lesquels porte la connaissance scientifique ; 2° l'enchaînement logique des propositions, qui fait que le nombre des axiomes, des hypothèses fondamentales ou des données de l'expérience se trouve réduit autant que possible, et que l'on en tire tout ce qui peut être tiré par le raisonnement, sauf à contrôler le raisonnement par des expériences confirmatives. Il suit de là que la forme scientifique sera d'autant plus parfaite, que l'on sera en mesure d'établir des divisions plus nettes, des classifications mieux tranchées, et des degrés mieux marqués dans la succession des rapports. D'où il suit aussi qu'accroître nos connaissances et perfectionner la science ne sont pas la même chose : la science se perfectionnant par la conception d'une idée heureuse qui met dans un meilleur ordre les connaissances acquises, sans en accroître la masse ; tandis qu'une science, en s'enrichissant d'observations nouvelles et de faits nouveaux, incompatibles avec les principes d'ordre et de classification précédemment adoptés, pourra perdre quant à la perfection de la forme scientifique."

 

Antoine-Augustin Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851, Chapitre XX, "Du contraste de l'histoire et de la science, et de la philosophie de l'histoire", § 308.


 

    "Les productions littéraires et artistiques ne vieillissent jamais, en ce sens qu'elles sont des expressions de sentiments immuables comme la nature humaine. On peut ajouter que les idées philosophiques représentent des aspirations de l'esprit humain qui sont également de tous les temps. Il y a donc là grand intérêt à rechercher ce que les anciens nous ont laissé, parce que sous ce rapport ils peuvent encore nous servir de modèle. Mais la science, qui représente ce que l'homme a appris, est essentiellement mobile dans son expression ; elle varie et se perfectionne à mesure que les connaissances acquises augmentent. La science du présent est donc nécessairement au-dessus de celle du passé, et il n'y a aucune espèce de raison d'aller chercher un accroissement de la science moderne dans les connaissances des anciens. Leurs théories, nécessairement fausses puisqu'elles ne renferment pas les faits découverts depuis, ne sauraient avoir aucun profit réel pour les sciences actuelles. Toute science expérimentale ne peut donc faire de progrès qu'en avançant et en poursuivant son oeuvre dans l'avenir. Ce serait absurde de croire qu'on doit aller la chercher dans l'étude des livres légués par le passé. On ne peut trouver là que l'histoire de l'esprit humain, ce qui est tout autre chose".
 

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, p. 200-201.


 

  "Il convient de rappeler, en ce qui concerne les idées, que durant toute [une] période de l'histoire du monde et du progrès de la culture […] la seule force du génie permettait de découvrir de nouvelles vérités, nobles et fécondes, sans longues études préalables et sans beaucoup de connaissances […]. On a découvert depuis longtemps presque toutes les idées accessibles par la seule force des facultés primitives et maintenant, seuls les esprits soumis à une discipline précise et instruits des résultats des recherches antérieures peuvent parvenir à l'originalité, au sens fort du terme. C'est, je crois, M. Maurice qui a remarqué qu'à l'époque actuelle, les penseurs les plus originaux sont ceux qui connaissent le mieux la pensée de leurs prédécesseurs et il en sera toujours ainsi dorénavant. Chaque pierre nouvelle dans l'édifice doit maintenant être placée par-dessus tant d'autres qu'une longue opération d'escalade et de transport de matériaux doit être effectuée par quiconque aspire à prendre part à l'étape actuelle du travail. Combien de femmes ont accompli cette opération? Mrs. Somerville est peut-être la seule femme dont les connaissances mathématiques sont suffisantes pour faire aujourd'hui d'importantes découvertes dans ce domaine : est-ce une preuve de l'infériorité des femmes qu'elle n'ait pas réussi à être une des deux ou trois personnes .[…] Même dans les choses pratiques, nous savons tous ce que vaut l'originalité des génies illettrés : elle consiste à inventer de nouveau sous une forme rudimentaire quelque chose qui a déjà été inventé et amélioré par de nombreux chercheurs successifs. […] Certes, il arrive souvent qu'une personne qui n'a pas étudié à fond et minutieusement les idées que d'autres ont formulées sur un sujet donné ait, par l'effet d'une perspicacité naturelle, l'intuition d'une découverte qu'elle peut ébaucher mais qu'elle ne sait pas prouver et qui, cependant, une fois mûrie, peut accroître considérablement nos connaissances; mais même alors, on ne peut lui rendre aucune justice tant qu'une autre personne qui possède, elle, les données préalables, ne se sera pas chargée de vérifier cette intuition, de lui donner une forme scientifique ou pratique et de l'insérer parmi les vérités déjà existantes de la philosophie ou de la science."

 

John Stuart Mill, L'Asservissement des femmes, 1869, Chapitre III, tr. fr. Marie-Françoise Cachin, Petite Bibliothèque Payot, 1975, p. 149-151.



    "On a fait avancer la science au cours des derniers siècles, soit parce qu'on voyait en elle l'instrument qui permettait le mieux de comprendre la bonté et la sagesse de Dieu... Soit parce qu'on croyait à l'utilité absolue de la connaissance, notamment à l'intime union de la morale, de la science et du bonheur ; ... Soit parce qu'on pensait dans la science, posséder et aimer une chose désintéressée, inoffensive, qui se suffisait à elle-même et où les mauvais instincts de l'Homme n'avaient rien à voir. Ainsi trois raisons, trois erreurs."

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 1882, § 37, tr. Alexandre Vialatte.


 

    "Si l'on suit tout au long l'histoire d'une science particulière, on pourra découvrir dans son évolution une ligne générale qui aidera à comprendre les phénomènes les plus anciens et les plus généraux du "savoir" et du "connaître". Dans un cas comme dans l'autre, ce qui se développe en premier lieu, ce sont les hypothèses hâtives, les fictions, la sotte bonne volonté de "croire", le manque de méfiance et de patience ; nos sens n'apprennent que tard, et n'apprennent jamais complètement à être les organes subtils, fidèles et prudents de la connaissance. Il est plus facile à notre oeil de reproduire, sur une excitation donnée, une image déjà souvent produite, que de retenir ce qu'une impression a de différent et de neuf ; il y faudrait plus de force, plus de "moralité". Il est pénible et difficile à l'oreille d'entendre des sons nouveaux ; nous entendons mal une langue étrangère, nous cherchons involontairement à transformer les sons entendus en mots qui nous semblent plus familiers et plus proches. C'est ainsi que l'allemand d'autrefois d'arcubalista a fait le mot Armbrust. Toute nouveauté nous trouve hostiles, et mal disposés ; et d'ailleurs dans les phénomènes sensoriels les plus simples règnent déjà les passions de crainte, d'amour et de haine, y compris la passion d'inertie. De même qu'un lecteur ne lit pas tous les mots, et moins encore toutes les syllabes d'une page - sur vingt mots il en saisit quatre ou cinq au hasard et "devine" le sens qu'il présume devoir leur donner de même nous ne voyons pas un arbre exactement ni dans son entier, avec ses feuilles, ses branches, sa couleur, sa forme ; il nous est beaucoup plus facile d'imaginer un à-peu-près d'arbre... En présence des événements mêmes les plus étranges, c'est encore ainsi que nous agissons ; à notre insu nous imaginons la plus grande partie de l'événement, et il ne semble pas possible de nous empêcher d'inventer en grande partie ce que nous voyons. Tout cela pour dire que nous sommes foncièrement et de tout temps habitués à mentir. Ou, pour dire en termes vertueux et plus hypocrites, donc plus plaisants, chacun est beaucoup plus artiste qu'il ne le croit. Au cours d'une conversation animée, il m'arrive de voir le visage de mon interlocuteur, selon la pensée qu'il exprime ou que je crois avoir éveillée en lui, se dessiner avec une netteté et une précision de détail qui dépassent de loin mon acuité visuelle ; il faut donc que le jeu délicat des muscles de l'expression du regard aient été inventés par moi. Il est probable que la personne en question avait une toute autre expression, ou n'en avait aucune".
 

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, IV, 61, trad. Geneviève Bianquis, coll. 10/18, p.148-149.


 

    "Le travail scientifique est solidaire d'un progrès. Dans le domaine de l'art au contraire il n'en existe pas, du moins en ce sens. Il n'est pas vrai qu'une oeuvre d'art d'une époque donnée, qui met en oeuvre de nouveaux moyens techniques ou encore de nouvelles lois comme celles de la perspective, serait pour ces raisons artistiquement supérieure à une autre oeuvre d'art qui ignorerait ces moyens et lois, à condition évidemment que sa matière et sa forme respectent les lois mêmes de l'art, ce qui veut dire à condition que son objet ait été choisi et formé selon l'essence même de l'art bien que ne recourant pas aux moyens qui viennent d'être évoqués. Une oeuvre d'art vraiment « achevée » ne sera jamais surpassée et ne vieillira jamais. Chaque spectateur pourra personnellement apprécier différemment sa signification, mais jamais personne ne pourra dire d'une oeuvre vraiment « achevée » du point de vue artistique qu'elle a été « surpassée » par une autre oeuvre également « achevée ». Dans le domaine de la science au contraire chacun sait que son oeuvre aura vieilli d'ici dix, vingt ou cinquante ans. Car quel est le destin, ou plutôt la signification à laquelle est soumis et subordonné, en un sens tout à fait spécifique, tout travail scientifique, comme d'ailleurs aussi tous les autres éléments de la civilisation qui obéissent à la même loi ? C'est que toute oeuvre scientifique « achevée » n'a d'autre sens que celui de faire naître de nouvelles « questions » : elle demande donc à être « dépassée » et à vieillir. Celui qui veut servir la science doit se résigner à ce sort. Sans doute les travaux scientifiques peuvent garder une importance durable comme « jouissance » en vertu de leur qualité esthétique on bien comme instrument pédagogique dans l'initiation à la recherche. Mais dans les sciences, je le répète, non seulement notre destin, mais encore notre but à nous tous est de nous voir un jour dépassés. Nous ne pouvons accomplir un travail sans espérer en même temps que d'autres iront plus loin que nous. En principe ce progrès se prolonge à l'infini."
 

Max Weber, "Le métier et la vocation de savant", 1919, in Le savant et le politique, tr. fr. Julien Freund, coll. 10/18, p. 87-88.

 

    "Le progrès de la science n'est pas dû à l'accumulation progressive de nos expériences. Il n'est pas dû non plus à une utilisation toujours améliorée de nos sens. Des expériences sensorielles non interprétées ne peuvent secréter de la science, quel que soit le zèle avec lequel nous les recueillons et le trions. Des idées audacieuses, des anticipations injustifiées et des spéculations constituent notre seul moyen d'interpréter la nature, notre seul outil, notre seul instrument pour la saisir. Nous devons nous risquer à les utiliser pour remporter le prix. Ceux parmi nous qui refusent d'exposer leurs idées au risque de la réfutation ne prennent pas part au jeu scientifique.
    Les tests expérimentaux, prudents et rigoureux, auxquels nous soumettons nos idées sont eux-mêmes inspirés par des idées : l'expérience est une action concertée dont chaque étape est guidée par la théorie. Nous ne tombons par fortuitement sur des expériences pas plus que nous ne les laissons venir à nous comme un fleuve. Nous devons, au contraire, être actifs : nous devons "faire" nos expériences. C'est toujours nous qui formulons les questions à poser à la nature ; c'est nous qui sans relâche essayons de poser ces question de manière à obtenir un "oui" ou un "non" ferme. (Car la nature ne donne de réponse que si on l'en presse). Enfin, c'est nous encore qui donnons la réponse; c'est nous qui décidons, après un examen minutieux, de la réponse à donner à la question posée à la nature - après avoir longuement et patiemment essayé d'obtenir d'elle un "non" sans équivoque. "Une fois pour toutes", dit Weyl, avec lequel je suis pleinement d'accord, "je désire manifester mon admiration sans bornes pour l'oeuvre de l'expérimentateur qui se bat pour arracher des faits susceptibles d'être interprétés à une nature inflexible si habile à accueillir nos théories d'un Non décisif ou d'un inaudible Oui".
    Le vieil idéal scientifique de l'épistêmê, l'idéal d'une connaissance absolument certaine et démontrable s'est révélé être une idole. L'exigence d'objectivité scientifique rend inévitable que tout énoncé scientifique reste nécessairement et à jamais donné à titre d'essai. En effet un énoncé peut être corroboré mais toute corroboration est relative à d'autres énoncés qui sont eux aussi proposés à titre d'essai. Ce n'est que dans nos expériences subjectives de conviction, dans notre confiance personnelle, que nous pouvons être "absolument certains".
    Avec l'idole de la certitude (qui inclut celle de la certitude imparfaite ou probabilité) tombe l'une des défenses de l'obscurantisme, lequel met un obstacle sur la voie du progrès scientifique. Car l'hommage rendu à cette idole non seulement réprime l'audace de nos questions, mais en outre compromet la rigueur et l'honnêteté de nos tests. La conception erronée de la science se révèle dans la soif d'exactitude. Car ce qui fait l'homme de science, ce n'est pas la possession de connaissances, d'irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité.
    Notre attitude doit-elle, dès lors, être de résignation ? Devons-nous dire que la science ne peut remplir que sa tâche biologique, qu'elle ne peut, au mieux, faire ses preuves que dans des applications pratiques susceptibles de la corroborer ? Ses problèmes intellectuels sont-ils insolubles ? Je ne le pense pas. La science ne poursuit jamais l'objectif illusoire de rendre ses réponses définitives ou même probables. Elle s'achemine plutôt vers le but infini encore qu'accessible de toujours découvrir des problèmes nouveaux, plus profonds et plus généraux, et de soumettre ses réponses, toujours provisoires, à des tests toujours renouvelés et toujours affinés."

Karl Popper, La Logique de la découverte scientifique, 1934, Trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Bibliothèque scientifique Payot, Paris, 1973, p. 285-287.


 

    "L'effort de la recherche scientifique se développe, on le sait, sur deux plans parallèles, mais bien distincts. D'une part, il tend à augmenter notre connaissance des phénomènes naturels sans se préoccuper d'en tirer quelque profit : il cherche à préciser les lois de ces phénomènes et à dégager leurs relations profondes, en les réunissant dans de vastes synthèses théoriques ; il cherche aussi à en prévoir de nouveaux et à vérifier l'exactitude de ces prévisions. Tel est le but que se propose la science pure et désintéressée et nul ne peut nier sa grandeur et sa noblesse. C'est l'honneur de l'esprit humain d'avoir inlassablement poursuivi, à travers les vicissitudes de l'histoire des peuples et des existences individuelles, cette recherche passionnée des divers aspects de la vérité. Mais d'autre part, la recherche scientifique  se développe aussi sur un autre plan : celui des applications pratiques. Devenu de plus en plus conscient des  lois qui régissent les phénomènes, ayant appris à en découvrir chaque jour de nouveaux grâce aux perfectionnements de la technologie expérimentale, l'homme s'est trouvé de plus en plus maître d'agir sur la nature.
  Mais cette puissance sans cesse accrue de l'homme sur la nature ne comporte-t-elle pas des dangers ? Ayant ouvert la boîte de Pandore, saurons-nous n'en laisser sortir que les inventions bienfaisantes et les applications louables ? Comment ne pas se poser ces questions dans les temps que nous vivons ? Toute augmentation de notre pouvoir d'action augmente nécessairement notre pouvoir de nuire. Plus nous avons de moyens d'aider et de soulager, plus nous avons aussi de moyens de répandre la souffrance et la destruction. La chimie nous a permis de développer d'utiles industries et fournit à la pharmacie des remèdes bienfaisants ; mais elle permet aussi de fabriquer les poisons qui tuent et les explosifs qui pulvérisent. Demain, en disposant à notre gré des énergies intra-atomiques, nous pourrons sans doute accroître dans des proportions inouïes le bien-être des hommes, mais nous pourrons aussi détruire d'un seul coup des portions entières de notre planète.

  Mais qu'importent ces vaines craintes ! Nous sommes lancés dans la grande aventure et, comme la boule de neige qui roule sur la pente déclive, il ne nous est plus possible de nous arrêter. Il faut courir le risque puisque le risque est la condition de tout succès. Il faut nous faire confiance à nous-mêmes et espérer que, maîtres des secrets qui permettent le déchaînement des forces naturelles, nous serons assez raisonnables pour employer l'accroissement de notre puissance à des fins bienfaisantes. Dans l'œuvre de la Science, l'homme a su montrer la force de son intelligence : s'il veut survivre à ses propres succès, il lui faut maintenant montrer la sagesse de sa volonté.

 

Louis de Broglie, Physique et Microphysique, 1947, Albin Michel, p. 362-364.


 

    "Il est aisé de montrer à l'aide d'exemples historiques que le critère que nous avons proposé est effectivement celui qui prévaut dans les progrès de la science. Les théories de Kepler et de Galilée se sont trouvées unifiées et supplantées par celle de Newton, qui était logiquement plus forte et se prêtait davantage à être testée, et il en est de même de la théorie de Maxwell par rapport à celles de Fresnel et de Faraday. La théorie newtonienne et celle de Maxwell ont été, à leur tour, unifiées et dépassées par celle d'Einstein. Dans chacun de ces cas, le progrès s'est fait en faveur d'une théorie plus informative et, partant, moins probable logiquement : d'une théorie susceptible d'être plus sévèrement testée parce qu'elle formulait des prédictions plus aisées à réfuter, selon l'acception purement logique de cette dernière expression. Lorsqu'une théorie n'est pas réfutée de manière effective alors : qu'on teste les prédictions inédites, hardies et improbables qu'elle permet de formuler, on dit que ces tests très rigoureux en constituent la corroboration. Je citerais, à cet égard, la découverte de Neptune par Galle, celle des ondes électromagnétiques de Hertz, les observations d'éclipse d'Eddington, l'interprétation donnée par Elsasser des maxima de Davisson comme étant des franges d'interférences des ondes de De Broglie et les observations faites par Powell des premiers mésons de Yukawa.

    Toutes ces découvertes constituent des corroborations obtenues grâce à des tests sévères, à des prédictions qui, au regard de nos connaissances antérieures (avant que la théorie en question ne soit testée et corroborée), paraissaient extrêmement improbables. D'autres découvertes importantes ont été faites alors qu'on testait une certaine théorie, même si celles-ci n'en ont pas produit une corroboration mais, au contraire, la réfutation. On en trouverait un exemple récent et important dans la réfutation de la parité. Et si les expériences classiques de Lavoisier montrant que le volume d'air diminue lorsqu'une bougie se consume dans un espace clos ou que la masse de la limaille de fer chauffée augmente ne prouvent pas la théorie pneumatique de la combustion, elles tendent à réfuter la doctrine du phlogistique.

    Les expériences de Lavoisier avaient été minutieusement conçues, mais la majorité des « découvertes dues au hasard » obéissent en fait elles aussi à la structure logique que nous évoquons. Car ces découvertes fortuites sont, en général, la réfutation de théories auxquelles nous adhérions consciemment ou inconsciemment: elles interviennent lorsque certaines de nos attentes (fondées sur les théories en question) se trouvent déçues de manière inopinée. Ainsi, on a pu découvrir la propriété catalytique du mercure en remarquant, par accident, qu'une réaction chimique avait été accélérée en présence de cet élément, alors qu'on n'attendait pas que la présence de mercure influe sur son déroulement. Mais ni les découvertes d'Ersted, ni celles de Roentgen, de Becquerel ou de Fleming n'ont été réellement fortuites, même si elles comportaient certains paramètres accidentels : chacun de ces savants recherchait un effet du type de celui qu'il a trouvé. On peut même affirmer que certaines découvertes, comme celle de l'Amérique par Christophe Colomb, corroborent une théorie précise (celle de la sphéricité de la Terre) tout en réfutant une autre théorie (celle des dimensions de la planète et, partant, du plus court chemin pour atteindre les Indes), et qu'il s'est agi de découvertes fortuites, dans la mesure où elles contredisaient toutes les attentes et n'avaient pas été délibérément instituées afin de tester la théorie qu'elles sont venues réfuter."

 

Karl Popper, Conjectures et réfutations, 1963, Paris, Payot, 1985, p. 326 et suiv.


  

    "Le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effectivement la variable la plus importante du système, à savoir la croissance économique, fait [...] figure de variable indépendante. Il en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels. Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique « doit » nécessairement perdre toute fonction et céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant les alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l'État. C'est la thèse de la technocratie, et le discours scientifique en a développé la théorie sous différentes versions Mais le fait qu'elle puisse pénétrer aussi, en tant qu'idéologie implicite, dans la conscience de la masse de la production dépolitisée et avoir un pouvoir de légitimation me paraît plus important."

Jürgen Habermas, La Technique et la Science comme idéologie, 1963, trad. J.-R. Ladmiral, Éd. Denoël, 1973, p. 45- 46.


    "a. Le progrès scientifique et son prix.

En ce qui concerne la science, le caractère interminable de sa tâche et donc de ses possibilités est inscrit dans l'essence de l'objet de connaissance (la nature) tout comme dans celle de la connaissance elle-même, et la poursuivre est non seulement un droit, mais une haute obligation du sujet de connaissance doté des facultés correspondantes. Or ce sujet ce n'est plus l'esprit individuel, mais de manière croissante rien d'autre que « l'esprit collectif » de la société qui stocke le savoir ; et en cela consiste le prix interne du progrès scientifique, en l'occurrence celui de la qualité du savoir lui-même. Son nom est « spécialisation » ; spécialisation qui, devant la multiplication gigantesque du matériau de savoir, de ses subdivisions et des méthodes spéciales développées pour elles, toujours plus subtiles, conduit à une fragmentation extrême du savoir total « disponible » entre ses adeptes. L'individu paie la participation créative au processus, et même déjà une authentique compréhension avertie de simple observateur, par le renoncement à partager la possession de toute cela, exception faite de son étroite compétence. Ainsi, tandis que s'accroît le capital total de savoir, le savoir de l'individu devient toujours plus fragmentaire. Or nous parlons ici de ceux qui participent au processus de la science, des chercheurs et des experts eux-mêmes. En outre tout ce savoir devient toujours plus ésotérique, toujours moins communicable aux profanes, et ainsi il exclut la majeure partie des vivants. Il se peut qu'un véritable savoir de la nature ait toujours été l'affaire d'une petite élite, mais on a le droit de douter que le contemporain cultivé de Newton ait été aussi démuni devant son oeuvre que l'homme d'aujourd'hui devant les mystères de la mécanique quantique. Le gouffre s'agrandit et dans le vide qui se produit se répandent le savoir de substitution et la superstition. Personne ne plaidera pourtant en faveur de l'arrêt du processus. Poursuivre le risque de la connaissance est un devoir suprême et si c'est là le prix, eh bien, il faut le payer".

 

Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, 1979, trad. J. Greisch, Champs Flammarion, 1998, p. 312-313.
  

 
    "La notion de progrès en est ainsi venue à désigner de façon exclusive le progrès technique. L'idée d'un progrès esthétique, intellectuel, spirituel ou moral, sis en la vie de l'individu et consistant dans l'auto-développement et l'auto-accroissement des multiples potentialités phénoménologiques de cette vie, dans sa culture, n'a plus cours, ne disposant d'aucun lieu assignable dans l'ontologie implicite de notre temps selon laquelle il n'y a de réalité qu'objective et scientifiquement connaissable. Le progrès technique qui était compris traditionnellement comme l'effet d'une découverte théorique « géniale », c'est-à-dire accomplie par un individu exceptionnel (Pasteur), a lui aussi totalement changé de nature. Par ce biais de l'activité individuelle de l'inventeur et de sa vie propre, il était rattaché aux progrès de la culture en général et appréhendé comme une de ses branches. Mais rien de tel ne se retrouve aujourd'hui dans le développement de la technique s'accomplissant comme auto-développement. On peut seulement dire: si des techniques a, b, c, sont données dont la composition est la technique d, celle-ci sera produite, inévitablement, comme leur effet assuré, peu importe par qui et où. Ainsi s'explique la simultanéité des découvertes en divers pays, leur inéluctabilité aussi. Leur application n'est pas la suite éventuelle et contingente d'un contenu théorique préalable, celui-ci est déjà une application, un dispositif instrumental, une technique. Aucune instance n’existe, d'autre part, qui serait différente de ce dispositif et du savoir scientifique matérialisé en lui pour décider s'il convient ou non de le « réaliser ». Ainsi l'univers technique prolifère-t-il à la manière d'un cancer, s'auto-produisant et s'auto-normant lui-même en l’absence de toute norme, dans sa parfaite indifférence à tout ce qui n'est pas lui - à la vie [....]
    [...] À supposer que, au sein de ce développement monstrueux de la technique moderne, l'apparition d'un procédé nouveau - la fission de l'atome, une manipulation génétique, etc. - pose une question à la conscience d'un savant, cette question sera balayée comme anachronique parce que, dans la seule réalité qui existe pour la science, il n'y a ni question ni conscience. Et si d'aventure un savant se laissait arrêter par ses scrupules - ce qui d'ailleurs n'arrive jamais parce qu'un savant est au service de la science-, cent autres se lèveraient, se sont déjà levés pour prendre le relais. Car tout ce qui peut-être fait par la science doit être fait par elle et pour elle, puisqu'il n'y a rien d'autre qu'elle et que la réalité qu'elle connaît, à savoir la réalité objective, dont la technique est l'auto-réalisation".

 

Michel Henry, La Barbarie, 1987, PUF, p. 99-100.



  "Dans la question qui nous occupe – le progrès agonise-t-il ? –, la corrélation, en négatif, avec le Moyen Âge est toutefois plus qu'un jeu de l'esprit. Elle participe du mythe puisque opposant implicitement les âges obscurs aux siècles des Lumières, le chaos d'un monde qui s'écroule à l'ordre nouveau et harmonieux qui survient sous la poussée irrésistible du progrès. Synthèse du passé et prophétie du futur, il repose sur une interprétation de l'histoire selon laquelle la société progresse lentement mais sûrement et indéfiniment dans la direction voulue.
  L'idée va prendre toute son ampleur entre 1750 et 1900. D'abord au siècle des Lumières, sous des influences diverses, qui regroupent aussi bien Turgot, ministre des finances de Louis XVI, que le marquis de Condorcet, le philosophe écossais Adam Smith ou le comte de Saint-Simon. Dans l'esprit du temps, le progrès remplace petit à petit la Providence. Qui plus est, il vient se joindre aux idées de liberté et d'égalité : à l'horizon, une société meilleure, probablement gouvernée par des scientifiques comme dans La Nouvelle Atlantide, l'utopie forgée au début du XVIIe siècle par Francis Bacon.

  Car, pour un Condorcet par exemple, le chemin qui mène à cet âge d'or est de toute évidence pavé par la science. Toutes les erreurs politiques et morales, dit-il en substance, sont fondées sur des erreurs philosophiques, elles-mêmes reliées à des erreurs scientifiques. Si, connaissant les lois, on peut prédire les phénomènes, alors, connaissant l'histoire de l'homme, on peut prédire sa destinée. A cette époque, la science est considérée comme la quête de la connaissance. Naturellement, cette quête est désintéressée ; et tout aussi évidemment, ceux qui s'y lancent sont des individus entièrement dévoués à la cause de la vérité dans sa lutte contre la superstition.
  Leur modèle est probablement inspiré par la figure légendaire de Galilée et son  procès, dont on retient, dans sa version mythifiée, qu'il a donné l'occasion au savant de prononcer les célèbres paroles  Eppur, si muove, « Et pourtant elle tourne »… On l'imagine volontiers, bougon et gavroche à la fois, faisant un discret bras d'honneur à ses inquisiteurs empourprés lui réclamant d'abjurer ses idées coperniciennes sur le mouvement de la Terre […]
  Au XIXe siècle, le progrès annexe la trilogie révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité et devient l'idée dominante garantissant scientifiquement l'avancée triomphale de l'humanité vers une société meilleure. Avec Auguste Comte et sa loi du progrès (l'amour pour principe, l'ordre pour base et le progrès pour but) se constitue l'idée d'une évolution sociale nécessairement bénéfique […]
  L'idée de progrès connaît son apogée avec Teilhard de Chardin qui se dit convaincu que « c'est sur l'idée de progrès et de foi dans le progrès que l'humanité si divisée se rassemblera. » Seulement voilà ; la guerre de Quatorze survient et, avec elle, l'Occident entre de plain-pied, comme l'écrit Paul Valéry en 1924, dans un « monde qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale ». La science s'industrialise à tout va et le monde scientifique s'adapte. Einstein dira à la fin de la guerre que, pour la plupart des nouveaux venus, « qu'ils deviennent officiers, commerçants ou scientifiques dépend des circonstances ». La démarcation entre l'  « académie » réservée aux problèmes fondamentaux, et les problèmes appliqués, techniques et pratiques, s'efface graduellement.
  Dès lors, le progrès n'est plus systématiquement considéré comme un bienfait mais comme une entreprise humaine, soumise comme toute autre à l'erreur et au doute, à la bêtise et à la corruption, comme en témoignent les sciences qui se voient accolées à la boucherie de cette « guerre des chimistes ». L'idée résiste pourtant. En 1933, et malgré la grande dépression, la foire mondiale de Chicago s'intitule « Un siècle de progrès » et porte sur son fronton une fière devise : « La science trouve, l'industrie applique, l'homme consent. » Un optimisme qui va être laminé par la Seconde Guerre mondiale, la « guerre des sorciers » (comme on l'a appelée en référence  au développement des radars et de l'électronique) et Hiroshima. Le progrès, pressent-on maintenant au-delà des cercles intellectuels, entre dans une zone incertaine […] La science campe alors prudemment sur l'idée d'une neutralité dans ses responsabilités sociales et il n'y a plus grand monde pour faire l'association, autrefois obligée, entre progrès technique et scientifique et progrès de l'humanité. Il faut dire que la position va devenir intenable : avec la thalidomide, Love Canal, Bhopal, Tchernobyl, s'égrène un chapelet de catastrophes qui viennent noircir le lumineux portrait que l'on se faisait du progrès. Dans l'esprit du temps, la connaissance objective où l'on espérait puiser sans relâche ressemble de moins en moins à une corne d'abondance et de plus en plus à la boîte de Pandore […]
  De guerre économique en lutte contre le sida ou la myopathie de Duchenne et en percée (« breakthrough ») scientifique, on part désormais au combat pour maîtriser la connaissance. Cette vision est d'autant plus paradoxale que le maître mot n'est plus aujourd'hui connaissance, mais application de la recherche, ou mieux, innovation. Peu importe d'ailleurs quelles innovations puisque personne n'a le regard suffisamment perçant pour désigner un objectif global – sauf à prononcer sinistrement qu'on n'arrête pas le progrès.
  « Aucune société ne prospère, disait Tocqueville, aucune société n'existe sans dogmes. » Sans mythes, dirions-nous ici : celui du progrès est sans doute malade d'avoir perdu sa naïveté originelle. Après tout, progressio signifie en latin cheminement vers la vertu."

 

Sven Ortoli et Nicolas Witkowski, La Baignoire d'Archimède, Petite mythologie de la science, Points-Sciences, Seuil, 1996, p. 70-74.



    "Et pourtant la science, elle aussi est imprévisible. La recherche est un processus sans fin dont on ne peut jamais dire comme il évoluera. L'imprévisible est dans la nature même de l'entreprise scientifique. Si ce que l'on va trouver est vraiment nouveau, alors c'est par définition quelque chose d'inconnu à l'avance. Il n'y a aucun moyen de dire où va mener un domaine de recherche donné. C'est pourquoi on ne peut choisir certains aspects de la science et rejeter les autres. Comme l'a souligné Lewis Thomas [1], la science, on l'a ou on ne l'a pas. Et si on l'a, on ne peut pas en prendre seulement ce que l'on aime. Il faut aussi en accepter la part d'imprévu et d'inquiétant.

    Il est donc vain d'espérer prévoir la direction que peut emprunter une science. À tout instant, on peut, en fonction de la connaissance acquise, s'imaginer ce qui va se passer dans les… disons cinq ans à venir. Mais c'est là la part la moins intéressante de la recherche, le train-train, la routine. La part véritablement intéressante, c'est celle que l'on ne peut pas prévoir. Ce qu'un inconnu, dans une cave ou un grenier, va soudain mettre en évidence, va un jour aborder avec un regard neuf, apportant un éclairage nouveau sur notre univers ou sur un petit fragment de notre univers. On peut même dire qu'en recherche fondamentale, s'il n'y a pas au départ une bonne dose d'incertitude sur les résultats d'une expérience, il n'y a guère de chance qu'il s'agisse d'une question importante. Le plus souvent, on commence avec des données quelque peu ambiguës et incomplètes. Le problème consiste à trouver des relations entre fragments d'information en apparence indépendants. Les plans d'expérience sont établis à tâtons, en se fondant sur des probabilités. Le résultat d'une expérience qui tourne comme prévu est parfois intéressant. Mais il présente en général beaucoup plus de valeur si c'est une surprise. En fait, on peut presque mesurer l'importance d'un travail scientifique à l'intensité de la surprise qu'il provoque."
 

François Jacob, La Souris, l'homme, la mouche, 1997, "L'importance de l'imprévisible", Odile Jacob, Paris, 2000, p. 22-23.

[1] The medusa and the snail, New York, The Viking Press, 1979, p. 73 (trad. fr. La Méduse et l'Escargot, Paris, Belfond, 1980).

 


Date de création : 01/06/2006 @ 14:02
Dernière modification : 21/04/2024 @ 10:24
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