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Texte à méditer :   La réalité, c'est ce qui ne disparaît pas quand vous avez cessé d'y croire.   Philip K. Dick
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L'origine et la définition de la loi

  "La loi est confondue quelquefois par ceux qui épluchent moins scrupuleusement la signification des mots avec le conseil, et quelquefois aussi avec le pacte, et avec le droit.
  Ceux-là confondent la loi avec le conseil, qui estiment que c'est le devoir d'un monarque, non seulement d'écouter ses conseillers, mais de leur obéir ; comme si c'était une chose inutile de prendre conseil, si on ne le suit pas. Mais la distinction entre le conseil et la loi doit être prise de la différence qu'il y a entre un conseil, et un commandement. Or, le conseil est une espèce d'ordonnance à laquelle toute la raison pour laquelle nous obéissons se tire de la chose même qui est ordonnée. Là où le commandement est une ordonnance à laquelle toute la raison d'obéir se tire de la volonté de celui qui commande. Car, à parler proprement, on ne dit point : « Je le veux et je l'ordonne ainsi », si on n'ajoute ensuite, « tel est notre plaisir ».

  Puis donc que l'on n'obéit pas aux lois à cause de la chose même qui y est commandée, mais en considération de la volonté du législateur, la loi n'est pas un conseil, mais un édit ou une ordonnance ; et je la définis de cette sorte. La loi est une ordonnance de cette personne (soit d'un seul homme qui gouverne, ou d'une cour) dont le commandement tient lieu de raison suffisante pour y obéir. Ainsi les commandements de Dieu sont ses lois à l'égard des hommes ; ceux de l'État à l'égard des sujets ; et en général tout ce que les plus forts ordonnent à ceux qui étant les plus faibles ne peuvent point résister, prend à leur égard la forme de loi. D'où je conclus que la loi et le conseil sont différents en diverses façons. Car celle-là appartient à celui qui a puissance sur ceux auxquels elle est donnée ; et ce dernier est d'une personne qui n'a aucune autorité sur celui lequel il conseille.
  On est obligé de faire par devoir ce que la loi commande ; mais on a son franc arbitre en ce que le conseil ordonne. Celui-ci tend à la fin et se propose d'avancer les desseins de ceux auxquels on le donne mais la loi ne vise qu'au but de celui qui commande. On ne se mêle de conseiller que ceux qui désirent entendre quelques avis ; mais souvent on impose des lois à ceux qui sont bien marris de les recevoir. Enfin, nous pouvons remercier et démettre de leur charge ceux qui nous conseillent, quand bon nous semble : mais le droit de faire des lois n'est pas ôté au législateur au gré de ceux qui les reçoivent.
  Ceux-là confondent la loi avec le pacte, qui estiment que les lois ne sont autre chose, que des conclusions reçues, ou des façons de vivre déterminées par le commun consentement des hommes. Aristote est de ceux-là quand il définit la loi de cette sorte : La loi est une conclusion prise et arrêtée du commun consentement de tout le public, enseignant de quelle façon il se faut comporter en chaque occurrence.
  
Mais cette définition ne regarde pas tant la loi en général, que la loi civile [humaine] en particulier. Car, il est bien manifeste que les lois divines et les lois naturelles ne sont pas venues du consentement des hommes, vu que, si cela était, elles pourraient être abrogées par ce même consentement ; et toutefois elles sont immuables.
  Je passe plus avant et je dis que cette définition d'Aristote n'est pas une bonne définition de la loi civile [humaine], car en cet endroit là, par le public ou l'État, on entend une personne civile, qui n'a qu'une seule volonté, ou une multitude de personnes dont chacune a l'usage de sa volonté particulière. Si c'est au premier sens qu'on le prend, ces termes, du commun consentement, sont hors de saison ; car une personne seule n'a pas un consentement commun et il ne fallait pas ajouter enseignant, mais plutôt commandant de quelle façon il se faut comporter en chaque rencontre ; car l'État commande à ses sujets ce qu'elle leur enseigne. Il a donc entendu par le public, une multitude de personnes qui d'un commun consentement désignent par écrit, et confirment par leurs suffrages, la manière en laquelle ils auront à vivre dorénavant.
  
Or, que sont autre chose ces formules qu'ils se prescrivent, que des pactes mutuels qu'ils se font, et qui n'obligent personne, ni ne sont des lois, qu'après l'établissement d'une puissance souveraine, qui contraigne ceux qui viendraient à les enfreindre et qui en mépriseraient la promulgation ? De sorte que, selon la définition d'Aristote, les lois ne seraient autre chose que des nues et invalides conventions, dont la force ne sortirait à effet que lorsque l'État recouvrerait l'usage de son autorité suprême, et qui ne seraient érigées en vraies lois que quand il plairait au souverain. Il a donc confondu les pactes avec les lois ; ce qu'il ne devait pas faire, car le pacte est une promesse et la loi est un commandement ; en un pacte l'on dit, je ferai et en une loi l'on ordonne de faire : par les contrats nous sommes obligés ; et par les lois nous sommes attachés à notre obligation.
  Le contrat oblige de soi-même ; mais la loi n'oblige qu'en vertu du pacte général de rendre obéissance. C'est pourquoi en une convention, avant que de s'obliger, on détermine ce qu'il faut faire ; mais en une loi l'obligation précède, c'est-à-dire, l'on promet d'obéir avant que l'on sache ce qu'il faudra faire. Ce qui me persuade qu'Aristote eût mieux fait de définir la loi civile de cette sorte : la loi civile est une conclusion définie par la volonté de l'État, commandant ce qu'il faut faire ; ce qui tombe dans la définition que j'ai apportée ci-dessus chapitre VI, article IX, à savoir, que les lois civiles sont des ordonnances ou des édits que le souverain a publiés pour servir dorénavant de règle aux actions des particuliers. […]
  Ceux-là confondent la loi avec le droit, qui continuent à faire ce que le droit divin permet, quoique la loi civile le défende. À la vérité, celle-ci ne peut pas permettre ce que l'autre défend, ni interdire ce dont elle accorde la permission. Mais rien n'empêche que la loi civile ne défende ce qui est permis par le droit divin ; car les lois subalternes et inférieures peuvent restreindre la liberté que les plus hautes ont laissée, quoiqu'elles ne puissent pas l'élargir.
  Or, est-il que la liberté naturelle que les lois ont laissée, plutôt qu'établie, est un droit : car, sans elles, cette liberté demeurerait tout entière ; mais la loi naturelle et la divine lui ont donné la première restriction ; les lois civiles la restreignent encore davantage ; et ce que celles-ci omettent, peut derechef être limité par les constitutions particulières des villes et des républiques. Il y a donc une grande différence entre la loi et le droit ; la loi est un lien, le droit est une liberté, et ce sont choses diamétralement opposées."

 

Thomas Hobbes, Du citoyen, 1642, chapitre XIV, § 1-3, tr. fr. Samuel Sorbière, GF, 1982, p. 242-245.


 

  "Il est manifeste que la loi, en général, n'est pas un conseil, mais un commandement ; non pas le commandement que n'importe qui adresse à n'importe qui, mais seulement de celui dont le commandement est adressé à quiconque est préalablement obligé de lui obéir. Pour ce qui est de la loi civile, il ne s'ajoute à cela que le nom de la personne qui commande, laquelle est persona civitatis, la personne de l'État.
  Cela dit, je définis la loi civile : la LOI CIVILE est les règles que l'État a commandées à tout sujet, par des mots ou par écrit, ou par un autre signe suffisant de la volonté, afin qu'il en fasse usage pour distinguer le droit du tort [for the Dinstinction of Right, and Wrong], autrement dit ce qui est contraire et ce qui n'est pas contraire à la règle.

  Il n'y a rien dans cette définition qui, à première vue, ne soit évident. Chacun voit, en effet, que certaines lois sont adressées à tous les sujets en général, certaines provinces particulières, certaines concernent des activités particulières, et d'autres concernent certaines personnes ; par conséquent, elles sont des lois pour tous ceux à qui le commandement s'adresse, et à personne d'autre. On voit aussi que les lois sont les règles du juste et de l'injuste, rien n'étant réputé injuste si ce n'est pas contraire à une certaine loi. De même, on voit que personne ne peut faire de loi, sauf l'État, car notre sujétion est à l'État seulement, et que les commandements doivent être signifiés par des signes suffisants, parce que, autrement on ne saurait pas comment leur obéir".

 

Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, Livre II, § 26, p. 406-407.


 

    "[…] communément l'on n'entend pas par la loi autre chose qu'un commandement, que les hommes peuvent également exécuter ou négliger, attendu qu'il astreint la puissance de l'homme dans des limites déterminées au-delà desquelles cette puissance s'étend, et ne commande rien qui dépasse ses forces ; il semble donc que l'on doive définir la loi particulièrement comme une règle de vie que l'homme s'impose à lui-même ou impose à d'autres pour une fin quelconque. Toutefois, comme la vraie fin des lois n'apparaît d'ordinaire qu'à un petit nombre et que la plupart des hommes sont à peu près incapables de la percevoir, leur vie n'étant d'ailleurs rien moins que conforme à la Raison, les législateurs ont sagement institué une autre fin bien différente de celle qui suit nécessairement de la nature des lois ; ils promettent aux défenseurs des lois ce que le vulgaire aime le plus, tandis qu'ils menacent leurs violateurs de ce qu'il redoute le plus. Ils se sont ainsi efforcés de contenir le vulgaire dans la mesure où il est possible de le faire, comme on contient un cheval à l'aide d'un frein. De là une conséquence qu'on a surtout tenu pour loi une règle de vie prescrite aux hommes par le commandement d'autres hommes, si bien que, suivant le langage courant, ceux qui obéissent aux lois, vivent sous l'empire de la loi et qu'ils semblent asservis. Il est très vrai que celui qui rend à chacun le sien par la crainte du gibet, agit par le commandement d'autrui et est contraint par le mal qu'il redoute ; on ne peut dire qu'il soit juste ; mais celui qui rend à chacun le sien parce qu'il connaît la vraie raison des lois et leur nécessité, agit en constant accord avec lui-même et par son propre décret, non par le décret d'autrui ; il mérite donc d'être appelé juste.
 

Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, chapitre IV, trad. C. Appuhn, GF, p. 86-87.


 

    "La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine.Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre. Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi, ou qu'on veut établir ; soit qu'elles le forment, comme font les lois politiques ; soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois civiles. Elles doivent être relatives au physique du pays ; au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer. C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce que l'on appelle l'esprit des lois".
 

Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748, I, 3.

  "À considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle les lois de la justice sont vaines parmi les hommes elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet. Dans l'état de nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis, je ne reconnais pour être à autrui que ce qui m'est inutile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil où tous les droits sont fixés par la loi.
  Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi ?

  […] quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même, et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi.
  Quand je dis que l'objet des lois est toujours général j'entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière. Ainsi la loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais elle n'en peut donner nommément à personne ; la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner même les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels pour y être admis ; elle peut établir un gouvernement royal et une succession héréditaire, mais elle ne peut élire un roi ni nommer une famille royale ; en un mot toute fonction qui se rapporte à un objet individuel n'appartient point à la puissance législative.
  Sur cette idée on voit à l'instant qu'il ne faut plus demander à qui il appartient de faire des lois, puisqu'elles sont des actes de la volonté générale ; ni si le Prince est au-dessus des lois,puisqu'il est membre de l'État ; ni si la loi peut être injuste, puisque nul n'est injuste envers lui-même, ni comment on est libre et soumis aux lois, puisqu'elles ne sont que des registres de nos volontés."
 

Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1762, Livre II, chapitre 6, Hatier, coll. "Les classiques de la philosophie, 1999, p. 44-46.


 

    "Tout commence par une interprétation erronée du mot « loi ». Dans la pratique, on entend par là une règle par laquelle l'État prescrit un comportement déterminé à ses membres. Ces prescriptions contredisent souvent les désirs naturels des individus (si ce n'était pas le cas, elles n'auraient pas besoin d'être prescrites), et tandis que certains ne s'y conforment donc effectivement pas, les autres qui s'y tiennent les ressentent comme une contrainte. Et c'est un fait que l'État, par des sanctions spécifiques (punitions), contraint les citoyens à concilier leurs désirs avec ce que prescrivent les lois.
    Dans la science de la nature, dans la théorie, le mot « loi » signifie tout autre chose. La loi de la nature n'est pas une prescription disant comment une chose quelconque doit se comporter, mais une formule qui décrit la manière dont quelque chose se comporte effectivement. Les deux types de « lois » n'ont en commun que d'être habituellement l'une et l'autre exprimées par une formule. Elles n'ont pour le reste absolument rien à voir l'une avec l'autre et il est extrêmement fâcheux que l'on utilise le même mot pour deux choses aussi différentes – et encore plus fâcheux que les philosophes se soient si lourdement laissés induire en erreur par l'usage de ce mot. Dans la mesure où les lois de la nature ne sont que des descriptions de ce qui arrive, il ne saurait dans leur cas être question d'une « contrainte ». Les lois de la mécanique céleste ne prescrivent pas aux planètes comment elles doivent se mouvoir, comme si les planètes désiraient au fond se mouvoir tout autrement et n'étaient contraintes que par ces maudites lois de Kepler à rester dans leurs orbites habituelles ; non, ces lois ne « contraignent » en aucune manière les planètes, mais énoncent seulement ce qu'elles font".

 

Moritz Schlick, Questions d'éthique, 1930, VII, 2, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, p. 128.


 

    "Le cas de conscience d'Eichmann est évidemment complexe, mais il n'est nullement exceptionnel et difficilement comparable à celui des généraux allemands qui comparurent devant le tribunal de Nuremberg. L'on posa, à l'un de ces généraux, la question " Comment est-il possible que vous tous généraux honorables, vous ayez continué à servir un assassin aussi loyalement, sans poser la moindre question ? " L'interrogé, le général Alfred Jodl, qui fut pendu à la fin du procès, répondit que "ce n'est pas à un soldat de juger son chef suprême. C'est à l'Histoire de le faire, ou à Dieu ". Eichmann, beaucoup moins intelligent que Jodl et presque sans instruction, savait obscurément que ce n'était pas un ordre mais une loi qui les avait tous transformés en criminels. La différence entre un ordre et la parole du Führer, c'est que la validité d'un ordre est limité dans le temps, dans l'espace, alors que la parole du Führer ne l'est pas. C'est pourquoi l'ordre du Führer ne l'est pas. C'est pourquoi l'ordre du Führer concernant la Solution finale fut suivi d'une pléthore de règles et de directives, toutes élaborées par des avocats spécialisés et des conseillers juridiques, et non par des administrateurs. Contrairement aux ordres ordinaires, cet ordre était considéré comme une loi. Inutile d'ajouter que ce fatras juridique n'est pas seulement un symptôme de la pédanterie, ni de la manie de la perfection, propres aux Allemands. Il avait sa raison d'être : donner à toute l'affaire une apparence de légalité.

    Dans les pays civilisés, la loi suppose que la conscience de chacun lui dise : " Tu ne tueras point ", même si chacun a, de temps à autre, des penchants ou des désirs meurtriers. Par contre, la loi du pays d'Hitler exigeait que la conscience de chacun lui dise : " Tu tueras ", même si les organisateurs des massacres savaient parfaitement que le meurtre va à l'encontre des penchants et des désirs de la plupart des gens. Dans le Troisième Reich, le mal avait perdu cet attribut par lequel on le reconnaît généralement : celui de la tentation. De nombreux Allemands, de nombreux nazis, peut-être même l'immense majorité d'entre eux, ont dû être tentés de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas laisser leurs voisins partir pour la mort (car ils savaient, naturellement, que c'était là le sort réservé aux Juifs, même si nombre d'entre eux ont pu ne pas en connaître les horribles détails) et de ne pas devenir les complices de ces crimes en en bénéficiant. Mais Dieu sait s'ils ont vite appris à résister à la tentation."


Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, 1963, trad. A. Guérin, Gallimard, "Folio Histoire", pp. 244-245, Quarto Gallimard, 2005, p. 1162-1163.


 

  "Les sanctions, qui accompagnent les lois sans néanmoins en constituer l'essentiel, visent particulièrement les citoyens qui, sans refuser leur accord ou leur soutien, voudraient que des exceptions interviennent en leur faveur ; le voleur entend bien que le gouvernement protège les biens qu'il vient récemment de s'approprier. On a remarqué que, dans les premiers systèmes juridiques, il n'était pas question de sanctions. Le châtiment du contrevenant était l'exil, soit la mise hors la loi ; le criminel, en violant la loi, se plaçait hors de la communauté qu'elle avait instituée.
  Passerin d'Entrèves tenant compte de la complexité du droit, y compris le droit étatique, a précisé qu' « il existe certainement des règles qui sont "directives" plutôt qu' "impératives", qui sont "acceptées" plutôt qu'elles ne sont "imposées" et dont les "sanctions" ne consistent pas nécessairement dans la possibilité de l'usage de la force par un "souverain" ». Il a comparé ce genre de lois « aux règles d'un jeu, ou à celles d'un club, ou bien à celles de l'Église ». Et « si je m'y soumets, c'est parce que, pour moi, contrairement à d'autres parmi mes concitoyens, ces règles sont "valables"... ».
  Il me semble qu'il serait possible de pousser plus loin cette comparaison entre la loi et les « règles du jeu ». Car l'important n'est pas le fait que je me soumette volontairement à ces règles, ou que je reconnaisse leur validité théorique, mais que pratiquement je ne puisse pas prendre part au jeu sans m'y conformer ; l'acceptation de la règle résulte de mon désir de jouer, et les hommes n'existant qu'en groupe, ce désir de jouer équivaut à celui de vivre. Tout homme naît dans une communauté où existent des lois auxquelles il « obéit », en premier lieu parce qu'il n'y a pas pour lui d'autre façon de participer au grand jeu du monde. Nous pouvons, comme le révolutionnaire, souhaiter changer les règles du jeu, ou encore, comme le criminel, souhaiter qu'il y ait, pour nous, des exceptions ; mais les rejeter par principe n'a pas seulement le sens d'une « désobéissance » mais celui d'un refus de faire partie de la communauté humaine. Le fameux dilemme : ou la validité de la loi est absolue et requiert, pour sa légitimation, l'existence d'un législateur divin et immortel, ou elle n'est qu'un commandement, soutenu uniquement par la violence, monopole de l'État, est purement illusoire. Toutes les lois sont « directives » plutôt qu' « impératives ». Elles dirigent les rapports humains, comme les règles dirigent le cours du jeu. Et l'ultime garantie de leur validité réside dans l'ancienne maxime romaine : Pacta sunt servanda [Les traités doivent être respectés]."

 

Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, Appendices, XI, tr. Fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 200-201.


 

    "Le pouvoir politique ne commence pas quand cesse la guerre. L'organisation, la structure juridique du pouvoir, des États, des monarchies, des sociétés a son principe là où cesse le bruit des armes. La guerre n'est pas conjurée. D'abord, bien sûr, la guerre a présidé à la naissance des États : le droit, la paix, les lois sont nés dans le sang et la boue des batailles. Mais par là il ne faut pas entendre des batailles idéales, des rivalités telles que les imaginent les philosophes ou les juristes : il ne s'agit pas d'une sorte de sauvagerie théorique [1]. La loi ne naît pas de la nature, auprès des sources que fréquentent les premiers bergers ; la loi naît des batailles réelles, des victoires, des massacres, des conquêtes qui ont leur date et leur héros d'horreur ; la loi naît des villes incendiées, des terres ravagées ; elle naît avec les fameux innocents qui agonisent dans le jour qui se lève.

Mais cela ne veut pas dire que la société, la loi et l'État soient comme l'armistice dans ces guerres, ou la sanction [2] définitive des victoires. La loi n'est pas pacification, car sous la loi, la guerre continue à faire rage à l'intérieur de tous les mécanismes de pouvoir, même les plus réguliers. C'est la guerre qui est le moteur des institutions et de l'ordre : la paix, dans le moindre de ses rouages, fait sourdement la guerre. Autrement dit, il faut déchiffrer la guerre sous la paix : la guerre, c'est le chiffre. Nous sommes donc en guerre entière, continûment et en permanence, et c'est ce front de bataille qui place chacun de nous dans un camp ou un autre. Il n'y a pas de sujet neutre. On est forcément l'adversaire de quelqu'un."

 

 

 

Michel Foucault, "Il faut défendre la société", Cours au collège de France (21 janvier 1976), Éd. du Seuil/Gallimard, coll. Hautes Études, 1997.

 


[1] Sauvagerie théorique : l'auteur fait allusion aux juristes et philosophes qui, à partir du XVIIe siècle, proposent une théorie du droit naturel selon laquelle un état de nature conflictuel entre des hommes non civilisés et libres a précédé la mise en place de la société civile et des lois.
[2] Sanction : résultat.

 


 

    "On connaît la longue histoire du concept de loi. Son acception moderne (le sens de loi scientifique) ne paraît que dans les travaux des physiciens et des philosophes du XVIe et du XVIIe siècle. Et même alors elle porte encore en elle les traits de son passé. Avant de prendre le nouveau sens d'une relation constante entre des variables phénoménales [1], c'est-à-dire avant de se rapporter à la pratique des sciences expérimentales modernes, la loi appartenait au monde de la religion, de la morale et de la politique. Elle était, dans son sens, imprégnée d'exigences issues des relations humaines. La loi supposait donc des êtres humains, ou des êtres à l'image de l'homme, [...]. La loi était commandement. Elle voulait donc une volonté pour ordonner et des volontés pour obéir. Un législateur et des sujets. La loi possédait en outre de ce fait la structure de l'action humaine consciente : elle avait une fin, elle désignait un but, en même temps qu'elle en exigeait l'atteinte. Pour les sujets qui vivaient sous la loi, elle offrait l'équivoque de la contrainte et de l'idéal. C'est ce sens et ses harmoniques qu'on voit dominer exclusivement la pensée médiévale, de saint Augustin à saint Thomas. La loi ayant une seule structure, on pouvait parler de loi divine, de lois naturelles, de lois positives (humaines) dans un même sens. Dans tous les cas, on rencontrait une même forme de commandement et de fin. La loi divine dominait toutes les lois. Dieu avait donné ses ordres à la nature tout entière et aux hommes, et, ce faisant, leur avait fixé leurs fins. Les autres lois n'étaient que l'écho de ce commandement originaire, répété et atténué dans l'univers entier, la communion des anges, les sociétés humaines, la nature. On sait que c'est un travers de ceux qui donnent des ordres, au moins dans certains corps, d'aimer qu'on les répète."

 

Louis Althusser, Montesquieu, La politique et l'histoire, PUF, « Quadrige », 1985, p. 28-29. 


 [1] Phénoménales : de l'ordre des phénomènes de l'expérience.



  "Les lois relatives à ce qui est permis et ce qui est interdit sont de natures très diverses :
L1 : les unes sont des lois physiques ; ce sont celles qui gouvernent le comportement des corps inanimés (exemple : un être organique ne peut subsister intact à une température de 500°) ;

L2 : d'autres sont de caractère biologique (exemple : un homme ne peut courir 100 mètres en 2 secondes) ;
L3 : d'autres sont de caractère social : lorsqu'elles sont explicitement définies, c'est principalement par les textes légaux et les codes déterminant les frontières du comportement humain ;
L4 : d'autres sont de caractère moral ; elles traduisent des incapacités observables chez un grand nombre d'individus appartenant à un groupe social donné et soumis à des motivations diverses ;
L5 : d'autres enfin sont de caractère statistique : elles traduisent des habitudes ou des comportements probables."

 

Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, L'Harmattan, 1998, p. 49.
 


Date de création : 13/10/2006 @ 19:42
Dernière modification : 25/11/2025 @ 13:15
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