"Quelle force dans la mémoire ! C'est un je ne sais quoi, digne d'inspirer un effroi sacré, ô mon Dieu, que sa profondeur, son infinie multiplicité ! Et cela, c'est mon esprit ; et cela, c'est moi-même ! Que suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle est mon essence ? Une vie variée, multiforme, d'une immensité prodigieuse.
Voyez, il y a dans ma mémoire des champs, des antres, des cavernes innombrables, peuplées à l'infini d'innombrables choses de toute espèce, qui y habitent, soit en images seulement, comme pour les corps ; soit en elles-mêmes, comme pour les sciences ; soit sous forme de je ne sais quelles notions ou notations, comme pour les affections de l'âme, que la mémoire retient, alors même que l'âme ne les éprouve plus, quoiqu'il n'y ait rien dans la mémoire qui ne soit dans l'esprit. À travers tout ce domaine, je cours de ci de là, je vole d'un côté puis de l'autre, je m'enfonce aussi loin que je peux : de limites nulle part ! Tant est grande la puissance de la mémoire, tant est grande la puissance de la vie chez l'homme, qui ne vit que pour mourir !"
Augustin, Confessions, Livre X, chapitre 16.
"Grande est la puissance de la mémoire ! Il y a un je ne sais quoi d'effrayant, ô mon Dieu, dans sa profonde et infinie multiplicité. Et cela, c'est l'esprit ; et cela, c'est moi-même ! Que suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle est ma nature ? Une vie variée, qui revêt mille formes et immense étonnamment.
Voyez ce qu'il y a dans ma mémoire : des champs, des antres, des cavernes innombrables, tout cela rempli à l'infini de toute espèce de choses, innombrables aussi. Les unes y figurent en images, c'est le cas de tous les corps ; les autres, comme les sciences, y sont réellement présentes ; d'autres encore y sont sous la forme de je ne sais quelles notions ou notations : ce sont les états affectifs de l'âme, que la mémoire conserve, alors que l'âme ne les ressent plus, bien que tout ce qui est dans la mémoire soit aussi dans l'âme.
Je parcours en tout sens ce monde intérieur, j'y vole de-ci de-là, j'y pénètre aussi loin que possible, sans rencontrer de limites. Tant est grande la force de la mémoire, tant est grande la force de la vie chez l'homme, ce vivant condamné à mourir !"
Augustin, Confessions, Livre X, chapitre 16, tr. fr. Joseph Trabucco, GF, 1964, p. 220.
"Une femme avait perdu une drachme et la cherchait avec sa lanterne. Elle ne l'aurait pas trouvée si elle ne s'en était plus souvenue. Quand bien même elle l'aurait trouvée, comment aurait-elle sur que c'était celle-là même qu'elle cherchait, si elle n'en avait pas eu le souvenir ? Je me rappelle avoir cherché et retrouvé maints objets perdus ; et je sais qu'au cours de ma recherche, lorsqu'on me demandait : « Peut-être est-ce ceci ? » « Ne serait-ce pas cela ? » je répondais : « Non » tant qu'on ne me présentait pas ce que je cherchais. Si je n'avais pas conservé le souvenir de l'objet perdu, quel qu'il fût, on aurait eu beau me le présenter, je ne l'aurais pas retrouvé, ne l'ayant pas reconnu. Il en est toujours ainsi, lorsque nous cherchons et retrouvons un objet perdu. Si une chose disparaît de nos yeux sans disparaître de notre mémoire — tel objet matériel et visible qu'il vous plaira — nous gardons en nous son image et nous le cherchons jusqu'à ce qu'il soit rendu à nos regards. Retrouvé, il est reconnu d'après cette image intérieure. Et nous ne disons pas que nous avons retrouvé une chose égarée, si nous ne la reconnaissons pas ; or nous ne pouvons pas la reconnaître, sans nous en souvenir. Elle avait sans doute disparu de nos yeux, mais notre mémoire la gardait."
Augustin, Confessions, Livre X, chapitre 18, tr. fr. Joseph Trabucco, GF, 1964, p. 221-222.
"Je crois qu'on a tort de qualifier d'illusion la sensation du « déjà vu et déjà éprouvé ». Il s'agit réellement, dans ces moments-là, de quelque chose qui a déjà été éprouvé; seulement, ce quelque chose ne peut faire l'objet d'un souvenir conscient, parce que l'individu n'en a jamais eu conscience. Bref, la sensation du « déjà vu » correspond au souvenir d'une rêverie inconsciente. Il y a des rêveries (rêves éveillés) inconscientes, comme il y a des rêveries conscientes, que chacun connaît par sa propre expérience.
Je sais que le sujet mériterait une discussion approfondie; mais je ne donnerai ici que l'analyse d'un seul cas de « déjà vu », et encore parce que la sensation a été remarquable par son intensité et sa durée. Une dame, aujourd'hui âgée de 37 ans, prétend se rappeler de la façon la plus nette qu'étant venue, à l'âge de 12 ans et demi, en visite chez des amies habitant la campagne, elle eut la sensation, en entrant pour la première fois dans le jardin, d'y avoir déjà été. La même sensation se renouvela, lorsqu'elle entra dans les appartements, de sorte qu'elle savait d'avance quelle pièce serait la suivante, quel coup d'œil on aurait de cette pièce, etc. Il résulte de tous les renseignements recueillis que c'était bien pour la première fois qu'elle voyait et la maison et le jardin. La dame qui racontait cela, n'en cherchait pas l'explication psychologique, mais voyait dans la sensation qu'elle avait éprouvée alors un pressentiment prophétique du rôle que ces amies devaient jouer plus tard dans sa vie affective. Mais en réfléchissant aux circonstances dans lesquelles s'est produit ce phénomène, nous trouvons facilement les éléments de son explication. Lorsque cette visite fut décidée, elle savait que ces jeunes filles avaient un frère unique, gravement malade. Elle put le voir pendant son séjour là-bas, lui trouva très mauvaise mine et se dit qu'il ne tarderait pas à mourir. Or, son unique frère à elle avait eu, quelques mois auparavant, une diphtérie grave; pendant sa maladie, elle fut éloignée de la maison et séjourna pendant plusieurs semaines chez une parente. Elle croit se rappeler que son frère l'avait accompagnée dans cette visite à la campagne; elle pense même que ce fut sa première grande sortie après sa maladie. Ses souvenirs sur ces points sont d'ailleurs singulièrement vagues, alors qu'elle se rappelle parfaitement tous les autres détails, et notamment la robe qu'elle portait ce jour-là. Il suffit d'un peu d'expérience pour deviner que l'attente de la mort de son frère a alors joué un grand rôle dans la vie de cette jeune fille et que cette attente n'a jamais été consciente, ou bien a subi un refoulement énergique a la suite de l'heureuse issue de la maladie. Dans le cas contraire (si son frère était mort), elle aurait été obligée de mettre une autre robe, et notamment une robe de deuil. Elle retrouve chez ses amies une situation analogue : un frère unique, en danger de mort (il est d'ailleurs mort peu après). Elle aurait dû se souvenir consciemment qu'elle s'était trouvée elle-même dans cette situation quelque mois auparavant; niais empêchée d'évoquer ce souvenir, parce qu'il était refoulé, elle a transféré sa sensation de souvenir à la maison et an jardin, ce qui lui fit éprouver un sentiment de « fausse reconnaissance », l'illusion d'avoir déjà vu tout cela. Nous pouvons conclure du fait du refoulement que l'attente où elle se trouvait à l'époque de voir son frère mourir avait presque le caractère d'un désir capricieux : elle serait alors restée l'enfant unique. Au cours de la névrose dont elle fut atteinte ultérieurement elle était obsédée de la façon la plus intense par la crainte de voir ses parents mourir, crainte derrière laquelle l'analyse a pu, comme toujours, découvrir un désir inconscient ayant le même contenu.
En ce qui concerne les quelques rares et rapides sensations de « déjà vu » que j'ai éprouvées moi-même, j'ai toujours réussi à leur assigner pour origine les constellations affectives du moment. « Il s'agissait chaque fois du réveil de conceptions et de projets imaginaires (inconnus et inconscients) qui correspondait, chez moi, au désir d'obtenir une amélioration de ma situation. »"
Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, 1904, Petite Bibliothèque Payot, 1986, p. 283-285.
"À l'essence du souvenir appartient de façon primaire d'être conscience de l'être-qui-a-été-perçu. Quand je me souviens intuitivement d'un processus externe, j'ai de lui une intuition reproductrice. Et c'est une reproduction thétique. Mais nous avons nécessairement conscience de cette reproduction externe grâce à une reproduction interne. Il faut que soit reproduite une apparition externe en qui le processus extérieur est donné dans un mode déterminé d'apparition. L'apparition externe, en tant que vécu, est une unité de la conscience interne, et à la conscience interne correspond la reproduction interne. Mais il y a pour la reproduction d'un processus deux possibilités : il se peut que la reproduction interne soit thétique, et donc que l'apparition du processus soit posée dans l'unité du temps immanent ; ou bien il se peut que la reproduction externe elle aussi soit thétique et qu'elle pose le processus temporel en question dans le temps objectif, mais non l'apparition elle-même comme processus du temps interne, et pas davantage par conséquent le courant constitutif du temps dans l'unité du courant vécu dans son ensemble.
Le souvenir n'est donc pas sans plus souvenir d'une perception antérieure. Mais puisque le souvenir d'un processus antérieur inclut la reproduction des apparitions en qui il est venu se donner, à tout moment est aussi possible un souvenir de la perception antérieure du processus (une réflexion dans le souvenir, qui vient nous donner la perception antérieure). L'ensemble de la conscience antérieure est reproduit, et ce qui est reproduit ale caractère de la reproduction et du passé.
Rendons-nous clairs ces rapports sur un exemple : je me souviens du théâtre illuminé - cela ne peut pas signifier : je me souviens d'avoir perçu le théâtre. Sinon cette dernière phrase signifierait : je me souviens d'avoir perçu que j'ai perçu le théâtre, etc. Je me souviens du théâtre illuminé, cela signifie : « en mon for intérieur » je vois le théâtre illuminé comme passé. Dans le maintenant je vois le non-maintenant. La perception constitue le présent. Pour qu'un maintenant se tienne comme tel devant mes yeux, je dois percevoir. Pour me représenter intuitivement un maintenant, je dois accomplir une perception « en image », re-présentativement modifiée. Mais non de telle sorte que je me représente la perception ; de telle sorte au contraire que je me représente le perçu, ce qui apparaît en elle comme présent. Le souvenir implique donc réellement une reproduction de la perception antérieure, mais le souvenir n'est pas, au sens propre, une représentation de cette dernière ; la perception n'est pas visée et posée dans le souvenir, mais sont visés et posés l'objet de la perception et son maintenant, objet qui est de plus posé en relation avec le maintenant actuel. Je me souviens du théâtre illuminé d'hier, cela veut dire : j'accomplis une « reproduction » de la perception du théâtre, et alors le théâtre flotte devant moi dans la représentation comme un présent, c'est lui que je vise, mais à la fois j’appréhende ce présent comme se trouvant en arrière par rapport au présent actuel des perceptions présentes actuelles. Naturellement il reste évident que la perception du théâtre était, que j'ai perçu le théâtre. Le remémoré apparaît comme ayant été présent, et ce de façon immédiatement intuitive ; et il apparaît ainsi grâce au fait qu'apparaît intuitivement un présent qui est à distance du présent actuel. De ces deux présents, celui-ci se constitue dans la perception réelle, et celui-là, qui apparaît intuitivement, la représentation intuitive du non-maintenant, se constitue dans une réplique de perception, dans une « re-présentation de la perception antérieure », en qui le théâtre vient se donner « quasi-maintenant ». Il ne faut donc pas comprendre cette re-présentation de la perception du théâtre au sens que j'y viserais, en la vivant, l'acte de percevoir, mais au sens que j'y vise l'être-présent de l'objet perçu"
Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, 1904-1905, § 28, PUF, 1964, p. 76-78.
"D'une certaine façon tout souvenir clair a une légitimité primitive, immédiate : considéré en soi il « pèse » quelque chose, que ce soit beaucoup ou peu, il a un « poids ». Mais il n'a qu'une légitimité relative, imparfaite. Si l'on considère ce qu'il présentifie, disons une chose passée, il enveloppe un rapport au présent actuel. Il pose le passé, mais, en même temps que lui, il pose nécessairement un horizon, de façon aussi vague, aussi obscure et indéterminée que l'on voudra ; une fois porté à la clarté et à la distinction thétique, cet horizon devrait se laisser expliciter en une chaîne de souvenirs opérés de façon thétique, et ceux-ci aboutiraient à des perceptions actuelles, au hic et nunc actuel. Il en est de même de tous les souvenirs en notre sens très large, rapporté à tous les modes du temps.
On ne peut méconnaître que ces propositions expriment des évidences éiditiques. Elles signalent les relations dont l'établissement permettrait d'élucider le sens et le type de vérification dont chaque souvenir est capable et don elle a « besoin ». Le souvenir se renforce à mesure qu'on avance, de souvenir en souvenir, le long de la chaîne des souvenirs susceptibles de rendre le premier plus distinct et dont le terme ultime vient se confondre avec le présent de perception. Le renforcement est jusqu'à un certain point réciproque, les poids des divers souvenirs sont fonctionnellement dépendants les uns des autres ; enchaîné avec d'autres, chaque souvenir prend une force croissante, à mesure que ses liaisons s'étendent ; il a une force supérieure à celle qu'il aurait dans une chaîne plus courte, ou s'il restait isolé. Or quand l'explication est poussée jusqu'au maintenant actuel, quelque rayon venant de la lumière de la perception et de son évidence rejaillit sur toute la série.
On pourrait même dire ceci : la rationalité, la légitimité du souvenir est secrètement empruntée à la force de la perception ; elle fait sentir son efficacité à travers toute confusion et toute obscurité, même si la perception « manque sa pleine consommation »."
Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Quatrième section, Chapitre II, § 141, trad. Paul Ricoeur, p. 293-294 de l'édition allemande, tel Gallimard, p. 474-475.
"Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de l'intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt, cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à la disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.[…]
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit.
Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé."
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, 1913, Pléiade p. 44-46.
"Tous les psychologues ont essayé de préciser les critères qui distinguent le souvenir de l'image perçue comme présente. Mais ce problème se pose différemment selon la profondeur d'évocation du souvenir, profondeur qui connaît bien des degrés. Demandons-nous seulement à la mémoire un renseignement d'ordre intellectuel, pour préciser un récit ou une argumentation, elle nous le fournit sans que nous ayons presque eu la sensation de rien évoquer de nous-mêmes. En quelle année étais-je externe à l'hôpital Lariboisière ? me demandé-je par exemple. Voyons, c'était deux ans après la mort de ma sœur, c'est-à-dire en 1911. La mort de ma sœur n'intervient là que comme équivalent de la date 1909. C'est le degré sec de l'évocation.
Que si nous nous abandonnons à une rêverie, ou si nous sommes engagés dans une conversation intime, le souvenir redevient jusqu'à un certain point l'état passé, avec les formes, les couleurs, les sons, les odeurs et l'atmosphère sentimentale. Mais jusqu'à un certain point seulement, c'est à ce second degré d'évocation (degré émouvant) que le souvenir a ses caractères classiques d'étrangeté et de poésie, les caractères indéfinissables qui le distinguent de la perception présente.
Mais si, nous obstinant dans notre fouille du passé, nous atteignons le troisième degré d'évocation (degré angoissant), le passé revit véritablement dans toute son intensité ; et alors apparaît, même pour un souvenir d'espèce agréable, une douleur poignante, comparable malgré son caractère passager, à l'état de deuil aigu, parce qu'elle consiste vraisemblablement dans le contraste entre la présence réelle endopsychique du passé et son irrémédiable inexistence objective."
Édouard Pichon, "Essai d'étude convergente des problèmes du temps", Journal de Psychologie, 1931. 1-2.
"Il faut […] distinguer, en ce qu'on appelle mémoire, deux opérations bien différentes et opposées, dont l'une est passion et l'autre action spirituelle. La mémoire est ce par quoi le passé revient et ce par quoi nous le reconnaissons et le localisons. Elle comprend nos souvenirs et notre attitude vis-à-vis de nos souvenirs. Elle est ce qui conserve le souvenir et nous le présente, elle est ce par quoi nous le rapportons au passé. La mémoire suppose, à titre de matière, un retour involontaire du souvenir que nous ne pouvons expérimenter que comme passion. Mais la reconnaissance et la localisation, loin de prolonger le rappel, s'y opposent. Ici la mémoire rejette l'image présente dans le passé, la juge souvenir. Cette mémoire est action, elle est le signe de l'esprit, elle est l'œuvre du jugement qui nous libère.
La mémoire par quoi le souvenir revient est involontaire. On sait qu'il est des souvenirs obsédants, apparaissant comme des fragments du passé, flottant en nous et revenant d'eux-mêmes, s'imposant à notre conscience qu'ils semblent hanter. « Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? » demande Verlaine à un semblable souvenir. Il est aussi des tristesses subites, qui paraissent d’abord inexplicables par notre situation actuelle et la trame de noue vie présente, et qui, peu à peu, laissent apparaître les souvenirs qui les ont engendrées. Semblables sont les joies qui parurent à Proust lui rendre des fragments de son temps perdu. Et le retour de tout souvenir offre, à quelque degré, de tels caractères, pour évoquer volontairement un souvenir, ne faut-il pas que soit donnée quelque présence antérieure ? Comment, sans cela, saurait-on ce dont on veut se souvenir ? Au reste, le rappel du souvenir obéit si mal à notre volonté que le meilleur moyen de retrouver un souvenir qui résiste est souvent de le laisser surgir de lui-même, de se rendre passif vis-à-vis de lui. Le retour du souvenir est donc d'essence involontaire : la mémoire apparaît en ceci comme passion.
En cet aspect, la mémoire est comme toute passion, inconsciente. […]
On voit que la mémoire qui conserve et rappelle le souvenir a tous les caractères de l’habitude. Elle est inconsciente, s'impose à nous, se confond avec ce que nous sommes. [...]
Mais, au retour du souvenir et à la tyrannie de l'habitude s'opposent la reconnaissance du souvenir comme tel, et la localisation qui prolonge et parfait cette reconnaissance. Ce n'est plus ici le passé qui s’impose au présent, c'est le présent qui rejette dans le passé une partie de lui-même. Par là, souvenir se dépouille de l’apparence d'éternité qu’il semblait contenir, et je découvre que ce qui se donnait comme ma nature n'est en réalité que mon histoire. Le retour du souvenir était involontaire, la localisation est volontaire. Le souvenir surgissant pouvait être affectif, et nous avons vu Proust goûter ainsi la totalité de minutes anciennes. Au contraire, la localisation ne peut être qu'intellectuelle : elle est connaissance claire. Devant le retour du souvenir, j'étais passif, je constatais. La mémoire localisante est action : elle construit, elle interprète, elle affirme. Une telle mémoire est ennemie de l'éternité : sans doute ne peut-elle s'exercer qu'à partir d'une pure présence, mais elle interprète cette présence en en rejetant la source dans le passé, en posant la notion de temps, en reconstituant dans le temps pensé la suite des moments de notre vie. Grâce au temps, la conscience construit le souvenir, elle explique l'actuel par l'histoire : par là, elle sépare le présent du passé."
Ferdinand Alquié, Le désir d'Éternité, 1943, PUF, 1987, p. 27-33.
"[…] au retour du souvenir et à la tyrannie de l'habitude s'opposent la reconnaissance du souvenir comme tel, et la localisation qui prolonge et parfait cette reconnaissance. Ce n'est plus ici le passé qui s'impose au présent, c'est le présent qui rejette dans le passé une partie de lui-même. Par là, le souvenir se dépouille de l'apparence d'éternité qu'il semblait contenir, et je découvre que ce qui se donnait comme ma nature n'est en réalité que mon histoire. Le retour du souvenir était involontaire, la localisation est volontaire. Le souvenir surgissant pouvait être affectif, et nous avons vu Proust goûter ainsi la totalité de minutes anciennes. Au contraire, la localisation ne peut être qu'intellectuelle : elle est connaissance claire. Devant le retour du souvenir, j'étais passif, je constatais. La mémoire localisante est action : elle construit, elle interprète, elle affirme. Une telle mémoire est ennemie de l'éternité : sans doute ne peut-elle s'exercer qu'à partir d'une pure présence, mais elle interprète cette présence en en rejetant la source dans le passé, en posant la notion de temps, en reconstituant dans le temps pensé la suite des moments de notre vie. Grâce au temps, la conscience construit le souvenir, elle explique l'actuel par l'histoire : par là, elle sépare le présent du passé."
Ferdinand Alquié, Le désir d'éternité, 1943, PUF, 1987, p. 32-33.
"Il n'est pas douteux que le cerveau enregistre les entités – ou plutôt à quoi une entité ressemble, quel bruit elle fait et comment elle agit – et les préserve pour s'en souvenir par la suite. C'est vrai également des événements. On en déduit en général que le cerveau est un instrument d'enregistrement passif, comme du celluloïd, sur lequel les caractéristiques d'un objet, une fois analysées par des détecteurs sensoriels, peuvent être fidèlement cartographiées. Si l'œil est la caméra passive et innocente, le cerveau est la pellicule passive et vierge. Or c'est là pure fiction.
L'organisme (c'est-à-dire le corps et son cerveau) interagit avec les objets, et le cerveau réagit à cette interaction. Au lieu d'enregistrer la structure d'une entité, en réalité, le cerveau enregistre les conséquences multiples des interactions de l'organisme avec l'entité concernée. Ce que nous mémorisons de notre rencontre avec un objet donné, ce n'est pas seulement sa structure visuelle cartographiée dans les images optiques de la rétine. Il faut aussi : premièrement, les structures sensorimotrices associées à la vision de l'objet (comme les mouvements des yeux et du cou, ou ceux de tout le corps, s'il y a lieu) ; deuxièmement, la structure sensorimotrice associée au toucher et à la manipulation de l'objet (s'il y a lieu) ; troisièmement, la structure sensorimotrice résultant de l'évocation de souvenirs préalablement acquis et pertinents à l'égard de l'objet ; quatrièmement, les structures sensorimotrices liées au déclenchement des émotions et des sentiments relatifs à l'objet.
Ce que nous appelons en temps normal le souvenir d'un objet, c'est le souvenir composite des activités sensorielles et motrices liées à l'interaction entre l'organisme et l'objet pendant un certain laps de temps. L'éventail des activités sensorimotrices varie selon la valeur de l'objet et des circonstances. Et son étendue fluctue aussi en fonction d'eux. Nos souvenirs de certains objets sont régis par notre connaissance passée d'objets comparables ou de situations similaires à celle que nous vivons. C'est pourquoi nos souvenirs sont sujets aux préjugés, au sens plein de ce terme, lesquels sont liés à notre histoire passée et à nos croyances. Une mémoire parfaitement fiable est un mythe qui ne vaut que pour des objets triviaux. L'idée selon laquelle le cerveau pourrait avoir un « souvenir de l'objet » isolé ne semble pas tenable. Il garde un souvenir de ce qui s'est passé pendant une interaction, et cette dernière comprend notre passé, ainsi que souvent celui de notre espèce biologique et de notre culture.
Le fait que nous percevions par engagement et non par réceptivité passive est le secret qui explique l'« effet proustien » de la mémoire. C'est pourquoi nous nous souvenons souvent de contextes plutôt que de choses isolées."
Antonio Damasio, L'Autre moi-même, 2010, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Odile Jacob/poches, 2012, p. 166-167.
Date de création : 04/11/2006 @ 10:57
Dernière modification : 30/12/2017 @ 13:08
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