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Texte à méditer :   C'est croyable, parce que c'est stupide.   Tertullien
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Fait et valeur

  "Dans chacun des systèmes de moralité que j'ai jusqu'ici rencontrés, j'ai toujours remarqué que l'auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l'existence d'un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand tout à coup j'ai la surprise de constater qu'au lieu des copules habituelles, est et n'est pas, je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un doit ou un ne doit pas. C'est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus grande importance. Car, puisque ce doit ou ce ne doit pas expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu'elle soit soulignée et expliquée, et qu'en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d'autres relations qui en diffèrent du tout au tout. Mais comme les auteurs ne prennent habituellement pas cette précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs et je suis convaincu que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de moralité et nous fera voir que la distinction du vice et de la vertu n'est pas fondée sur les seules relations entre objets et qu'elle n'est pas perçue par la raison."
 

David Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre III, Partie I, Section 1, tr. fr. Philippe Saltel, GF, p. 65.


  "Si je décris la réalité, alors je décris ce que je rencontre parmi les hommes. La sociologie doit décrire nos conduites et nos évaluations comme si c'était celles des nègres. Elle peut seulement relater ce qui arrive. Mais on ne devrait jamais trouver dans une description de sociologue l'énoncé : « Telle et telle chose signifie un progrès ».
  Ce que je peux décrire, c'est qu'il y a des préférences ; prenons votre cas ; j'ai découvert par expérience qu'entre deux tableaux, vous choisissiez toujours celui qui a le plus de vert, celui qui a une tonalité verte, etc. Je peux alors décrire seulement cela, mais non que ce tableau a plus de valeur.
  Qu'est-ce qui a de la valeur dans une sonate de Beethoven ? La suite de notes ? Non, c'est seulement une suite parmi d'autres. Vrai, je vais jusqu'à dire : même les sentiments de Beethoven lorsqu'il composait sa sonate n'avaient pas plus de valeur que n'importe quels autres sentiments. Le fait d'être préféré n'est pas non plus en soi quelque chose qui a de la valeur.
  La valeur est-elle un état d'esprit déterminé ? Ou une forme qui s'attache à toute donnée de conscience quelle qu'elle soit ? Je répondrais : quoiqu'on puisse me dire, je le rejetterais, et non parce que l'explication est fausse, mais parce que c'est une explication.
  Si l'on me disait n'importe quoi qui soit une théorie, je répondrais : Non, non, cela ne m'intéresse pas. Même si la théorie était vraie, elle ne m'intéresserait pas. Ce ne serait pas cela que je cherche.
  Ce qui est éthique (das Ethische) ne se peut enseigner. Si je pouvais expliquer à un autre d'abord au moyen d'une théorie l'essence de ce qui est éthique, alors ce qui est éthique n'aurait certainement aucune valeur. J'ai, dans ma conférence sur l'éthique, parlé pour finir à la première personne : je crois que c'est quelque chose de tout à fait essentiel. Il n'y a ici rien de plus à constater ; je peux seulement me mettre en avant en tant que personnalité et parler à la première personne.
  Pour moi, la théorie n'a aucune valeur. Une théorie ne me donne rien."
 
Wittgenstein, Valeur, Mercredi 17 décembre 1930, tiré de Ludwig Wittgenstein et le Cercle de Vienne, de Friedrich Waissmann, repris in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, tr. fr. B. Cassin, A. Guitard, J. Sebestik, A.Soulez, Paris, PUF, 1985, p. 267-268.
 
  "Si l'éthique justifie quelque chose, c'est seulement au sens qui vient d'être expliqué, c'est-à-dire seulement d'une manière hypothético-relative et non pas absolue. Elle ne « justifie » un jugement donné que pour autant qu'elle montre qu'il correspond à une certaine norme ; mais que cette norme elle-même soit « juste » ou justifiée, elle ne peut ni le montrer ni l'établir d'elle-même, mais se trouve devant la reconnaissance de cette norme comme devant un fait de la nature humaine. Même une science des normes ne peut rien faire d'autre, en tant que science, que connaître, elle ne peut jamais poser ou créer d'elle-même une norme (seule chose qui équivaudrait à une justification absolue), mais elle ne peut jamais que trouver, découvrir les règles selon lesquelles on juge, les relever et les tirer des faits présents. L'origine des normes se trouve toujours à l'extérieur de la science et de la connaissance qui les précède. Ce qui signifie que leur origine peut seulement être connue par la science, mais pas se trouver en elle. Autrement dit : pour autant que l'éthique répond à la question « Qu'est-ce qui est bien ? » en indiquant des normes, elle ne nous dit toujours que ce que signifie de fait « bien », mais ne peut jamais nous dire ce que bien signifie nécessairement ou doit signifier. Poser la question de droit à un jugement de valeur signifie seulement se demander sous quelle norme supérieure reconnue tombe cette valeur et c'est là une question de fait. Mais la question de la justification des normes ou des valeurs suprêmes n'a pas de sens puisqu'il n'existe rien au-dessus d'elles à quoi elles pourraient être ramenées. Puisque l'éthique moderne a souvent fait, comme nous l'avons déjà remarqué, de cette justification absolue le problème fondamental, il faut malheureusement dire que la manière dont elle commence par poser la question est tout simplement dénuée de sens (unsinnig)".
 

Moritz Schlick, Questions d'éthique, 1930, I, 8, tr. fr. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, p. 26-27.

 

  "Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s'il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c'est là une erreur. Je pense qu'il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt : « Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l'on interprète ses paroles comme une affirmation, il s'agit seulement de l'affirmation de son désir personnel ; par contre, si on les interprète d'une façon plus générale, elles n'affirment rien, mais ne font qu'exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C'est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l'universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.La question deviendra peut-être plus claire si nous opposons une sentence morale à une phrase qui affirme un fait. Si je dis : « Tous les Chinois sont bouddhistes », on peut me confondre en exhibant un Chinois chrétien ou musulman. Si je dis : « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes », on ne peut pas me confondre par des preuves venues de Chine, mais seulement par la preuve que je ne crois pas ce que je dis : car ce que j'affirme ne concerne que mon propre état d'esprit. Si maintenant un philosophe dit : « La beauté est un bien », je peux interpréter sa phrase comme signifiant : « Puisse tout le monde aimer ce qui est beau » (ce qui correspond à « Tous les Chinois sont bouddhistes »), ou « Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau » (ce qui correspond à « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes »). La première phrase n'affirme rien, mais exprime un souhait ; étant donné qu'elle n'affirme rien, il est logiquement impossible qu'il existe des preuves pour ou contre, ou qu'elle soit vraie ou fausse. La deuxième phrase, au lieu d'être simplement optative [1], affirme un fait, mais ce fait concerne l'état d'esprit du philosophe, et on ne peut réfuter cette affirmation qu'en démontrant qu'il n'éprouve pas le désir qu'il prétend éprouver. Cette deuxième phrase n'est pas du ressort de la morale, mais de la psychologie ou de la biographie. La première phrase, qui est bien du ressort de la morale, exprime le désir de quelque chose, mais n'affirme rien.
Si l'analyse ci-dessus est correcte, la morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se compose de désirs d'un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs de l'humanité en général – et des dieux, des anges et des démons, s'ils existent. La science peut examiner les causes des désirs, et les moyens de les réaliser, mais elle ne peut contenir aucune sentence morale proprement dite, parce qu'elle s'occupe de ce qui est vrai ou faux".

Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 175-176. 


 

    "[...] Si deux personnes  sont en désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte sur aucune espèce de vérité, mais n'est qu'une différence de goûts. Si une personne dit : « J'aime les huîtres » et une autre : « Moi, je ne les aime pas », nous reconnaissons qu'il n'y a, pas matière à discussion. [...] Tous les désaccords sur des questions de valeurs sont de cette sorte, bien que nous ne le pensions naturellement pas quand il s'agit de questions qui nous paraissent plus importantes que les huîtres. Le principal motif d'adopter ce point de vue est l’impossibilité complète de trouver des arguments prouvant que telle ou telle chose a une valeur intrinsèque. Si nous étions tous d'accord, nous pourrions dire que nous connaissons les valeurs par intuition. Nous ne pouvons pas démontrer à un daltonien que l'herbe est verte et non rouge. Mais il existe divers moyens de lui démontrer qu'il lui manque une faculté de discernement que la plupart des gens possèdent, tandis que, dans le cas des valeurs, il n'existe aucun moyen de ce genre, et les désaccords sont beaucoup plus fréquents que dans le cas des couleurs. Etant donné qu'on ne peut pas même imaginer un moyen de régler un différend sur une question de valeur, nous sommes forcés de conclure qu'il s'agit d'une affaire de goût, et non de vérité objective."

 

Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 176-177.

[1] Optative : qui exprime ou sert à exprimer le souhait.


 

  "Si... je... dis ... « voler de l'argent est mal [wrong] », je produis une phrase qui n'a pas de sens factuel – à savoir qu'elle n'exprime pas de proposition qui peut être vraie ou fausse. C'est comme si j'avais écrit « Voler de l'argent !! » - où la forme et l'épaisseur des points d'exclamation montrent, par une convention appropriée, qu'une sorte particulière de désapprobation morale est le sentiment qui est exprimé. Il est clair qu'il n'y a rien de dit ici qui peut être vrai ou faux... En disant qu'un certain type d'action est bonne ou mauvaise [right or wrong], je ne fais pas d'énoncé factuel, même pas un énoncé au sujet de mon propre état d'esprit. Je ne fais qu'exprimer certains sentiments moraux. "

 
Alfred Jules Ayer, Language, Truth and Logic, 1936, p. 107, tr. fr. Pierre-Jean Haution.
 
 
 "If... I... say... « stealing money is wrong », I produce a sentence which has no factual meaning - that is, expresses no proposition which can be either true or false. It is as if I had written « Stealing money !! » - where the shape and thickness of the exclamation marks show, by a suitable convention, that a special sort of moral disapproval is the feeling which is being expressed. It is clear that there is nothing said here which can be true or false... In saying that a certain type of action is right or wrong, I am not making any factual statement, not even a statement about my own state of mind. I am merely expressing certain moral sentiments."
 
Alfred Jules Ayer, Language, Truth and Logic, 1936, p. 107.

 

  "Faits et valeurs sont absolument irréductibles, comme le montre l'absolue irréductibilité des questions de fait et des questions de valeur. D'un fait quelconque il est impossible de tirer aucune conclusion sur sa valeur et inversement il est impossible d'inférer le caractère factuel d'une chose de la valeur qu'elle a ou du désir qu'elle peut inspirer. Ni suivre son temps, ni nourrir des « pensées chargées de désirs » ne sont fondés en raison. En prouvant qu'un ordre social donné est le but de l'évolution historique, on ne dit rien sur la valeur ou la désirabilité de cet ordre. En montrant que certaines idées religieuses ou éthiques ont eu une très grande influence, ou au contraire qu'elles n'en ont eu aucune, on ne se prononce pas pour autant sur leur valeur. Comprendre une évaluation et l'approuver ou l'excuser sont deux choses entièrement différentes. Weber assurait que l'absolue irréductibilité des faits aux valeurs implique nécessairement que les sciences sociales soient éthiquement neutres : les sciences sociales peuvent donner la réponse à des problèmes de fait et de causalité, elles sont incompétentes devant un problème de valeur." [1]

 
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 48.

 [1] Léo Strauss développe ici la pensée de Max Weber, avec qui il est en désaccord.
 

   

  "Le mot devrait nous plonge dans le domaine familier des jugements de valeur. Il est communément prétendu qu'il y a deux sortes de connaissances, celle des faits et celle des valeurs, et que la science est par nature confinée à la pre­mière. […]
  Il n'est pas vrai que des propositions qui contiennent devrait ou il fau­drait n'ont pas leur place dans le discours scientifique. Il y a au moins un usage pour lequel une traduction acceptable peut être donnée. Une phrase commençant par Vous devriez est souvent une prédiction de conséquences renforçantes[1]. Vous devriez prendre un parapluie a de grandes chances de signifier Vous serez renforcé si vous prenez un parapluie. Une traduction plus explicite contiendrait au moins trois propositions : 1. Ne pas être mouillé est renforçant pour vous. 2. Avoir un parapluie vous maintient au sec sous la pluie. 3 Il risque de pleuvoir bientôt. Ces trois propositions relèvent de toute évidence de la science. Il faut ajouter que le mot devrait joue un grand rôle dans le contrôle exercé par le groupe éthique et par les agences gouvernementales et religieuses. La proposition Vous devriez prendre un parapluie peut être faite, non comme prédiction de contingences, mais pour inciter quelqu'un à prendre un parapluie. Le verbe devoir est souvent aversif et la personne visée peut se sentir coupable si elle ne prend pas alors un parapluie. Une telle exhortation est explicable de la manière habituelle. Elle n'est rien de plus qu'un ordre voilé et n'a pas plus à voir avec un jugement de valeur qu'avec un jugement de réalité.
  La même interprétation est possible quand les renforceurs sont de nature éthique. Tu dois aimer ton prochain peut être converti en deux propositions : 1. L'approbation de ton prochain est renforçante pour toi. 2. L'amour du prochain est approuvé par le groupe dont tu fais partie. Ces deux propositions sont passibles d'une démonstration scientifique. L'exhortation peut aussi être utilisée pour infléchir quelqu'un à agir comme s'il aimait son prochain, mais ce n'est, encore une fois, pas ce que l'on entend par jugement de valeur."

 

B. F. Skinner, Science et comportement humain, 1953, tr. fr. André et Rose-Marie Gonthier-Werren, Éditions In Press, 2008, p. 379-380.


[1] Une conséquence renforçante (ou un renforceur) est une conséquence qui rend plus probable la reproduction du comportement. Dans l'exemple donné par Skinner, il est plus probable que, ayant évité d'être mouillé en prenant un parapluie (ou au contraire ayant été mouillé parce que je n'en ai pas pris un), je prenne à l'avenir un parapluie lorsqu'il risque de pleuvoir.


 

  "La norme, posant comme obligatoire un certain comportement, constitue une valeur. Le jugement, d'après lequel un certain comportement est valable, et qu'il « a » une valeur (et que dans ce sens il est « bon ») signifie que ce comportement - en tant que substrat indifférent au mode - est prescrit par une norme, qu'il est le contenu d'un devoir-être. On peut aussi exprimer cette idée en disant : « Un certain comportement existant est conforme à une norme. » C'est un jugement de valeur, à la différence d'un jugement de réalité énonçant simplement qu'un comportement se présente, en tant que substrat indifférent au mode, sous le mode de l'être.

 Le dualisme de l'être et du devoir-être coïncide avec le dualisme de la réalité et de la valeur. En effet, on ne peut inférer d'une réalité aucune valeur et de la valeur aucune réalité. Le jugement d'après lequel un certain comportement est conforme ou non à une norme supposée valide, doit être distingué, en tant que jugement de valeur objectif,d'un jugement de valeur subjectif, par lequel on exprime seulement qu'un certain objet - pas nécessairement un certain comportement humain - est souhaitable ou non, est désiré ou non par une personne ou plusieurs. Ce jugement de valeur subjectif, qui exprime la relation entre deux faits réels - un objet réel et la réaction émotionnelle réelle d'un ou plusieurs hommes à cet objet - n'est pas un jugement différent d'un jugement de réalité ; il est seulement un type spécial de jugement de réalité opposé à un jugement de valeur objectif. En effet, ce dernier exprime la relation entre un comportement humain et une norme supposée valable, qui n'a pas d'existence réelle, mais seulement une existence idéelle, sa validité.
  Dans le cas d'un tel jugement de valeur objectif, la valeur ne peut – comme pourrait le suggérer l'expression usuelle : un comportement réel « est » valable, « a » une valeur – être considérée comme une propriété de la réalité, dans le sens où une couleur est la propriété réelle d'un objet réel. Le fait que quelque chose de réel est objectivement « valable » signifie qu'un être est conforme à un devoir-être. Cela veut dire, comme on l'a déjà établi, que le substrat indifférent au mode est identique sous les deux modes, celui de l'être et celui du devoir-être. Ce qui est objectivement valable, ce qui a une valeur objective, c'est ce qui est obligatoire ; cela ne peut pas être quelque chose d'existant, mais au contraire le substrat indifférent au mode. « Payer sa dette de jeu » est « valable », ou « bon » si cela est conforme à une norme, si le substrat indifférent au mode « payer sa dette de jeu » existant dans la réalité est identique au substrat indifférent au mode « payer sa dette
 
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, 1979 (posthume), Chapitre 16, § 3, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 75-76.

 

 "La fonction spécifique d'une norme est le commandement d'un certain comportement. "Commander" est équivalent à "prescrire", à la différence de "décrire". Décrire est la signification d'un acte de connaissance ; "commander" ou "prescrire" est la signification d'un acte de volonté. On décrit quelque chose en énonçant ce qu'il est, et on prescrit quelque chose – en particulier un certain comportement – en exprimant ce qu'il doit être."
 
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, 1979 (posthume), Chapitre 25, § 1, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 125.

  

 "Alors qu'une norme n'est ni vraie ni fausse, l'énoncé sur la validité d'une norme est vrai ou faux. L'énoncé : « En droit autrichien, tout voleur doit être puni d'une peine de prison » est vrai si une telle norme est effectivement valide. La proposition : « En droit autrichien, tout voleur doit être puni d'une peine de prison » est fausse si une telle norme n'est pas valide. La norme morale : « On ne doit pas mentir» n'est ni vraie ni fausse ; mais le jugement de valeur, « mentir est moralement mal » ou « il n'est pas bien de mentir » est vrai, et le jugement de valeur « mentir est normalement bien » ou « il est juste de mentir » est faux, si la norme morale « on ne doit mentir » est valide. « Bien » et « juste » sont des qualités d'un comportement conforme à une norme valide ; « mal » et « incorrect » sont des qualités d'un comportement qui est l'opposé du comportement qui est posé comme obligatoire par la norme ; ce ne sont pas des qualités immédiatement perceptibles par les sens comme le sont le « chaud » et le « froid », mais des qualités d'un comportement que l'on reconnaît en comparant le comportement en question avec le comportement posé comme obligatoire par une norme de droit positif."
 

 
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, 1979 (posthume), Chapitre 41, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 219.

  

 "Le jugement de valeur est un énoncé qui peut être vrai ou faux. Il est vrai si la norme à laquelle il se réfère est valide ; il est faux si cette norme n'est pas valide ; et un jugement de valeur n'a de sens toujours qu'en relation avec une norme déterminée. Si la norme : « On ne doit jamais tuer autrui » est valide, le jugement de valeur : « S'abstenir du meurtre d'autrui est toujours un bon comportement » est vrai, et le jugement de valeur : « S'abstenir du meurtre d'autrui n'est pas toujours un bon comportement » est faux. Il existe une contradiction logique entre les deux jugements de valeur ; seul l'un des deux est vrai, et l'autre est faux. Les deux se rapportent seulement à une seule et même norme. Il n'y a pas de conflit de normes qui puisse être mis en parallèle avec la contradiction logique entre les deux jugements de valeur, car il n'y a qu'une norme valide : « On ne doit jamais tuer autrui. » Mais si à côté de la norme morale : « On ne doit jamais tuer autrui » figure la norme juridique : « On doit tuer autrui dans le cas d'exécution d'une peine de mort ou en temps de guerre », si l'on est donc en présence d'un conflit de normes, les deux jugements de valeur correspondent à deux normes différentes (dans lesquels un des deux jugements de valeur signifie : « S'abstenir du meurtre d'autrui est toujours un comportement moralement bon»et l'autre : « S'abstenir du meurtre d'autrui n'est pas toujours un comportement juridiquement bon »), alors ces jugements de valeur ne constituent pas une contradiction logique. Les deux sont vrais."

Hans Kelsen, Théorie générale des normes, 1979 (posthume), Chapitre 52, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 269-270.

 

 "[…] la proposition « Ce n'est pas bien de voler de l'argent » peut également signifier, et signifie généralement - comme on l'a remarqué : « Voler de l'argent est en contradiction avec la norme valide "On ne doit pas voler". » Alors la proposition, si une telle norme est valide, est vraie. La proposition exprime la relation d'un comportement réel avec une norme. Un tel énoncé est un jugement de valeur, et les jugements de valeur qui sont des énoncés sur la relation d'un comportement avec une norme peu- vent être vrais ou faux. Ils sont vrais quand ils qualifient de « bon » un comportement qui correspond à une norme valide, ils sont faux quand ils qualifient un comportement de mauvais bien qu'il soit conforme à une norme valide, ou quand ils qualifient un comportement de bon ou de mauvais en l'absence de norme valide qui commande ou interdise ce comportement.
Peuvent être vrais ou faux non seulement les énoncés sur des faits réels, mais aussi les énoncés sur la validité, c'est-à-dire sur l'existence idéelle de normes et les énoncés sur la relation d'un comportement humain avec les normes, autrement dit les jugements de valeur objectifs."
 
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, 1979 (posthume), Note 121, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 485.


  "Si l'on entend par « nature » la réalité empirique des faits en général ou la nature particulière telle qu'elle est donnée dans le comportement concret –intérieur ou extérieur –des hommes, alors une théorie qui prétend pouvoir déduire de la nature des normes repose sur une erreur logique fondamentale. Car cette nature est un ensemble de faits qui sont reliés entre eux selon le principe de causalité, c'est-à-dire comme cause et effet, elle est un être (Sein) ; et d'un être on ne peut déduire un devoir (Sollen), d'un fait une norme ; aucun devoir ne saurait être immanent à l'être, aucune norme à un fait, aucune valeur à la réalité empirique. C'est seulement en appliquant de l'extérieur un devoir (Sollen) à l'être (Sein), des normes à des faits, qu'on peut les juger conformes à la norme, c'est-à-dire bons, justes, ou contraires à la norme, c'est-à-dire mauvais, injustes ; c'est seulement ainsi qu'on peut évaluer la réalité, c'est-à-dire la qualifier de pleine ou de dénuée de valeur. S'imaginer découvrir ou reconnaître des normes dans les faits,des valeurs dans la réalité, c'est être victime d'une illusion. Car il faut alors, même de façon inconsciente, projeter dans la réalité des faits, pour pouvoir les en déduire, les normes qu'on présuppose et qui constituent des valeurs. La réalité et la valeur appartiennent à deux domaines distincts."

 

Hans Kelsen, Article "Justice et droit naturel", in Annales de philosophie politique, 1959.


 

  "Faut-il admettre une fois pour toutes que la vérité objective et la théorie des valeurs constituent à jamais des domaines étrangers, impénétrables l'un à l'autre ? C'est l'attitude que semblent prendre une grande partie des penseurs modernes, qu'ils soient écrivains, philosophes, ou même hommes de science. Je la crois non seulement inacceptable pour l'immense majorité des hommes, chez qui elle ne peut qu'entretenir et aviver l'angoisse, mais absolument erronée, et cela pour deux raisons essentielles :
-   d'abord, bien entendu, parce que les valeurs et la connaissance sont toujours et nécessairement associées dans l'action comme dans le discours ;
-  ensuite et surtout parce que la définition même de la connaissance « vraie » repose en dernière analyse sur un postulat d'ordre éthique.
Chacun de ces deux points demande un bref développement. L'éthique et la connaissance sont inévitablement liées dans l'action et par elle. L'action met en jeu, ou en question, à la fois la connaissance et les valeurs. Toute action signifie une éthique, sert ou dessert certaines valeurs ; ou constitue un choix de valeurs, ou y prétend. Mais d'autre part, une connaissance est nécessairement supposée dans toute action, tandis qu'en retour l'action est l'une des sources nécessaires à la connaissance.
[…]
 Du moment où l'on pose le postulat d'objectivité comme condition nécessaire de toute vérité dans la connaissance, une distinction radicale, indispensable à la recherche de la vérité elle-même, est établie entre le domaine de l'éthique et celui de la connaissance. La connaissance en elle-même est exclusive de tout jugement de valeur (autre que de « valeur épistémologique ») tandis que l'éthique, par essence, non objective, est à jamais exclue du champ de la connaissance. […]
Le postulat d'objectivité […] interdit […] toute confusion entre jugements de connaissance et jugements de valeur. Mais il reste que ces deux catégories sont inévitablement associées dans l'action, y compris le discours. Pour demeurer fidèles au principe, nous jugerons donc que tout discours (ou action) ne doit être considéré comme signifiant, comme authentique que si (ou dans la mesure où) il explicite et conserve la distinction des deux catégories qu'il associe. La notion d'authenticité devient, ainsi définie, le domaine commun où se recouvrent l'éthique et la connaissance ; où les valeurs et la vérité, associées mais non confondues, révèlent leur entière signification à l'homme attentif qui en éprouve la résonance. En revanche, le discours inauthentique où les deux catégories sont amalgamées et confondues ne peut conduire qu'aux non-sens les plus pernicieux, aux mensonges les plus, criminels, fussent-ils inconscients. […]
Dans un système objectif au contraire, toute confusion entre connaissance et valeurs est interdite.Mais (et ceci est le point essentiel, l'articulation logique qui associe, à la racine, connaissance et valeurs) cet interdit, ce « premier commandement » qui fonde la connaissance objective, n'est pas lui-même et ne saurait être objectif : c'est une morale, une discipline. La connaissance vraie ignore les valeurs, mais il faut pour la fonder un jugement, ou plutôt un axiome de valeur. Il est évident que de poser le postulat d'objectivité comme condition de la connaissance vraie constitue un choix éthique et non un jugement de connaissance puisque, selon le postulat lui-même, il ne pouvait y avoir de connaissance « vraie » antérieure à ce choix arbitral. Lepostulat d'objectivité, pour établir la norme de laconnaissance, définit une valeur qui est la connaissance objective elle-même. Accepter le postulat d'objectivité, c'est donc énoncer la proposition de base d'une éthique : l'éthique de la connaissance.
 Dans l'éthique de la connaissance, c'est le choix éthique d'une valeur primitive qui fonde laconnaissance. Par là elle diffère radicalement des éthiques animistes qui toutes se veulent fondées sur la « connaissance » de lois immanentes, religieuses ou « naturelles », qui s'imposeraient à l'homme. L'éthique de la connaissance ne s'impose pas à l'homme ; c'est lui aucontraire qui se l'impose en en faisant axiomatiquement la condition d'authenticité de tout discours ou de toute action."
 
Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, 1970, Points Seuil Essais, 1973, p. 217-221.

  "[…] les jugements de valeur peuvent être conditionnellement démontrés. En ce sens, la physique elle-même comporte des jugements de valeur. Par exemple :
  « À qui redoute la douleur physique il est déconseillé de laisser traîner ses doigts dans les embrasures des portes (sièges de redoutables effets de levier). »

  Il en va bien sûr de même des sciences humaines. Par exemple :
  « Sauf si l'on souhaite inciter les gens à l'oisiveté, il faut leur garantir la disposition des produits de leur travail. »
  De façon générale, supposons que B soit unanimement considéré comme désirable et que A soit, de façon certaine, la condition nécessaire et suffisante de B. En liant les deux propositions, on aura démontré le jugement de valeur : A est bon.
  Bien entendu, il existe aussi des jugements de valeur qui ne sont pas démontrables. Ainsi il paraît bon de ne pas couper la main des voleurs. Mais il est impossible de le démontrer.
  Retenons seulement que la question de la démonstration des jugements de valeur est une question complexe, mais qu'il n'est pas vrai que les jugements de valeur échappent toujours à l'alternative du vrai et du faux.
  Symétriquement, il faut aussi souligner qu'à l'exception des jugements singuliers, qui le sont toujours en principe (si l'information disponible est suffisante), les jugements de fait peuvent ne pas être démontrables. On peut aisément déterminer la vérité d'une proposition telle que : « Il existe une poule mauve » (il suffit d'en exhiber une), mais on ne peut être sûr de sa fausseté. On peut facilement démontrer que « toutes les poules ne sont pas mauves », non qu' « aucune poule n'a de dents ».
  Enfin, nous savons bien qu'une théorie scientifique, aussi solide soit-elle, s'appuie toujours sur des propositions indémontrées.
  Sans m'engager plus avant dans cette discussion, je conclurai que l'opposition entre des jugements de valeur qui seraient indémontrables et des jugements de fait qui seraient toujours démontrables doit être considérée avec prudence."

 

Raymond Boudon, L'Idéologie ou l'origine des idées reçues, 1986, Points essais, 2011, p. 48-49.



  "Mais une fois que sont élucidées les conditions d'intelligibilité de nos termes de valeur, il nous reste encore à établir de façon plus raffinée la distinction entre l'être et le devoir être ou entre le fait et la valeur. Au point où nous en sommes, nous avons examiné trois formulations de l'idée que les valeurs ne sont pas fondées en réalité mais résultent, en un certain sens, de la projection que nous en faisons. Nous avons discuté de la première ; elle tente d'assimiler nos réactions morales à des réactions viscérales. La deuxième réduit nos conceptions du bien à des opinions sur un problème qui se ramène en fin de compte à une simple préférence ; j'ai tenté de la réfuter dans l'examen des conditions de l'identité. La troisième est la thèse selon laquelle les termes de valeur ont des équivalents descriptifs, et nous venons précisément de constater à quel point elle est erronée.
  Mais si, comme nous venons de le voir, notre langage du bien et du juste n'a de sens que par rapport à une compréhension contextuelle des formes de l'échange social et des perceptions du bien dans une société donnée, ne peut-on dire alors que le bien et le juste sont purement relatifs, non inscrits dans le réel ? Soutenir pareille thèse équivaudrait à sombrer dans une confusion de taille. Ce qui ressort sans aucun doute de tout ce qui précède, c'est que le bien et le juste ne sont pas des propriétés de l'univers l'on pourrait traiter comme si elles n'avaient aucun rapport avec les êtres humains et leur vie. Dans la mesure où, depuis le XVIIe siècle, les sciences de la nature se sont développées sur la base d'une conception du monde libérée autant que faire se peut de tout anthropocentrisme – c'est ce que Williams a appelé la conception « absolue » –, nous pouvons affirmer que le bien et le juste ne font pas partie du monde tel que l'étudient les sciences de la nature.

  Mais c'est faire un saut injustifié que d'affirmer sur cette base qu'ils ne sont, par conséquent, pas aussi réels, objectifs et non relatifs que tout autre élément du monde naturel. La tentation de faire ce saut procède en partie de l'immense emprise qu'exerce le modèle des sciences de la nature sur tout notre effort de connaissance de nous-mêmes dans les sciences humaines. L'ascendant qu'a pris ce modèle est une des grandes sources d'illusion et d'erreur dans ces sciences, comme on l'a démontré maintes fois."

 

Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l'identité moderne, 1989, tr. fr. Charlotte Melançon, Seuil, 1998, p. 83.

 

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Date de création : 26/11/2006 @ 10:59
Dernière modification : 17/02/2023 @ 09:32
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