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Schiller
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Hors des sentiers battus
Les limites du progrès scientifique

    "On se demande parfois s'il peut y avoir des limites à la recherche scientifique. Cette question est relativement récente. Le XVIIIe siècle n'a jamais envisagé la possibilité même d'une telle limitation. Il était convaincu, au contraire, que la science résoudrait tôt ou tard toutes les questions qui se posent à l'homme. Mais de toute évidence, certaines questions ne relèvent pas de la science. Il y a une limite à l'investigation scientifique. Celle-ci se refuse à envisager certaines questions du type : Quel est le sens de la vie ? Comment est-ce que tout a commencé ? Que faisons- nous sur Terre ? La science n'a rien à dire face à de telles questions. On ne voit même pas quel genre de progrès scientifique permettrait d'y répondre. Un domaine entier est totalement exclu de toute enquête scientifique, celui qui concerne l'origine du monde, la signification de la condition humaine, la « destinée » de la vie humaine. Non que ces questions soient futiles. Chacun de nous, tôt ou tard, se les pose. Mais ces questions, que Karl Popper [1] appelle finales (ultimate), relèvent de la religion, de la métaphysique, voire de la poésie. Aucune science ne peut apporter de réponses à de telles questions.

    Si l'on se cantonne aux questions qui relèvent de la science, on peut se demander quelle pourrait être la nature des facteurs limitant la science. Cette question a été discutée par Peter Medawar [2] qui distingue deux sortes de limitation possibles. Tout d'abord, l'acquisition de connaissances scientifiques pourrait être arrêtée par quelque propriété inhérente à la démarche même de la recherche scientifique. Par exemple, le processus de la recherche pourrait connaître spontanément un ralentissement progressif et un arrêt automatique. Il se pourrait qu'il existât ainsi une limite au développement de la science, un peu comme il existe une limite à la taille d'un immeuble qui ne peut pas monter à l'infini vers le ciel. Ou à la taille d'un animal, tel qu'un éléphant, qui ne peut pas croître sans fin dans toutes les directions. On peut ainsi se demander si la science est capable ou non de dépasser une certaine masse de connaissances. Mais a priori, on ne voit pas les raisons qui pourraient ainsi borner la connaissance et forcer la recherche à s'arrêter d'elle-même.

    Autre possibilité : il pourrait y avoir une limitation de la connaissance scientifique due aux propriétés de l'être humain. Quand on s'attaque à un domaine nouveau, on y apprend d'abord le plus facile. Le complexe, le difficile n'est abordé que secondairement. À cette seconde étape, il faut plus de finesse, de meilleurs instruments, une plus grande résolution d'analyse. Pour parler de notre appareil cognitif, on peut utiliser deux comparaisons. Quand on va à la pêche avec un filet, la taille du poisson que l'on peut prendre dépend de la maille du filet. Notre filet cognitif pourrait avoir des mailles trop grosses pour attraper des poissons inférieurs à une certaine taille. De même, les pouvoirs d'un microscope ne sont pas dus à sa capacité de grossissement comme c'est le cas d'une loupe. Ce qui permet au microscope de révéler des détails, c'est son pouvoir de résolution. Au milieu du XIXe siècle, le microscope optique a été perfectionné au point de suggérer l'existence de diverses structures dans la cellule, non d'en dévoiler les détails. Il ne permettait pas, notamment, d'apercevoir les virus que seul le microscope électronique parvient à nous faire distinguer. On peut se demander s'il n'y a pas quelque limite au pouvoir de résolution du cerveau ou des systèmes sensoriels humains. Pour l'instant, on ne voit guère ce qui pourrait ainsi restreindre notre pouvoir d'analyse. Mais on ne sait jamais. Le cerveau humain pourrait être incapable de comprendre le cerveau humain.

    À côté d'une possible limitation de ce que l'être humain peut apprendre, on peut aussi s'interroger sur une éventuelle limitation de ce qu'il doit apprendre. Autrement dit : y a-t-il des données conduisant à une connaissance que, pour les êtres humains, il serait préférable de ne pas acquérir ? Y a-t-il, à la recherche scientifique, une limite imposée non plus par la possibilité de connaître, mais par l'intérêt à connaître ? Nous faut-il arrêter d'apprendre certaines choses par crainte de l'utilisation qui pourrait être faite de cette connaissance ? C'est un point important. Car si l'on a souvent déclaré qu'il fallait s'abstenir de certaines applications de la science, on n'a encore guère prétendu qu'il fallait éviter jusqu'à la connaissance même. Quand, à la fin du siècle dernier, Pasteur vaccinait des moutons contre le bacille du charbon, les paysans et les maires des villages voisins criaient qu'il fallait arrêter ce fou avant qu'il n'eût détruit tout le cheptel alentour. Heureusement, on ne les a pas écoutés. Quand, à la fin des années soixante-dix, les écologistes ont voulu interdire la poursuite des recherches sur le génie génétique, ils n'ont pas été suivis et toute la médecine, aujourd'hui, repose sur les recherches effectuées depuis lors. Mais dans tous ces cas, la connaissance était là. La discussion ne concernait que ses applications. Fallait-il ou non utiliser des plantes modifiées par génie génétique au risque d'infecter des champs entiers ? Fallait-il ou non faire produire à des bactéries des protéines utiles, tels des facteurs de croissance ou des hormones, au risque de produire des monstres ?

    À côté de ces questions, on peut se demander s'il faut ou non continuer à acquérir certains aspects de la connaissance elle-même. Par exemple, en génétique humaine, on peut imaginer que le déchiffrement du génome humain puisse révéler des situations susceptibles de devenir dangereuses. Ce pourrait être le cas d'une liaison hypothétique entre la sensibilité à un certain gaz toxique et la taille ; de sorte que, pour se débarrasser des grands dans une ville, il suffirait aux petits de plonger la ville dans une nappe de ce gaz qui les épargnerait eux-mêmes. Ou encore une liaison entre la débilité mentale et la forme des oreilles conduisant à une sorte de racisme des oreilles. De telles relations sont imaginaires. Mais on peut en concevoir qui soient de nature à entraîner des crimes ou des déviations sociales.

    Là encore, le danger, s'il existe, résiderait finalement dans l'application de connaissances nouvellement acquises, non dans ces connaissances elles-mêmes. On ne peut arrêter la recherche de la connaissance. Celle-ci ne peut être dissociée de l'espèce humaine. Pour l'être humain, chercher à comprendre la nature fait partie de la nature. Comme je l'ai déjà dit, on ne peut prévoir dans quelle direction va se diriger une recherche qui commence, ni ce qu'elle va apporter. On ne peut poursuivre ce qui deviendrait une « bonne » science et arrêter celle que l'on considérerait comme « mauvaise ». Pas plus qu'on ne peut arrêter la recherche, on ne peut n'en conserver qu'une partie. De toute façon, il n'y a rien à craindre de la vérité, qu'elle vienne de la génétique ou d'ailleurs. Ce qui est à craindre, ce sont la déformation des résultats et la distorsion du sens qu'on leur donne."


François Jacob, La souris, l'homme, la mouche, 1997, Conclusion, Odile Jacob, Paris, 2000, pp. 213-217.


[1] Logic of Scientific Discovery, Londres, Hutchison and Company, 1968.

[2]The Limits of Science, Oxford University Press, 1985.

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Date de création : 14/12/2006 @ 16:53
Dernière modification : 14/12/2006 @ 16:55
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