"La proposition : la subjectivité, l'intériorité est la vérité, implique la sagesse socratique dont le mérite immortel est justement d'avoir pris garde à l'importance essentielle de l'existence, au fait que le sujet qui connaît est un existant ; et c'est pourquoi Socrate, en son ignorance éminemment païen, était dans la vérité. À notre époque d'objectivité, il peut déjà être assez difficile de voir que le malheur de la spéculation est d'oublier continuellement que le connaissant est un existant. [...]
La subjectivité, l'intériorité étant la vérité, celle-ci, objectivement envisagée, est le paradoxe ; et quand la vérité est objectivement le paradoxe, cela montre bien que la subjectivité repousse et que le recul ainsi provoqué donne et mesure la tension de l'intériorité. Le paradoxe est l'incertitude objective qui exprime la passion de l'intériorité, laquelle est justement la vérité. Telle est la position socratique. La vérité éternelle, essentielle et, pour préciser encore, celle qui se rapporte essentiellement à un existant du fait qu'elle concerne essentiellement l'existence, est le paradoxe ; (et tout autre savoir est, pour Socrate, contingent et son degré et son étendue sont indifférents.) Mais la vérité éternelle, essentielle n'est nullement elle-même le paradoxe ; elle l'est par son contact avec un existant. L'ignorance socratique est une façon d'exprimer l'incertitude objective ; l'intériorité de l'existant est la vérité. Je relève ici, en anticipant, que l'ignorance socratique est l'analogue, l'équivalent de l'absurde, sauf que dans le recul provoqué par l'absurde il y a encore moins de vérité objective, puisqu'il n'y a d'autre certitude que celle d'être en présence de l'absurde, d'où la tension infiniment plus grande de l'intériorité ; l'intériorité socratique déployée dans l'existence est un équivalent de la foi, sauf que l'intériorité de la foi est infiniment plus profonde en tant que correspondant au recul causé non par l'ignorance, mais par l'absurde.
Pour Socrate, la vérité éternelle, n'a rien de paradoxal en elle-même ; elle ne l'est qu'en se rapportant à un existant. C'est ce qu'exprime une autre thèse socratique : toute connaissance est une réminiscence. Elle dénote un début de spéculation ; aussi bien Socrate ne la poursuit-il pas ; elle devient strictement propre à Platon. C'est ici qu'ils se séparent : Socrate souligne essentiellement l'existence, tandis que Platon, oubliant ce point, se perd dans la spéculation. L'inappréciable mérite de Socrate est d'être un penseur existant, et non un spéculant qui oublie ce qu'est l'existence. Aussi, pour Socrate, la thèse que toute connaissance est une réminiscence signifie-t-elle, au moment où il s'en sépare et en tant qu'elle représente une possibilité toujours supprimée de spéculer, deux choses :
1) Le connaissant est essentiellement integer (intact) ; pour la connaissance de la vérité éternelle, il n'a pas d'autre obstacle ou sujet d'erreur que le fait de son existence ; et cette inadéquation est, pour lui, d'une importance si capitale et décisive qu'elle revient à dire qu'exister, que le travail d'intériorisation dans et par le fait d'exister, est la vérité ; 2) L'existence dans la temporalité n'a pas d'importance décisive parce qu'on a toujours la possibilité de se ressaisir dans l'éternité par la réminiscence, bien que cette possibilité soit constamment supprimée du fait que le travail d'intériorisation qui constitue l'existence, remplit le temps [...].Le mérite incomparable de la pensée socratique est justement de mettre en relief que le connaissant est un existant et que l'existence est l'essentiel."
Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, trad. P. H. Tisseau, OEuvres complètes, Volume 1, Ed. de l'Orante, 1977, p. 191-193.
"Un monde sans sujet – est-ce pensable ? Mais pensons à présent que toute vie a été anéantie d'un seul coup, pourquoi le reste ne pourrait-il pas continuer tranquillement à se mouvoir et demeurer exactement tel que nous le voyons maintenant ? [...] À supposer que les couleurs soient subjectives – rien ne nous dit qu'on ne pourrait pas les penser objectivement. La possibilité que le monde soit semblable à celui qui nous apparaît n'est pas du tout écartée par le fait que nous reconnaissons les facteurs subjectifs. Éliminer le sujet par la pensée – c'est-à-dire vouloir se présenter le monde sans sujet : c'est contradictoire : représenter sans représentation ! Peut-être y a-t-il cent mille représentations subjectives. Une fois notre représentation humaine éliminée par la pensée – il reste celle de la fourmi. Et si l'on imaginait une disparition totale de la vie, à l'exception de la fourmi : l'existence dépendrait-elle vraiment d'elle ? Certes, la valeur de l'existence dépend des êtres sensibles. Et pour les hommes l'existence et l'existence douée de valeur sont souvent une seule et même chose."
Nietzsche, Aurore, 1881, Fragments posthumes, X, D 82.
"Le phénomène fondamental de notre vie consciente va pour nous tellement sans dire que nous en sentons à peine le mystère. Nous ne nous interrogeons pas à son sujet. Ce que nous pensons, ce dont nous parlons, c'est toujours autre chose que nous-mêmes, c'est ce sur quoi nous sommes braqués, nous sujets, comme sur un objet situé en face de nous. Quand par la pensée je me prends moi-même pour objet, je deviens autre chose pour moi. En même temps, il est vrai, je suis présent en tant que moi-qui-pense, qui accomplis cette pensée de moi-même ; mais ce moi, je ne peux pas le penser de façon adéquate comme objet, car il est toujours la condition préalable de toute objectivation. Ce trait fondamental de notre vie pensante, nous l'appelons la scission sujet-objet. Nous sommes toujours en elle, pour peu que nous soyons éveillés et conscients. Nous aurons beau tourner et retourner notre pensée sur elle-même, nous n'en resterons pas moins toujours dans cette scission entre le sujet et l'objet et braqués sur l'objet ; peu importe que l'objet soit une réalité perçue par nos sens, une représentation idéale telle que chiffres et figures, un produit de la fantaisie, ou même la conception purement imaginaire d'une chose impossible. Toujours les objets qui occupent notre conscience sont, extérieurement ou intérieurement, en face de nous. Comme l'a dit Schopenhauer, il n'y a ni objet sans sujet, ni sujet sans objet."
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 28-29.
"Tant que l'enfant ne s'est pas construit une identité suffisante, il ne s'intéresse qu'à certains aspects des objets, ce qui l'empêche d'en distinguer l'aspect général. Ce n'est pas n'importe quelle couverture, mais uniquement la sienne qui peut lui donner une sensation de sécurité, bien que toutes les couvertures puissent le tenir au chaud. Tant qu'il ne peut pas supporter d'être recouvert par une autre couverture que la sienne, il n'est pas capable de faire abstraction de la signification unique que les objets ont pour lui. De même, il n'est pas vraiment capable d'apprendre à manier les concepts généraux et abstraits, ainsi que leurs représentations symboliques, telles que les mots et les chiffres.
Certains psychologues établissent donc une différence entre une perception autocentrique du monde, et une autre, qui est allocentrique : « Dans le mode autocentrique, il y a peu ou pas d'objectivation ; l'important, c'est ce que - et comment – la personne ressent ; il y a une relation étroite, qui va jusqu'à la fusion, entre la qualité sensorielle et les sensations de plaisir ou de déplaisir, et la personne qui perçoit réagit essentiellement à ce qui la touche directement. Dans le monde allocentrique, il y a objectivation ; ce qui est important, c'est l'apparence de l'objet ; il n'y pas de relation - ou une relation moins prononcée ou moins directe – entre les qualités sensorielles perçues et les sensations de plaisir/déplaisir. »[1] Quand, pour l'enfant, « ma couverture » devient « la couverture dont j'avais besoin pour pouvoir m'endormir », il a franchi (en ce qui concerne les couvertures) un pas important : il commence à passer d'une perception autocentrique du monde à une perception allocentrique."
Bruno Bettelheim, "Le parti pris de l'échec", 1961, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 194.
[1] E. G. Schachtel : Metamorphosis, New York, Basic Books, 1959.
"Certes, quand la physique travaille sur des objets à notre échelle courante d'observations, on peut considérer son objet comme relativement indépendant du sujet. Il est vrai que cet objet n'est alors connu que grâce à des perceptions, qui comportent un aspect subjectif, et grâce à des calculs ou à une structuration métrique ou logico-mathématique, qui relèvent eux aussi d'activités du sujet. Mais il convient dès l'abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l'action propre, donc le « moi » ou sujet égocentrique source de déformations ou illusions possibles de nature « subjective » [...] ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d'autrui, qui mesure, calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc communes à tous les sujets [...]. Or, toute l'histoire de la physique est celle d'une décentralisation qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui revient à dire que l'objectivité est devenue possible et que l'objet a été rendu relativement indépendant des sujets.
Mais aux grandes échelles, comme celle qu'étudie la théorie de la relativité, l'observateur est entraîné et modifié par le phénomène observé, de telle sorte que ce qu'il perçoit est en réalité relatif à sa situation particulière sans qu'il puisse s'en douter tant qu'il ne s'est pas livré à de nouvelles décentrations (de telle sorte que Newton considérait comme universelles les mesures spatio-temporelles prises à notre échelle). La solution est alors fournie par les décentrations de niveaux supérieurs, c'est-à-dire par la coordination des covariations inhérentes aux données des différents observateurs possibles. À l'échelle microphysique, d'autre part, chacun sait que l'action de l'expérimentateur modifie le phénomène observé [...] ; ici encore l'objectivité est possible grâce aux décentrations coordinatrices qui dégagent les invariants des variations fonctionnelles établies."
Jean Piaget, Épistémologie des sciences de l'homme, 1972, Gallimard, p. 45-47.
"Certes, quand la physique travaille sur des objets à notre échelle courante d'observations, on peut considérer son objet comme relativement indépendant du sujet. Il est vrai que cet objet n'est alors connu que grâce à des perceptions, qui comportent un aspect subjectif, et grâce à des calculs ou à une structuration métrique ou logico-mathématique, qui relèvent eux aussi d'activités du sujet. Mais il convient dès l'abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l'action propre, donc le "moi" ou sujet égocentrique source de déformations ou illusions possibles de nature "subjective" en ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d'autrui, qui mesure, calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc communes à tous les sujets [...]. Or, toute l'histoire de la physique est celle d'une décentralisation qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui revient à dire que l'objectivité est devenue possible et que l'objet a été rendu relativement indépendant des sujets."
Jean Piaget, Épistémologie des sciences de l'homme, 1972, Gallimard, p. 45-46.
"Parmi les relations qui s'établissent à chaque instant présent entre notre système nerveux et le monde qui nous entoure, le monde des autres hommes surtout, nous en isolons préférentiellement certaines sur lesquelles se fixe notre attention ; elles deviennent pour nous signifiantes parce qu'elles répondent ou s'opposent à nos élans pulsionnels, canalisés par les apprentissages socio-culturels auxquels nous sommes soumis depuis notre naissance. Il n'y a pas d'objectivité en dehors des faits reproductibles expérimentalement et que tout autre que nous peut reproduire en suivant le protocole que nous avons suivi. Il n'y a pas d'objectivité en dehors des lois générales capables d'organiser les structures. Il n'y a pas d'objectivité dans l'appréciation des faits qui s'enregistrent au sein de notre système nerveux. La seule objectivité acceptable réside dans les mécanismes invariants qui régissent le fonctionnement de ces systèmes nerveux, communs à l'espèce humaine. Le reste n'est que l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes, celle que nous tentons d'imposer à notre entourage et qui est le plus souvent [...] celle que notre entourage a construit en nous".
Henri Laborit, Éloge de la fuite, 1976, Folio essais, 2004, p. 11-12.
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Date de création : 15/12/2006 @ 18:10
Dernière modification : 08/10/2015 @ 17:55
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