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Texte à méditer :  La solution du problème de la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème.  Wittgenstein
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Hors des sentiers battus
L'amour

    "- Le jour où naquit Aphrodite, les dieux banquetaient. Avec eux tous il y avait le fils de Mètis, Poros. Après le dîner, Pénia était venue mendier, ce qui est naturel un jour de fête, et elle se tenait près de la porte. Poros qui s'était enivré de nectar (car le vin n'existait pas encore) entra dans le jardin de Zeus, et tout alourdi s'endormit. Pénia, dans sa pénurie, eut l'idée d'avoir un enfant de Poros : elle se coucha près de lui, et fut enceinte de l'Amour . Voilà pourquoi l'Amour est devenu le compagnon d'Aphrodite et son serviteur ; engendré lors des fêtes de la naissance de celle-ci, il est naturellement amoureux du beau - et Aphrodite est belle.
    « Étant donc fils de Poros et de Pénia, l'Amour se trouve dans cette condition : d'abord, il est toujours pauvre, et loin d ' être délicat et beau comme le croient la plupart, il est rude au contraire, il est dur, il va pieds nus, il est sans gîte, il couche toujours par terre, sur la dure, il dort à la belle étoile près des portes et sur les chemins, car il tient de sa mère, et il est toujours dans le besoin. D'autre part, à l'exemple de son père, il est à l'affût de ce qui est beau et de ce qui est bon, il est viril, résolu, ardent, c'est un chasseur de premier ordre, il ne cesse d'inventer des ruses; il est désireux du savoir et sait trouver les passages qui y mènent, il emploie à philosopher tout le temps de sa vie, il est merveilleux sorcier, et magicien, et sophiste. Ajoutons qu'il n'est, par nature, ni immortel ni mortel. Dans la même journée tantôt il fleurit et il vit, tantôt il meurt; puis il revit quand passent en lui les ressources qu'il doit à la nature de son père, mais ce qui passe en lui sans cesse lui échappe ; aussi l'Amour n'est-il jamais ni dans l'indigence ni dans l'opulence.
    « D'autre part il se tient entre le savoir et l'ignorance, et voici ce qu'il en est : aucun dieu ne s'occupe à philosopher et ne désire devenir savant, car il l'est. Et d'une manière générale si l'on est savant on ne philosophe pas; mais les ignorants eux non plus ne philosophent pas, et ne désirent pas devenir savants. C'est là justement ce qu'il y a de fâcheux dans l'ignorance: on n'est ni beau, ni bon, ni intelligent, et pourtant on croit l'être assez. On ne désire pas une chose quand on ne croit pas qu'elle vous manque.
    - Qui sont donc, Diotime, demandai-je, ceux qui philosophent, s'ils ne sont ni les savants ni les ignorants ?
    - C'est très clair, dit-elle ; même un enfant le verrait dès maintenant : ceux qui se trouvent entre les deux, et l'Amour doit en faire partie. La science, en effet, compte parmi les choses les plus belles; or l'Amour est amour du beau; il est donc nécessaire que l'Amour soit philosophe et, comme il est philosophe, qu'il tienne le milieu entre le savant et l'ignorant. La cause de cela même est dans son origine, car il est né d'un père savant et plein de ressources, et d'une mère dépourvue de science comme de ressources. Telle est, mon cher Socrate, la nature de ce démon."

 

Platon, Le Banquet, 203b-204b, trad. P. Vicaire revue.


 

 "Quand Aphrodite naquit, les dieux célébrèrent un festin, tous les dieux, y compris Poros, fils de Mètis. Le dîner fini, Pénia, voulant profiter de la bonne chère; se présenta pour mendier et se tint prés de la porte. Or Poros, enivré de nectar, car il n'y avait car encore de vin, sortit dans le jardin de Zeus, et, alourdi par l'ivresse, il s'endormit. Alors Pénia, poussée par l'indigence, eut l'idée de mettre à profit l'occasion, pour avoir un enfant de Poros : elle se coucha près de lui, et conçut l'Amour. Aussi l'Amour devin-il le compagnon et le serviteur d'Aphrodite, parce qu'il fut engendré au jour dé naissance de la déesse, et parce qu'il est naturellement amoureux du beau, et qu'Aphrodite est belle. Etant fils de Poros et de Pénia, l'Amour en a reçu certains caractères en partage. D'abord il est toujours pauvre, et loin d'être délicat et beau comme on se l'imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile; sans avoir jamais d'autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, prés des portes et dans les rues; il tient de sa mère, et l'indigence est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de œ qui est beau et bon; il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n'est par nature ni immortel ni mortel; mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance, tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père. Ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu'il n'est jamais ni dans l'indigence, ni dans l'opulence et qu'il tient de même le milieu entre la science et l'ignorance, et voici pourquoi. Aucun des dieux ne philosophe et ne désire devenir savant, car il l'est; et, en général, si l'on est savant, on ne philosophe pas; les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants ; car l'ignorance a précisément ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté, ni bonté, ni science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer d'une chose, on ne la désire pas."
 
Platon, Le Banquet, 203a-204a, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1964, p. 71-72.

 

  "Quand Aphrodite naquit, les dieux célébrèrent un festin, tous les dieux, y compris Poros, fils de Mètis. Le dîner fini, Pénia, voulant profiter de la bonne chère; se présenta pour mendier et se tint prés de la porte. Or Poros, enivré de nectar, car il n'y avait car encore de vin, sortit dans le jardin de Zeus, et, alourdi par l'ivresse, il s'endormit. Alors Pénia, poussée par l'indigence, eut l'idée de mettre à profit l'occasion, pour avoir un enfant de Poros : elle se coucha près de lui, et conçut l'Amour. Aussi l'Amour devin-il le compagnon et le serviteur d'Aphrodite, parce qu'il fut engendré au jour dé naissance de la déesse, et parce qu'il est naturellement amoureux du beau, et qu'Aphrodite est belle. Etant fils de Poros et de Pénia, l'Amour en a reçu certains caractères en partage. D'abord il est toujours pauvre, et loin d'être délicat et beau comme on se l'imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile; sans avoir jamais d'autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, prés des portes et dans les rues; il tient de sa mère, et l'indigence est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de œ qui est beau et bon ; il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n'est par nature ni immortel ni mortel; mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance, tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père. Ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu'il n'est jamais ni dans l'indigence, ni dans l'opulence et qu'il tient de même le milieu entre la science et l'ignorance, et voici pourquoi. Aucun des dieux ne philosophe et ne désire devenir savant, car il l'est; et, en général, si l'on est savant, on ne philosophe pas; les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants ; car l'ignorance a précisément ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté, ni bonté, ni science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer d'une chose, on ne la désire pas. Je demandai : Quels sont donc, Diotime, ceux qui philosophent, si ce ne sont ni les savants ni les ignorants ? —Un enfant même, répondit-elle, comprendrait tout de suite que ce sont ceux qui sont entre les deux, et l'Amour est de ceux-là. En effet, la science compte parmi les plus belles choses ; or l'Amour est l'amour des belles choses ; il est donc nécessaire que l'Amour soit philosophe, et, s'il est philosophe, qu'il tienne le milieu entre le savant et l'ignorant ; et la cause en est dans son origine, car il est fils d'un père savant et plein de ressources, mais d'une mère sans science ni ressources. Voilà, mon cher Socrate, quelle est la nature du démon. Quant à la façon dont tu te représentais l'Amour, ton cas n'a rien d'étonnant ; tu t'imaginais, si je puis le conjecturer de tes paroles, que l'Amour est l'objet aimé et non le sujet aimant : voilà pourquoi, je pense, tu te le figurais si beau ; et, en effet, ce qui est aimable, c'est ce qui est réellement beau délicat, parfait et bienheureux ; mais ce qui aime a un tout autre caractère, celui que je viens d'exposer".
 
Platon, Le Banquet, 203a-204c, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1964, p. 71-72.

 
 "Étant fils de Poros[1] et de Pénia[2], l'Amour en a reçu certains caractères en partage. D'abord il est toujours pauvre, et loin d'être délicat et beau comme on se l'imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile, sans avoir jamais d'autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les rues ; il tient de sa mère, et l'indigence est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n'est par nature ni immortel, ni mortel ; mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance ; tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père. Ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu'il n'est jamais ni dans l'indigence, ni dans l'opulence."
 
Platon, Le Banquet, 203c-203e, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1964, p. 71-72.

[1] Ressource, richesse, expédient.
[2] Pauvreté.

 

 

  "Je vins à Carthage, et partout autour de moi bouillait à gros bouillons la chaudière des amours honteuses. Je n'aimais pas encore, et j'aimais à aimer ; dévoré du désir secret de l'amour, je m'en voulais de ne l'être pas plus encore. Comme j'aimais à aimer, je cherchais un objet à mon amour, j'avais horreur de la paix d'une voie sans embûches. Mon âme avait faim, privée qu'elle était de la nourriture de l'âme, de vous-même, mon Dieu, mais je ne sentais pas cette faim. J'étais sans appétit pour les aliments incorruptibles, non par satiété, mais plus j'en étais privé, plus j'en avais le dégoût. Et c'est pourquoi mon âme était malade et, rongée d'ulcères, se jetait hors d'elle-même, avec une misérable et ardente envie de se frotter aux créatures sensibles. Mais si ces créatures n'avaient pas une âme, à coup sûr, on ne les aimerait pis. Aimer et être aimé m'était bien plus doux, quand je jouissais du corps de l'objet aimé. Je souillais donc la source de l'amitié des ordures de la concupiscence; j'en ternissais la pureté des vapeurs infernales de la débauche. Repoussant et infâme, je brûlais dans mon extrême vanité de faire l'élégant et le mondain. Je me ruai à l'amour où je souhaitais être pris. Mon Dieu, qui m'avez fait miséricorde, de quel fiel, dans votre bonté, vous en avez arrosé pour moi la douceur ! Je fus aimé, j'en vins secrètement aux liens de la possession. "
 

Augustin, Les Confessions, Livre III, chapitre 1, trad. J. Trabucco, Garnier-Flammarion, 1978, p. 49-50.



    "Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu'un défaut, qui nous attire ainsi à l'amour, toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l'exemple que j'en ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d'avoir considéré le mérite, de la personne pour laquelle nous nous sentons émus."
 

Descartes, Lettre à Chanu du 6 juin 1647 et Traité des passions, II § 136.



  "Vous me parlez des liens de l’amour, Eugénie ; puissiez-vous ne les jamais connaître ! Ah ! qu’un tel sentiment, pour le bonheur que je vous souhaite, n’approche jamais de votre cœur ! Qu’est-ce que l’amour ? On ne peut le considérer, ce me semble, que comme l’effet résultatif des qualités d’un bel objet sur nous ; ces effets nous transportent ; ils nous enflamment ; si nous possédons cet objet, nous voilà contents ; s’il nous est impossible de l’avoir, nous nous désespérons. Mais quelle est la base de ce sentiment ?… le désir. Quelles sont les suites de ce sentiment ?… la folie. Tenons-nous-en donc au motif, et garantissons-nous des effets. Le motif est de posséder l’objet : eh bien ! tâchons de réussir, mais avec sagesse ; jouissons-en dès que nous l’avons ; consolons-nous dans le cas contraire : mille autres objets semblables, et souvent bien meilleurs, nous consoleront de la perte de celui-là ; tous les hommes, toutes les femmes se ressemblent : il n’y a point d’amour qui résiste aux effets d’une réflexion saine. Oh ! quelle duperie que cette ivresse qui, absorbant en nous le résultat des sens, nous met dans un tel état que nous ne voyons plus, que nous n’existons plus que par cet objet follement adoré ! Est-ce donc là vivre ? N’est-ce pas bien plutôt se priver volontairement de toutes les douceurs de la vie ? N’est-ce pas vouloir rester dans une fièvre brûlante qui nous absorbe et qui nous dévore, sans nous laisser d’autre bonheur que des jouissances métaphysiques, si ressemblantes aux effets de la folie ? Si nous devions toujours l’aimer, cet objet adorable, s’il était certain que nous ne dussions jamais l’abandonner, ce serait encore une extravagance sans doute, mais excusable au moins. Cela arrive-t-il ? A-t-on beaucoup d’exemples de ces liaisons éternelles qui ne se sont jamais démenties ? Quelques mois de jouissance, remettant bientôt l’objet à sa véritable place, nous font rougir de l’encens que nous avons brûlé sur ses autels, et nous arrivons souvent à ne pas même concevoir qu’il ait pu nous séduire à ce point."


Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir, 1795, Cinquième dialogue, Volume 2, p. 43-45.



  "On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré.
  Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures et voici ce que vous trouverez :

  Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver : deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grandes que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.
  Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente, la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections.
  En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce que l'on aime.

  Ce phénomène, que je me permet d'appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé, et de l'idée qu'elle est à moi. [...]
  Le doute naît. [...]
 
L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait, il devient sévère sur les raisons d'espérer qu'il a cru voir.
  Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, il les trouve anéantis. La crainte d'un affreux malheur le saisit, et avec elle l'attention profonde.
  […]
  Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des confirmations de cette idée :
  Elle m'aime.
  À chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, l'amant se dit : oui, elle m'aime ; et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes ; puis le doute à l'oeil hagard s'empare de lui et l'arrête en sursaut. Sa poitrine oublie de respirer ; il se dit : mais, est-ce qu'elle m'aime ? Au milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement : elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde peut me donner.
  C'est l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin sur l'extrême bord d'un précipice affreux, et touchant de l'autre main le bonheur parfait, qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la première."


Stendhal, De l'Amour, 1822, GF,  1965, p. 34-37.



    "On peut promettre des actes, mais non des sentiments ; car ceux-ci sont involontaires. Qui promet à l'autre de l'aimer toujours ou de le haïr toujours ou de lui être toujours fidèle promet quelque chose qui n'est pas en son pouvoir ; ce qu'il peut pourtant promettre, ce sont des actes qui sont d'ordinaire, sans doute, des suites de l'amour, de la haine, de la fidélité, mais peuvent aussi bien découler d'autres motifs : car les motifs et les voies sont multiples qui mènent à un acte. La promesse de toujours aimer quelqu'un signifie donc : aussi longtemps que je t'aimerai, je te le témoignerai par des actes d'amour ; si je ne t'aime plus, tu n'en continueras pas moins à être de ma part l'objet des mêmes actes, quoique pour d'autres motifs : de sorte qu'il persistera dans la tête de nos semblables l'illusion que l'amour demeure inchangé et pareil à lui-même. – On promet dont la continuité des apparences de l'amour lorsque, sans s'aveugler soi-même, on jure à quelqu'un un éternel amour".
 

Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, art. 58.


 
    "Qu'est-ce qu'aimer, sinon comprendre et se réjouir qu'un autre être vive, agisse et sente d'une autre manière que nous, d'une manière opposée même ? Afin que l'amour puisse unir les contraires dans la joie, il ne faut pas qu'il les supprime, les nie. – Même l'amour de soi a pour condition première la dualité (ou la multiplicité) irréductible dans une seule et même personne".
 

Nietzsche, Opinions et sentences mêlées, 1879, art. 76.


 
    "Tout amour est de quelque chose que l'on n'a pas en soi. Aimer, c'est trouver sa richesse hors de soi, je dis sa richesse intime, non sa parure ; et comme c'est de soi qu'on aime, ce n'est pas soi qu'on peut aimer. On aime l'image de soi que se font les autres, en ce sens que cette image, si elle est aimable, rend la société agréable et sûre. Mais cette image n'est point moi ; aucun objet, aucune chose n'est moi. [...] Là-dessus aucune parure ne tient. Ce que je fais, cela seul est de moi ; mais en moi il n'en reste rien ; compter sur l'habitude et sur le talent c'est compter sur les autres ; il ne reste en moi que le courage ; mais encore faut-il le faire et le porter ; dès qu’il est objet, dès qu'on voudrait l'aimer, il n'est plus. Si le souvenir console un peu, il est une charge aussi, s'il est beau. J’ai pensé souvent à ce musicien qui, après quelques oeuvres de grande beauté, ne trouva plus rien de bon ; sans doute mit-il tout son génie à se condamner ; il mourut fou. Peut-être est-il sage de prendre un peu de vanité, mais sans s'y donner, comme on prend le soleil à sa porte."
 

Alain, Éléments de philosophie, 1916, Livre 5 : Des passions, Chapitre IV : De l'amour de soi.


 
    "Il n'y a rien de si fécond dans notre vie intime que le sentiment amoureux ; au point qu'il en vient à être le symbole de toute fécondité. De l'amour, bien des choses naissent ainsi dans le sujet : des désirs, des pensées, des volitions, des actes ; mais tout ce qui naît de l'amour, comme le fruit d'une semence, n'est pas l'amour lui-même, tout cela présuppose bien plutôt l'existence de l'amour. Ce que nous aimons, bien évidemment, nous le désirons aussi en un certain sens, d'une certaine manière ; mais, en revanche, il est notoire que nous désirons bien des choses que nous n'aimons pas, à l'égard desquelles nous sommes indifférents sur le plan sentimental. Désirer un bon vin n'est pas l'aimer ; le morphinomane désire la drogue en même temps qu'il la hait pour son action nocive.

    Mais il y a une autre raison, plus rigoureuse et plus fine, de séparer amour et désir. Le désir de quelque chose, c'est en définitive la tendance à la possession de ce quelque chose ; possession signifie alors, d'une manière ou d'une autre, que l'objet entre dans notre orbite et vient en quelque sorte faire partie de nous. Aussi le désir meurt-il automatiquement quand on obtient la possession ; il s'épuise en se satisfaisant. L'amour en revanche est un éternel insatisfait. Le désir a un caractère passif et, en toute rigueur, ce que je désire quand je désire, c'est que l'objet vienne à moi. Je suis un centre de gravitation, où j'attends que les choses viennent tomber. Au contraire, dans l'amour tout est activité […]. L'amour ne consiste pas en ce que l'objet vienne à moi ; c'est moi qui vais à l'objet et qui suis en lui. Dans l'acte amoureux, la personne sort d'elle-même : c'est peut-être le plus grand essai que la Nature fasse pour que chacun sorte de soi-même vers autre chose. Ce n'est pas elle qui gravite vers moi, c'est moi qui gravite vers elle."
 

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, 1926, tr. C. Pierre, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 31-32.


 
    "Qu'il se trouve près ou loin, qu'il aime la femme ou l'enfant, l'art ou la science, la patrie ou Dieu, l'amour s'évertue autour de l'aimé. Le désir jouit de l'objet qu'il désire, il en reçoit du plaisir, mais il n'offre pas, il ne donne rien, il ne met rien de lui-même. L'amour et la haine agissent constamment ; l'amour enveloppe son objet d'une atmosphère favorable et il est, de près ou de loin, caresse, louange, protection, câlinerie en somme. La haine enveloppe le sien, avec autant de feu, dans une atmosphère défavorable ; elle le corrode. Il n'est pas nécessaire […] que cela se produise réellement ; je parle ici de l'intention contenue dans la haine, de ce faire irréel qui constitue le sentiment même. Nous dirons donc de l'amour qu'il est un chaud fluide fortifiant l'aimé et de la haine qu'elle sécrète un suc virulent et corrosif.

    Cette opposition d'intentions, dans l'un et l'autre effets, se manifeste sous une autre forme : dans l'amour nous nous sentis unis à l'objet. Que signifie cette union ? Elle n'est pas, en elle-même, une union physique, ni même une proximité. Notre ami, peut-être – n'oublions pas l'amitié quand nous parlons de l'amour en général -, vit au loin et nous ne savons rien de lui. Nous sommes cependant dans une coexistence symbolique avec lui – notre âme semble se dilater fabuleusement, franchir les distances et être là où il est, nous nous sentons réunis essentiellement à lui. Nous exprimons quelque chose comme cela lorsque, dans un moment difficile, nous disons à quelqu'un : compte sur moi – je suis à tes côtés ; c'est dire que sa cause est la mienne, que je suis solidaire de sa personne et de son être.

    La haine en revanche, malgré ce mouvement constant vers l'objet haï, nous sépare de l'objet, dans le même sens symbolique ; elle nous maintient à une distance radicale, elle ouvre un abîme. Amour c'est deux cœurs unis, c'est concorde ; haine c'est discorde, dissension métaphysique, refus absolu d'être avec l'objet haï.

    Nous entrevoyons maintenant en quoi consiste cette activité, cette sorte de travail que nous soupçonnions, non sans raison, dans l'amour et dans la haine et qui les différencie des émotions passives, comme la joie ou la tristesse. On ne dit pas en vain : être joyeux ou être triste. Ce sont en effet des états, et non pas des efforts, des agissements. L'homme triste, en tant que triste, ne fait rien, ni le joyeux, en tant que joyeux. L'amour, en revanche, parvient à cette dilatation virtuelle vers l'objet, et s'occupe à une tâche invisible, mais divine, et la plus active qui puisse être : il s'occupe d'affirmer son objet. Pensez à ce qu'est l'amour de l'art ou de la patrie : c'est en quelque sorte ne pas douter un instant de leur droit à l'existence ; c'est en somme reconnaître et confirmer à chaque instant qu'ils sont dignes d'exister. Et non pas à la manière d'un juge qui rend froidement sa sentence en reconnaissant un droit, mais de telle manière que la sentence favorable soit en même temps intervention, exécution. À l'opposé, haïr, c'est tuer virtuellement ce que nous haïssons, c'est le détruire en intention, supprimer son droit à vivre. Haïr quelqu'un c'est ressentir de l'irritation du seul fait de sa simple existence. Sa disparition radicale seulement nous satisferait.

    Je ne crois pas qu'il y ait un symptôme plus substantiel de l'amour et de la haine que celui-là. Aimer une chose c'est travailler à son existence ; ne pas admettre, pour ce qui dépend de soi, la possibilité d'un univers d'où cet objet soit absent. Mais remarquez que cela équivaut à l'intention de lui donner continûment la vie, pour ce qui dépend de nous. L'amour est vivification éternelle, création et conservation intentionnelle de l'aimé. La haine est annulation et assassinat virtuel – mais non pas un assassinat qui se fait d'un coup ; haïr c'est assassiner sans relâche, effacer de l'existence l'être que nous haïssons.

    Si, en ce point, nous résumons les attributs de l'amour que nous avons vus se révéler, nous dirons que c'est un acte centrifuge de l'âme qui va vers l'objet en un flux constant et qui l'enveloppe, le réchauffe et le fortifie, en nous unissant à lui et en affirmant exécutivement son être."
 

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, 1926, tr. C. Pierre, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 38-41.


 
    "Il n'est pas vraisemblable qu'un amour plein, né à la racine même de la personne, puisse mourir. Il est installé pour toujours dans l'âme sensible. Les circonstances, l'éloignement par exemple, pourront empêcher qu'il s'alimente comme il faut, et alors cet amour diminuera de volume, se convertira en un minuscule fil sentimental, en une petite veine d'émotion qui continuera de sourdre dans le sous-sol de la conscience. Mais il ne mourra pas : sa qualité sentimentale restera intacte. Dans ce fond radical, la personne qui a aimé continue de se sentir absolument attachée à la personne aimée. Le hasard pourra l'emporter loin de là dans l'espace physique et social. Peu importe : elle restera auprès de l'aimé. Tel est le symptôme suprême du véritable amour : être à côté de l'aimé, dans un contact, dans une proximité plus profonds que la proximité spatiale. C'est être vitalement avec l'autre. Le mot le plus exact, mais trop technique, serait : être ontologiquement avec l'aimé, fidèle à son destin, quel qu'il soit. La femme qui aime le voleur, où que se trouve son être physique, est avec le voleur, assise dans la prison."
 

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, 1926, tr. C. Pierre, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 55-56.


 
    "L'amour, à strictement parler [1], est pure activité sentimentale vers un objet, qui peut être n'importe quoi, une personne ou une chose. En tant qu'activité « sentimentale », il est, d'un côté, séparé de toutes les fonctions intellectuelles – percevoir, faire attention, penser, se souvenir, imaginer ; d'un autre côté, il est séparé du désir avec lequel on le confond souvent. On désire, un verre d'eau quand on a soif, mais on ne l'aime pas. Des désirs naissent de l'amour, sans aucun doute ; mais l'amour lui-même n'est pas le désir. Nous désirons un sort heureux pour la patrie et nous désirons y vivre "parce que" nous l'aimons. Notre amour précède ces désirs, qui en naissent comme la plante naît de la semence.

En tant qu' "activité" sentimentale, l'amour se distingue des sentiments inertes, comme la joie ou la tristesse. Ces derniers sont comme une couleur qui teinte notre âme. On est dans l' "état" de tristesse ou dans l' "état" de joie, d'une manière purement passive. La joie, par elle-même, ne contient aucune action, bien qu'elle puisse y conduire. Aimer quelque chose, en revanche, n'est pas simplement être dans un "état", c'est agir vers l'objet aimé. Je ne pense pas aux mouvements physiques ou spirituels que l'amour entraîne ; l'amour est en soi, constitutivement, un acte transitif dans lequel nous nous évertuons vers ce que nous aimons."
 

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, 1926, tr. C. Pierre, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 68-69.
 

[1] L'amour seulement, donc, et non pas l'état total de la personne qui aime.


 
    "Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d'autres, et que c'est d'abord contre tous les autres hommes qu'on aime, les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l'instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd'hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l'amour de l'humanité est indirect et acquis. A ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c'est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie à aimer le genre humain; comme aussi c'est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l'humanité pour nous montrer l'éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l'autre nous n'arrivons à l'humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d'un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu'elle et que nous l'ayons atteinte sans l'avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu'on parle d'ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu'il s'agisse d'amour ou de respect, une autre morale, c'est un autre genre d'obligation."
 

Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre I : L'obligation morale.



   "Nul texte ne met mieux en lumière les liens qui unissent l'amour au passé que " Sylvie " de Gérard de Nerval. Au début de ce récit, Nerval nous fait part de son amour pour une actrice, Aurélie. Sortant d'une représentation où il est allé pour la voir, il se rend dans un cercle et, feuilletant un journal, y trouve une rubrique: " Fête du bouquet provincial ", qui éveille en lui le souvenir de sa province. Ce souvenir le hante toute la nuit. Il se voit à une fête de village avec son amie Sylvie. Mais ce jour-là vint Adrienne, la petite fille des châtelains. Comme l'actrice, elle chanta, et devant un public. Comme l'actrice, elle était lointaine, refusée, parée, illuminée par les rayons de la lune comme par lès feux de la rampe [...]. Et ce souvenir suffit à éclairer l'amour pour la cantatrice: " Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui, tous les soirs, me prenait à l'heure du spectacle pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. "

  Dès lors Gérard de Nerval ne sait plus s'il aime Adrienne ou Aurélie. Sa passion oscille entre elles. Et comme si l'amour pour l'actrice, se sentant menacé par le souvenir d'Adrienne qui, le ramenant à sa source, risque de le détruire et de le dissiper, tentait, pour se sauver, d'identifier les deux images, Nerval se demande si Aurélie ne serait pas Adrienne. La passion est refus du temps: elle semble pressentir ici que la connaissance du temps sera sa perte. Elle affirme donc que le passé est présent encore, que l'actrice est la châtelaine. Mais la passion ne saurait triompher de la vérité. Gérard de Nerval amène Aurélie devant le château d'Adrienne, nulle émotion ne paraît en elle. Alors il lui raconte tout, lui dit " la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle ". Et Aurélie comprend et fait comprendre à Gérard de Nerval qu'il n'aime en elle que son passé.

  Ainsi le rêve des passions est vaincu par la connaissance des vérités temporelles. On comprend par là ce que sont l'erreur et l'inconscience passionnelles: la passion méconnaît le temps comme tel. Par elle, nous refusons de prendre conscience de ce que sera le futur, des conséquences de nos actions, de la réaction de nos tendances dans l'avenir. La passion se distingue ainsi de la volonté. Le volontaire parvient à se penser avec vérité dans le futur, il connaît assez ses tendances, leur profondeur et leur durée, pour savoir ce qui, plus tard, lui donnera le bonheur. Mais le passionné échoue en ses prévisions, il s'abuse sur lui-même [...]. Par la passion, nous refusons aussi de connaître ce qu'est le présent. Les objets que la vie nous offre ne sont pour nous que des occasions de nous souvenir, ils deviennent les symboles de notre passé. Par là, ils se parent d'un prestige qui n'est pas le leur; par contre, nous refusons de percevoir ce qu'ils sont en eux-mêmes, de saisir la réalité des êtres qui, véritablement, sont là. Par la passion enfin, nous refusons de penser le passé comme tel, c'est-à-dire comme ce qui n'est plus. Nous affirmons qu'il n'est pas mort, qu'il nous est possible de le retrouver, nous le croyons présent encore. Par là, la passion est folie. Et c'est bien à la folie en effet que sera conduit Gérard de Nerval lorsque, renonçant à la précision des souvenirs qui rendent au passé ce qui lui appartient, il verra en Aurélie non ce qu'elle est, mais tout ce que son enfance a rêvé [...].
  Ici l'amour refuse le temps, affirme que le passé n'est pas mort, que l'absent est présent; il se trompe d'objet, se montre incapable de saisir les êtres dans leur actuelle particularité, dans leur essence individuelle. Il se souvient en croyant percevoir, il confond, il se berce de rêve, il forge la chimère de l'éternité".
 

Ferdinand Alquié, Le Désir d'Éternité, 1943, PUF, p. 26-29.


 

  "Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un autre être que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut ; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
  Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer".

 

Ferdinand Alquié, Le Désir d'éternité, 1943, PUF, 1987, p. 62-63.



  "On fait entre ces deux mots [assumer et aimer] une confusion volontaire et c'est de là que naît la mystification : ce qu'on assume, on ne l'aime pas. On assume son corps, son passé, sa situation présente : mais l'amour est mouvement vers un autre, vers une existence séparée de la sienne, une fin, un avenir ; la manière d'assumer un fardeau, une tyrannie, ce n'est pas de l'aimer mais de se révolter. Une relation humaine n'a pas de valeur tant qu'elle est subie dans l'immédiat ; les rapports des enfants aux parents par exemple ne prennent de prix que lorsqu'ils se réfléchissent dans une conscience ; on ne saurait admirer dans les rapports conjugaux qu'ils retombent à l'immédiat et que les conjoints y engloutissent leur liberté. Ce mélange complexe d'attachement, de rancune, de haine, de consigne, de résignation, de paresse, d'hypocrisie, appelé amour conjugal, on ne prétend le respecter que parce qu'il sert d'alibi. Mais il en est de l'amitié comme de l'amour physique : pour qu'elle soit authentique, il faut d'abord qu'elle soit libre. Liberté ne signifie pas caprice : un sentiment est un engagement qui dépasse l'instant ; mais il n'appartient qu'à l'individu de confronter sa volonté générale et ses conduites singulières de manière à maintenir sa décision ou au contraire à la briser ; le sentiment est libre quand il ne dépend d'aucune consigne étrangère, quand il est vécu dans une sincérité sans peur."

 

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949, II, Deuxième partie, Chapitre V, Édition du Club France Loisirs, La Bibliothèque du XXe siècle, 1990, p. 718.



  "Le mot « amour » n'a pas du tout le même sens pour l'un et l'autre sexe et c'est là une source des graves malentendus qui les séparent. Byron a dit justement que l'amour n'est dans la vie de l'homme qu'une occupation, tandis qu'il est la vie même de la femme. C'est la même idée qu'exprime Nietzsche dans le Gai Savoir :

  Le même mot d'amour, dit-il, signifie en effet deux choses différentes pour l'homme et pour la femme. Ce que la femme entend par amour est assez clair : ce n'est pas seulement le dévouement, c'est un don total de corps et d'âme, sans restriction, sans nul égard pour quoi que ce soit. C'est cette absence de condition qui fait de son amour une foi[1], la seule qu'elle ait. Quant à l'homme, s'il aime une femme c'est cet amour-là qu'il veut d'elle; il est par conséquent bien loin de postuler pour soi le même sentiment que pour la femme ; s'il se trouvait des hommes qui éprouvassent aussi ce désir d'abandon total, ma foi, ce ne seraient pas des hommes.

  Des hommes ont pu être à certains moments de leur existence des amants passionnés, mais il n'en est pas un qu'on puisse définir comme « un grand amoureux » ; dans leurs emportements les plus violents, ils n'abdiquent jamais totalement ; même s'ils tombent à genoux devant leur maîtresse, ce qu'ils souhaitent encore c'est la posséder, l'annexer ; ils demeurent au cœur de leur vie comme des sujets souverains ; la femme aimée n'est qu'une valeur parmi d'autres; ils veulent l'intégrer à leur existence, non engloutir en elle leur existence entière. Pour la femme au contraire, l'amour est une totale démission au profit d'un maître.

  Il faut que la femme oublie sa propre personnalité quand elle aime, écrit Cécile Sauvage. C'est une loi de la nature. Une femme n'existe pas sans un maître. Sans un maître, c'est un bouquet éparpillé.

  En vérité, ce n'est pas d'une loi de la nature qu'il s'agit. C'est la différence de leur situation qui se reflète dans la conception que l'homme et la femme se font de l'amour. L'individu qui est sujet, qui est soi-même, s'il a le goût généreux de la transcendance, s'efforce d'élargir sa prise sur le monde : il est ambitieux, il agit. Mais un être inessentiel ne peut découvrir l'absolu au cœur de sa subjectivité ; un être voué à l'immanence ne saurait se réaliser dans des actes. Enfermée dans la sphère du relatif, destinée au mâle dès son enfance, habituée à voir en lui un souverain à qui il ne lui est pas permis de s'égaler, ce que rêvera la femme qui n'a pas étouffé sa revendication d'être humain, c'est de dépasser son être vers un de ces êtres supérieurs, c'est de s'unir, de se confondre avec le sujet souverain ; il n'y a pas pour elle d'autre issue que de se perdre corps et âme en celui qu'on lui désigne comme l'absolu, comme l'essentiel. Puisqu'elle est de toute façon condamnée à la dépendance, plutôt que d'obéir à des tyrans – parents, mari, protecteur – elle préfère servir un dieu ; elle choisit de vouloir si ardemment son esclavage qu'il lui apparaîtra comme l'expression de sa liberté ; elle s'efforcera de surmonter sa situation d'objet inessentiel en l'assumant radicalement ; à travers sa chair, ses sentiments, ses conduites, elle exaltera souverainement l'aimé, elle le posera comme la valeur et la réalité suprêmes : elle s'anéantira devant lui. L'amour devient pour elle une religion."

 

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949, II, Troisième partie, Chapitre XII, Édition du Club France Loisirs, La Bibliothèque du XXe siècle, 1990, p. 945-946.


[1] C'est Nietzsche qui souligne.


  "Durant les deux premières années de mon mariage, mes rapports avec ma femme furent, je puis aujourd'hui l'affirmer, parfaits. Je veux dire que pendant ces deux années l'accord complet et profond de nos sens s'accompagnait de cet obscurcissement ou, si l'on préfère, de ce silence de l'esprit qui, en de telles circonstances, suspend toute critique et s'en remet à l'amour seul pour juger la personne aimée. Emilia me semblait absolument sans défauts et je crois que je paraissais tel à ses yeux. Ou peut-être voyais-je des défauts et voyait-elle les miens, mais, par une transmutation mystérieuse due à l'amour, ils nous semblaient à tous deux non seulement pardonnables mais en quelque sorte aimables, comme si au lieu de défauts ils eussent été des qualités d'un genre particulier. Bref, nous ne nous jugions pas : nous nous aimions. L'objet de ce récit est de raconter comment, alors que je continuais à l'aimer et à ne pas la juger, Emilia au contraire découvrit ou crut découvrir certains de mes défauts, me jugea et, en conséquence, cessa de m'aimer.

  Plus on est heureux et moins on prête d'attention à son bonheur".
 

Alberto Moravia, Le Mépris, 1954, Chapitre premier, tr. Fr. C. Poncet, GF, p. 27.


 

 
 "L'amour désintéressé est « pur » quand il aime celui qui ne le mérite pas, quand il aime non pas nécessairement l'aimable, mais aussi bien le haïssable ; ce qui est aimé dans le pur amour, ce ne sont pas les qualités, mérites ou talents de l'aimé, ni ses performances sportives ni ses records, mais c'est son ipséité[1] en général ; le pur amour aime la pure essence de l'autre en tant qu'autre, et non pas en tant que ceci ou cela, et non pas en tant que virtuose ou champion d'endurance... C'est l'admiration qui admire ou estime « en-tant-que » ! L'amour, lui, n'a pas de quatenus. L'amour aime l'altérité de l'autre, laquelle n'est pas, à proprement parler, une « raison » d'aimer."
 
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 56.

[1] Ipséité : identité propre ; ce qui fait qu'une personne, ou une chose, est unique et absolument distincte d'une autre.


    "Les efforts de l'Église pour dompter la courtoisie étaient par­venus au XIIIe siècle à susciter quelques poèmes qui déviaient la démarche amoureuse de son but charnel et qui la transféraient vers le mysticisme. Cette transmutation religieuse et abstraite culmina vers 1300 dans le dolce stil nuovo. Mais dans le commun des rites de cour, l'amour vit de l'espoir d'un triomphe final qui conduira la dame à se livrer tout entière, d'une victoire secrète et périlleuse sur l'interdit majeur et sur les châtiments promis aux étreintes adultères. Toutefois, tant que dure l'attente, et il convient qu'elle se prolonge très longtemps, le désir doit se satisfaire de peu. A l'amant qui veut conquérir l'élue, il importe de se maîtriser. De toutes les épreuves que l'amour lui impose, celle qui porte le symbole le plus clair des nécessités du délai consenti, est « l'essai» que célèbrent les chansons des troubadours : la dame commande au chevalier de se coucher auprès d'elle, dans leur commune nudité, et pourtant de dominer son désir. L'amour se renforce dans cette discipline, et dans les joies imparfaites des attouchements mesurés. Ses plaisirs deviennent alors de sentiment. L'étincelle amoureuse ne réunit pas des corps, mais des cœurs."

 

 

Georges Duby, Le Temps des cathédrales, « L'art et la société 980-1420 », 1976, Gallimard, p. 304.

 

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Date de création : 14/02/2007 @ 17:10
Dernière modification : 31/01/2022 @ 09:15
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