"L'homme sauvage et l'homme policé diffèrent tellement par le fond du coeur et des inclinations que ce qui fait le bonheur suprême de l'un réduirait l'autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos et la liberté, il ne veut que vivre et rester oisif, et l'ataraxie même du stoïcien n'approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire, le citoyen toujours actif sue, s'agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses: il travaille jusqu'à la mort, il y court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à la vie pour acquérir l'immortalité. Il fait sa cour aux grands qu'il hait et aux riches qu'il méprise; il n'épargne rien pour obtenir l'honneur de les servir; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection et, fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n'ont pas l'honneur de le partager. Quel spectacle pour un Caraïbe que les travaux pénibles et enviés d'un ministre européen ! Combien de morts cruelles ne préférerait pas cet indolent sauvage à l'horreur d'une pareille vie qui souvent n'est pas même adoucie par le plaisir de bien faire ? Mais pour voir le but de tant de soins, il faudrait que ces mots, puissance et réputation, eussent un sens dans son esprit, qu'il apprît qu'il y a une sorte d'hommes qui comptent pour quelque chose les regards du reste de l'univers, qui savent être heureux et contents d'eux-mêmes sur le témoignage d'autrui plutôt que sur le leur propre. Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces différences : le sauvage vit en lui-même ; l'homme sociable toujours hors de lui ne fait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence."
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754, 2 partie, Flammarion, GF, p. 255-256, Livre de poche, 1996, p. 132-133.
"Une conscience de soi pour une autre conscience de soi est tout d'abord immédiate comme autre chose pour une autre chose. Je me vois en lui moi-même immédiatement comme Moi, mais j'y vois aussi un autre objet étant là (daseiendes) immédiatement, en tant que Moi absolument indépendant en face de moi. La mise de côté de l'individualité de la conscience de soi a été la première ; par là elle n'a été déterminée que comme particulière. — Cette contradiction lui inspire le désir de se montrer comme soi libre et d'être présente pour l'autre comme tel, — c'est le processus de la reconnaissance du moi. […]
La conscience générale de soi est l'affirmative connaissance de soi-même dans l'autre moi ; et chacun d'eux, comme individualité libre, a une autonomie absolue ; mais grâce à la négation de son immédiateté ou de son désir, l'un ne se distingue pas de l'autre, ils sont universels et objectifs, et possèdent la réelle généralité, comme réciprocité, de telle sorte que chacun se sait reconnu dans l'autre moi libre et qu'il le sait à condition de reconnaître l'autre moi et de le savoir libre."
Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, 1817, § 430 et 436, tr. fr. J. Gibelin, Vrin, 1967, p. 242-243.
"Un être qui n'est pas lui-même objet pour autrui ne possède aucun être qui soit son objet, c'est-à-dire ne peut pas avoir de comportement objectif, son existence est immatérielle.
Un être immatériel est un monstre.
Supposez un être qui ne soit pas lui-même un objet, et n'ait de rapport avec aucun objet. Un tel être serait d'abord l'être unique et solitaire, il n'en existerait aucun autre hors de lui. Car, sitôt qu'il y a des objets hors de moi, sitôt que je ne suis pas seul, je suis quelque chose d'autre et une autre réalité que l'objet hors de moi. Pour ce tiers, je suis donc une réalité autre que lui-même, c'est-à-dire que je suis son objet. Supposer un être un être qui ne soit pas objet pour un autre être, c'est supposer qu'il n'existe pas d'être objectif. Sitôt qu'il y a un objet pour moi, je suis moi-même objet pour lui. Mais un être non objectif est un être irréel, non sensible, seulement pensé, c'est-à-dire imaginé : un être d'abstraction. Être sensible, ou réel, cela signifie être objet des sens, objet sensible, et donc avoir hors de soi des objets qui se rapportent à la sensibilité. Être sensible, c'est pâtir".
Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, 1844, Avant-Propos, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 209.
"La conscience, en général, n'a pu se développer que sous la pression du besoin de communication – dès le début, ce n'était que dans les rapports d'homme à homme, particulièrement entre celui qui commande et celui qui obéit, que la conscience était nécessaire, utile, et qu'en fonction du degré de cette utilité, elle arrivait à se développer. La conscience n'est en somme qu'un réseau de liens entre les hommes, - et ce n'est qu'en tant que telle qu'elle a dû se développer : à vivre isolé, telle une bête féroce, l'homme aurait pu fort bien s'en passer. Le fait que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements mêmes nous deviennent conscients – tout au moins une partie de ceux-ci – n'est que le résultat du règne effroyablement long qu'un « tu dois » a exercé sur l'homme ; il avait besoin, lui, l'animal le plus menacé, d'aide, de protection, il avait besoin de son semblable, il fallait qu'il sût se rendre intelligible pour exprimer sa détresse – et pour tout ceci il avait tout d'abord besoin de « conscience », donc même pour « savoir » ce qui lui faisait défaut, ’pour « savoir » ce qu'il éprouvait, pour « savoir » ce qu'il pensait. Car pour le dire encore une fois : l'homme, comme toute créature vivante, pense sans cesse, mais il l'ignore ; la pensée qui devient consciente n'est qu'une infime partie disons : la plus superficielle, la plus médiocre : - car seule cette pensée consciente se produit en paroles, c'est-à-dire dans des signes de communication par quoi se révèle d'elle-même l'origine de la conscience".
Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 1882, § 354, tr. P. Klossowski.
"En partant de moi, monade primitive dans l'ordre de la constitution, j'arrive aux monades qui sont « autres » pour moi, ou autres en qualité de sujets psycho-physiques. Cela implique que j'arrive aux autres non pas comme s'opposant à moi par leurs corps, et se rapportant, grâce à l'accouplement associatif et parce qu'ils ne peuvent m'être donnés que dans une certaine « orientation », à mon être psycho-physique […]. Bien au contraire, le sens d'une communauté des hommes, le sens du terme « homme », qui, en tant qu'individu déjà, est essentiellement membre d'une société (ce qui s'étend aussi aux sociétés animales) implique une existence réciproque de l'un pour l'autre […]. Il appartient manifestement à l'essence du monde transcendantalement constitué en moi (et, de même, à l'essence du monde constitué dans toute communauté, possible ou imaginable, des monades) que ce monde soit en même temps un monde des hommes, qu'il soit constitué avec plus ou moins de perfection, dans l'âme de chaque homme particulier, dans ses expériences intentionnelles, dans ses systèmes potentiels d'intentionnalités […]."
Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, 1929, § 56, tr. fr. Emmanuel Lévinas et G. Pfeiffer revue par A. Koyré, Vrin, 1986, p. 110.
"Quand nous vivons à l'état de veille dans le monde, nous sommes constamment, que nous y prêtions attention ou non, conscient du monde, nous en sommes conscient comme de l'horizon de notre vie, comme horizon des "choses", de nos préoccupations et nos activités réelles et possibles. Toujours détaché sur l'horizon du monde, il y a l'horizon de nos prochains, que quiconque y soit présent ou non. avant même d'y prêter aucune attention, nous sommes conscient de l'horizon ouvert de notre co-humanité avec son noyau circonscrit, celui de nos proches et ceux que nous connaissons en général. Solidaire de cette conscience, il y a la conscience que nous avons des hommes dans notre horizon-de-l'étranger et donc nous avons chaque fois conscience comme des "autres"; chaque fois conscience des autres "pour moi", en tant que "mes" autres, comme ceux avec lesquels je peux entrer en connexion intropathique, actuelle et potentielle, immédiate et médiate, dans une compréhension réciproque entre soi et les autres, et sur le fondement de cette connexion, dans un échange avec eux, un engagement avec eux en n'importe quel mode particulier de communauté, et ensuite dans un savoir habituel de cet être-communautisé. Tout comme moi, chaque homme a sa co-humanité, et c'est comme tel qu'il est compris de moi et de tout le monde, et il a, s'y comptant toujours lui-même, l'humanité en général, dans laquelle il se sait vivre."
Edmund Husserl, La Crise des Sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, 1936, Gallimard, p. 408.
"Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.
Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier, du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).
Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle « signifie » : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc.
Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un "sujet de droit". Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une "représentation" pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation.
Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes... Ce que je tente de réaliser c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer."
Sartre, L'Être et le Néant, 1943, éd. Gallimard, coll. Tel, 2003, p. 93-95.
"J'ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j'ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n’est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet, quelque soit les résultats que l’on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu'un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive : dans le champ de ma réflexion je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même :j’ai honte de moi tel que je m’apparais à autrui. Et, par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas ;mais je ne saurais être atteint jusqu'aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. Il ne s'agit cependant pas de la comparaison de ce que je suis pour moi à ce que je suis pour autrui, comme si je trouvais en moi, sur le mode d'être du pour-soi, un équivalent de ce que je suis pour autrui. D'abord cette comparaison ne se retrouve pas en nous, à titre d’opération psychique concrète : la honte est un frisson immédiat qui me parcourt de la tête aux pieds sans aucune préparation discursive. Ensuite, cette comparaison est impossible : je ne puis mettre en rapport ce que je suis dans l'intimité sans distance, sans recul, sans perspective du pour-soi avec cet être injustifiable et en-soi que je suis pour autrui. Il n'y a ici ni étalon, ni table de correspondance. La notion même de vulgarité implique d'ailleurs une relation intermonadique [une relation entre des individus distincts]. On n'est pas vulgaire tout seul. Ainsi autrui ne m'a pas seulement révélé ce que j'étais : il m'a constitué sur un type d’être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles."
Sartre, L'Etre et le Néant, 1943, éd. Gallimard, coll. Tel, 2003, p. 259-260.
"L'homme qui s'atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu'il ne peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel, ou qu'on est méchant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l'intersubjectivité, et c'est dans ce monde que l'homme décide ce qu'il est et ce que sont les autres".
Jean-Paul Sartre, L'Existentialisme est un humanisme, 1946, Éd. Nagel, 1970, p. 66-67.
"Nous ne vivons pas d'abord dans la conscience de nous-même – ni même d'ailleurs dans la conscience des choses – mais dans l'expérience d'autrui. Jamais nous ne nous sentons exister qu'après avoir déjà pris contact avec les autres, et notre réflexion est toujours un retour à nous-même, qui doit d'ailleurs beaucoup à notre fréquentation d'autrui. Un nourrisson de quelques mois est déjà fort habile à distinguer la bienveillance, la colère, la peur sur le visage d'autrui, à un moment où il ne saurait avoir appris par l'examen de son propre corps les signes physiques de ces émotions. C'est donc que le corps d'autrui, dans ses diverses gesticulations, lui apparaît investi d'emblée d'une signification émotionnelle, c'est donc qu'il apprend à connaître l'esprit tout autant comme comportement visible que dans l'intimité de son propre esprit. Et l'adulte lui-même découvre dans sa propre vie ce que sa culture, l'enseignement, les livres, la tradition lui ont appris à y voir. Le contact de nous-même avec nous même se fait toujours à travers une culture, au moins à travers un langage que nous avons reçu du dehors et qui nous oriente dans la connaissance de nous-même. Si bien qu'enfin le pur soi, l'esprit, sans instruments et sans histoire, s'il est bien comme une instance critique que nous opposons à la pure et simple intrusion des idées qui nous sont suggérées par le milieu, ne s'accomplit en liberté effective que par l'instrument du langage et en participant à la vie du monde."
Maurice Merleau-Ponty, Causeries, 1948, Éditions du Seuil, 2002, p. 49.
"La catégorie de l'Autre est aussi originelle que la conscience elle-même. Dans les sociétés les plus primitives, dans les mythologies les plus antiques on trouve toujours une dualité qui est celle du Même et de l'Autre […] ; l'altérité est une catégorie fondamentale de la pensée humaine. Aucune collectivité ne se définit jamais comme Une sans immédiatement poser l'Autre en face de soi. Il suffit de trois voyageurs réunis par hasard dans un même compartiment pour que tout le reste des voyageurs deviennent des « autres » vaguement hostiles. Pour le villageois, tous les gens qui n'appartiennent pas à son village sont des « autres » suspects ; pour le natif d'un pays, les habitants des pays qui ne sont pas le sien apparaissent comme des « étrangers » ; les Juifs sont « des autres » pour l'antisémite, les Noirs pour les racistes américains, les indigènes pour les colons, les prolétaires pour les classes possédantes. À la fin d'une étude approfondie sur les diverses figures des sociétés primitives Lévi-Strauss a pu conclure : « Le passage de l'état de Nature à l'état de Culture se définit par l'aptitude de la part de l'homme à penser les relations biologiques sous la forme de systèmes d'oppositions : la dualité, l'alternance, l'opposition et la symétrie, qu'elles se présentent sous des formes définies ou des formes floues, constituent moins des phénomènes qu'il s'agit d'expliquer que les données fondamentales et immédiates de la réalité sociale. »[1] Ces phénomènes ne sauraient se comprendre si la réalité humaine était exclusivement un mitsein [être-avec] basé sur la solidarité et l'amitié. Il s'éclaire au contraire si suivant Hegel on découvre dans la conscience elle-même une fondamentale hostilité à l'égard de toute autre conscience ; le sujet ne se pose qu'en opposant : il prétend s'affirmer comme l'essentiel et constituer l'autre en inessentiel, en objet."
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949, I, Introduction, Édition du Club France Loisirs, La Bibliothèque du XXe siècle, 1990, p. 30-31.
[1] Les structures élémentaires de la parenté.
"Dès que le sujet cherche à s'affirmer, l'Autre qui le limite et le nie lui est cependant nécessaire : il ne s'atteint qu'à travers cette réalité qu'il n'est pas. C'est pourquoi la vie de l'homme n'est jamais plénitude et repos, elle est manque et mouvement, elle est lutte. En face de soi, l'homme rencontre la Nature ; il a prise sur elle, il tente de se l'approprier. Mais elle ne saurait le combler. Ou bien elle ne se réalise que comme une opposition purement abstraite, elle est obstacle et demeure étrangère ; ou bien elle subit passivement le désir de l'homme et se laisse assimiler par lui ; il ne la possède qu'en la consommant, c'est-à-dire en se détruisant. Dans ces deux cas, il demeure seul ; il est seul quand il touche une pierre, seul quand il digère un fruit. Il n'y a présence de l'autre que si l'autre est lui-même présent à soi : c'est-à-dire que la véritable altérité est celle d'une conscience séparée de la mienne et identique à elle. C'est l'existence des autres hommes qui arrache chaque homme à son immanence et qui lui permet d'accomplir la vérité de son être, de s'accomplir comme transcendance, comme échappement vers l'objet, comme projet. Mais cette liberté étrangère, qui confirme ma liberté, entre aussi en conflit avec elle : c'est la tragédie de la conscience malheureuse ; chaque conscience prétend se poser seule comme sujet souverain. Chacune essaie de s'accomplir en réduisant l'autre en esclavage. Mais l'esclave dans le travail et la peur s'éprouve lui aussi comme essentiel et, par un retournement dialectique, c'est le maître qui apparaît comme l'inessentiel. Le drame peut être surmonté par la libre reconnaissance de chaque individu en l'autre, chacun posant à la fois soi et l'autre comme objet et comme sujet dans un mouvement réciproque. Mais l'amitié, la générosité, qui réalisent concrètement cette reconnaissance des libertés, ne sont pas des vertus faciles ; elles sont assurément le plus haut accomplissement de l'homme, c'est par là qu'il se trouve dans sa vérité : mais cette vérité est celle d'une lutte sans cesse ébauchée, sans cesse abolie ; elle exige que l'homme à chaque instant se surmonte. On peut dire aussi en un autre langage que l'homme atteint une attitude authentiquement morale quand il renonce à être pour : assumer son existence ; par cette conversion, il renonce aussi à toute possession, car la possession est un mode de recherche de l'être; mais la conversion par laquelle il atteint la véritable sagesse n'est jamais faite, il faut sans cesse la faire, elle réclame une constante tension. Si bien que, incapable de s'accomplir dans la solitude, l'homme dans ses rapports avec ses semblables est sans cesse en danger : sa vie est une entreprise difficile dont la réussite n'est jamais assurée."
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949, I, Troisième partie, Chapitre I, Édition du Club France Loisirs, La Bibliothèque du XXe siècle, 1990, p. 247-248.
"C'est au cœur de la conscience singulière que se découvre pour Hegel un rapport nécessaire à d'autres consciences singulières. Le Je pense n'est possible que si, en même temps que dans ma pensée, je suis en rapport avec d'autres pensées. Chaque conscience singulière est en même temps pour soi et pour autrui. Elle ne peut être pour soi que dans la mesure où elle est pour autrui. Chacune exige la reconnaissance par l'autre pour être elle-même, mais elle doit aussi reconnaître l'autre, parce que la reconnaissance par l'autre ne vaut que si l'autre est lui- même reconnu. C'est là que réside le dépassement de l’immédiat (pour Hegel, toute pensée est une pensée entre consciences ; elle est immédiate quand elle ignore cette relation entre consciences ; l'immédiat, c'est le cogito tout seul)."
Emmanuel Lévinas, "La mort dans le temps", 1975-1976, dans Dieu, la Mort et le Temps, Grasset, coll. "Figures", 1993, p. 94..
"La solitude n'est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C'est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l'équipage disparu et les habitants de l'île, car je la croyais peuplée. J'étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis elle s'est révélée déserte. J'avançai dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s'enfonçait dans la nuit. Leurs voix s'étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte en lui et comme au-dessus de lui un fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu'un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d'un monument, ce n'est pas par goût de l'accessoire. Les personnages donnent l'échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles, qui ajoutent au point de vue réel de l'observateur d'indispensables virtualités.
À Speranza, il n'y a qu'un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s'est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles des paramètres au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la douait d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette fonction comme de bien d'autres qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi. Aujourd'hui, c'est chose faite. Ma vision de l'île est réduite à elle-même. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu... Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. [...] Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart le plus sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un, grands dieux, quelqu'un !"
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967, Gallimard, Folio, 1972, p. 53-55.
"Nous vivons endormis dans un Monde en sommeil. Mais qu'un tu murmure à notre oreille, et c'est la saccade qui lance les personnes : le moi s'éveille par la grâce du toi. L'efficacité spirituelle de deux consciences simultanées, réunies dans la conscience de leur rencontre, échappe soudain à la causalité visqueuse et continue des choses. La rencontre nous crée : nous n'étions rien - ou rien que des choses - avant d'être réunis."
Bachelard, Préface à JE et TU de Martin Buber.
"En agissant et en parlant les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans le monde humain, alors que leurs identités physiques apparaissent, sans la moindre activité, dans l'unicité de la forme du corps et du son de la voix. Cette révélation du « qui » par opposition au « ce que » – les qualités, les dons, les talents, les défauts de quelqu'un, qu'il peut étaler ou dissimuler – est implicite en tout ce que l'on fait et tout ce que l'on dit. Le « qui » ne peut se dissimuler que dans le silence total et la parfaite passivité, mais il est presque impossible de le révéler volontairement comme si l'on possédait ce « qui » et que l'on puisse en disposer de la même manière que l'on a des qualités et que l'on en dispose. Au contraire, il est probable que le « qui », qui apparaît si nettement, si clairement aux autres, demeure caché à la personne elle-même […].
Cette qualité de révélation de la parole et de l'action est en évidence lorsque que l'on est avec autrui, ni pour ni contre – c'est-à-dire dans l'unité humaine pure et simple. Bien que personne ne sache qui il révèle lorsqu'il se dévoile dans l'acte ou le verbe, il lui faut être prêt à risquer la révélation, et cela, ni l'auteur de bonnes œuvres qui doit être dépourvu de moi et garder un complet anonymat ni le criminel qui doit se cacher à autrui ne peuvent se le permettre. Ce sont des solitaires, l'un étant pour l'autre,contre tous les hommes; ils restent, par conséquent, en dehors des rapports humains et, politiquement, ce sont des figures marginales qui, d'ordinaire, montent sur la scène de l'Histoire aux époques de corruption, de désintégration et de banqueroute politique. En raison de sa tendance inhérente à dévoiler l'agent en même temps que l'acte, l'action veut la lumière éclatante que l'on nommait jadis la gloire, et qui n'est possible que dans le domaine public."
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, 1961, Coll. « Pocket », Calmann-Lévy, 1961, p. 236-237.
"La plupart des suicidaires croient qu'ils ont le droit de vivre ; ils tentent de se tuer parce qu'ils sont persuadés que personne ne s'intéresse au fait qu'ils soient vivants ou morts, ou pour savoir si quelqu'un tient à eux. Ils renoncent à leurs idées de suicide dès qu'ils sentent qu'il existe une personne qui tient sincèrement à leur vie, prête à faire le maximum pour les aider à vivre.
Les SS savaient d'eux-mêmes qu'il devait exister quelque chose comme l'instinct de mort. Ce n'est pas par hasard si les camps étaient gardés par les « unités à tête de mort » dont les soldats portaient un crâne sur leur uniforme.
Bien avant que les Juifs se laissent emmener vers les camps de la mort, puis vers les chambres à gaz, les nazis avaient systématiquement détruit leur amour-propre, les avaient empêchés de croire qu'ils pouvaient être maîtres de leur destin. Après tout ce qu'ils avaient subi, ils étaient persuadés que leur vie ou leur mort n'intéressait personne et que le reste du monde, y compris les pays étrangers, était indifférent à leur sort. L'homme est incapable d'affronter des événements catastrophiques et de leur survivre s'il est privé du sentiment que quelqu'un s'intéresse à lui. Le pire danger qui puisse menacer nos instincts de vie ne vient pas des actes haineux et destructifs de nos ennemis. Tant que nous sommes capables de leur résister physiquement, nous pouvons leur tenir tête psychologiquement si nos amis, c'est-à-dire les êtres dont nous pouvons attendre du secours, se montrent dignes de la confiance que nous mettons en eux.
Si les Juifs avaient su que des voix importantes, dans le reste monde, s'élevaient en leur faveur, que des gens du monde libre désiraient sincèrement qu'ils vivent, ils n'auraient pas eu besoin de s'engager, pour se défendre, dans un refus global ; ils auraient pu comprendre ce qui se passait et réagir différemment. Ils auraient été mieux à même d'affronter le fait que les nazis voulaient et organisaient leur destruction, bien qu'il soit difficile pour quiconque de regarder en face une pareille réalité. Mais bien des personnes ont des ennemis qui leur veulent du mal ; ce qui a finalement détruit l'espérance des Juifs, c'est l'indifférence de tous ceux qui auraient dû se porter à leur secours.
Les nazis ont assassiné les Juifs d'Europe. Personne, sauf les Juifs, ne s'en est soucié ; les Etats-Unis, le monde entier, s'en moquaient. C'est pour cela que les pulsions de vie des Juifs ont été vaincues par leurs pulsions de mort. C'est pourquoi les internés des camps de la mort avaient déjà renoncé à la vie au moment où ils creusaient leurs propres tombes et c'est pourquoi, comme le dit Paul Celan, « il y avait de la terre en eux ». Le pire des calvaires est de savoir qu'on est totalement abandonné."
Bruno Bettelheim, "L'holocauste, une génération plus tard", 1977, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 126-127.
"La maxime de Delphes : « Connais-toi toi-même », ne prône pas, comme nous aurions tendance à le supposer, un retour sur soi pour atteindre, par introspection et analyse, un « je » caché, invisible à tout autre, et qui serait posé comme un pur acte de pensée ou comme le domaine secret de l'intimité personnelle. Le cogito cartésien, le « je pense donc je suis », n'est pas moins étranger à la connaissance que l'homme grec a de lui-même qu'à son expérience du monde. Ni l'une ni l'autre ne sont données dans l'intériorité de sa conscience subjective. Pour l'oracle, « connais-toi toi-même » signifie : apprends tes limites, sache que tu es un homme mortel, n'essaie pas de t'égaler aux dieux. Même pour le Socrate de Platon qui réinterprète la formule traditionnelle et lui donne une portée philosophique neuve en lui faisant dire ; connais ce que tu es véritablement, ce qui en toi est toi-même, c'est-à-dire ton âme, ta psuchê, il ne s'agit nullement d'inciter ses interlocuteurs à tourner le regard vers l'intérieur d'eux-mêmes pour se découvrir au-dedans de leur moi. S'il est une évidence incontestable, c'est bien que l'œil ne peut se voir lui-même : il lui faut toujours diriger ses rayons vers un objet situé à l'extérieur. De la même façon, le signe visible de notre identité, ce visage que nous offrons aux regards de tous pour qu'ils nous reconnaissent, nous ne pouvons jamais le contempler nous-mêmes qu'en allant chercher dans les yeux d'autrui le miroir qui nous renvoie du dehors notre propre image. Écoutons Socrate dialoguer avec Alcibiade: « Quand nous regardons l'œil de quelqu'un qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce qu'on appelle la pupille comme dans un miroir ; celui qui s'y regarde y voit son image. – C'est exact. – Ainsi quand l'œil considère un autre œil, quand il fixe son regard sur la partie de cet œil qui est la plus excellente, celle qui voit, c'est lui-même qu'il voit […] Et l'âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit regarder une autre âme et dans cette âme la partie où résidé la faculté propre à l'âme, l'intelligence, ou encore tel autre objet qui lui est semblable. » (Alcibiade, 133 a-b.) Que sont ces objets semblables à l'intelligence ? Formes intelligibles, vérités mathématiques, ou encore selon le passage sans doute interpolé dont Eusèbe fait mention dans sa Préparation évangélique aussitôt après le texte que nous venons de citer : le dieu, car « il est le meilleur miroir des choses humaines pour qui veut juger de la qualité de l'âme et c'est en lui que nous pouvons le mieux nous voir et nous connaître ». Mais quels que soient ces objets : âme d'autrui, essences intelligibles, dieu, c'est toujours en regardant non en elle, mais au-dehors, un être autre qui lui est apparenté, que notre âme peut se connaître comme l'œil peut voir à l'extérieur un objet éclairé en raison de l'affinité naturelle entre le regard et la lumière, de la similitude complète entre ce qui voit et ce qui est vu. Ainsi que nous sommes, notre visage et notre âme, nous le voyons et connaissons en regardant l'œil et l'âme d'autrui. L'identité de chacun se révèle dans le commerce avec l'autre, par le croisement des regards et l'échange des paroles."
Jean-Pierre Vernant, "L'homme grec", in Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996, p. 219-220.
Date de création : 10/11/2005 @ 19:06
Dernière modification : 28/01/2021 @ 10:05
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