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Texte à méditer :   La réalité, c'est ce qui ne disparaît pas quand vous avez cessé d'y croire.   Philip K. Dick
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Hors des sentiers battus
Amour et haine de l'autre

  "Quoi ! Ce voleur, cet adultère ne devraient pas être mis à mort !
  - Ne parle pas ainsi, dis plutôt : « Cet homme qui est dans l’erreur et qui se trompe sur les sujets les plus importants, qui a perdu la vue, non point la vue capable de distinguer le blanc du noir, mais la pensée qui distingue le bien du mal, ne devrait-il pas périr ? » Et si tu parles ainsi, tu verras combien tes paroles sont inhumaines ; c'est comme si tu disais : « S'il n'y a pas de plus grand dommage que la perte des plus grands biens, et si le plus grand des biens est pour chacun une volonté dirigée comme elle doit l'être, et si un homme est privé de ce bien pourquoi t'irriter contre lui ? » Homme, s'il faut absolument que le mal chez autrui te fasse éprouver un sentiment contraire à la nature, que ce soit la pitié plutôt que la haine ; abstiens-toi d'offenser et de haïr ; ne prononce pas ces mots qui sont dans la bouche de presque tous : « Les maudits ! Les misérables ! » Et toi ? Es-tu devenu sage en un moment ?"

 

Épictète, Entretiens, 1, 18, trad. É. Bréhier.


 

 "Dès l'aurore, dis-toi par avance : « Je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un insociable. Tous ces défauts sont arrivés à ces hommes par leur ignorance du bien et des maux. Pour moi, ayant jugé que la nature du bien est le beau, que celle du mal est le laid, et que la nature du coupable lui-même est d'être mon parent, non par la communauté du sang ou d'une même semence, mais par celle de l'intelligence et d'une même parcelle de la divinité, je ne puis éprouver du dommage de la part d'aucun d'eux, car aucun d'eux ne peut me couvrir de laideur. Je ne puis pas non plus m'irriter contre un parent, ni le prendre en haine, car nous sommes nés pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières, les deux rangées des dents, celle d'en haut et celle d'en bas. Se comporter en adversaires les uns des autres est donc contre nature, et c'est agir en adversaire que de témoigner de l'animosité ou de l'aversion.» "
 
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre II, § 1, tr. fr. Mario Meunier, GF, 1964, p. 39.

 

  "De la haine naît la tristesse et quand la haine est grande elle produit la colère. Cette dernière ne s'efforce pas seulement, comme la haine, à s'éloigner par la fuite de la chose haïe, mais tend aussi à la détruire quand cela est faisable. De cette grande haine sort aussi l'Envie. Mais de l'aversion naît une certaine tristesse, puisque nous nous efforçons de nous priver d'une chose qui, puisqu'elle est réelle, a aussi son essence et sa perfection.

 Par ce qui vient d'être dit, on peut aisément connaître que, si nous usons bien de notre Raison, nous ne pouvons avoir de haine ou d'aversion contre aucune chose, parce que nous nous priverions en agissant ainsi de la perfection qui est en chacune. Et nous connaissons aussi par la Raison que nous ne pouvons jamais avoir de haine contre personne ; parce que tout ce qui est dans la Nature, si nous voulons en obtenir quelque chose, nous devons le changer en quelque chose de meilleur soit pour nous, soit pour la chose elle-même".

 

Spinoza, Court Traité, 1660, Première partie, trad. Charles Appuhn, GF, p.104.

 


 
    "Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de moeurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant ou à un vieillard infirme sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : "Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse", inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : "Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible."

Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754, Première partie, page 45 de la collection classiques Garnier: Oeuvres politiques.


    "- Je dois t'avouer une chose, commença Ivan, je n'ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C'est précisément, à mon idée, le prochain qu'on ne peut aimer ; du moins ne peut-on l'aimer qu'à distance. J'ai lu quelque part, à propos d'un saint, « Jean le Miséricordieux », qu'un passant affamé et transi, vint un jour le supplier de le réchauffer ; le saint se coucha sur lui, le prit dans ses bras et se mit à insuffler son haleine à la bouche purulente du malheureux, infecté par une horrible maladie. Je suis persuadé qu'il fit cela avec effort, en se mentant à lui-même, dans un sentiment d'amour dicté par le devoir, et par esprit de pénitence. Il faut qu'un homme soit caché pour qu'on puisse l'aimer ; dès qu'il montre son visage, l'amour disparaît.
    - Le starets Zosime a plusieurs fois parlé de cela, observa Aliocha. Il disait que souvent, pour des âmes inexpérimentées, le visage de l'homme est un obstacle à l'amour. Il y a pourtant beaucoup d'amour dans l'humanité, un amour presque pareil à celui du Christ, je le sais par expérience, Ivan.
    - Eh bien moi, je ne le sais pas encore et ne peux pas le comprendre ; beaucoup sont dans le même cas. Il s'agit de savoir si cela provient des mauvais penchants, ou si c'est inhérent à la nature humaine. À mon avis, l'amour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai qu'il était Dieu, mais nous ne sommes pas des dieux. Supposons, par exemple, que je souffre profondément ; un autre ne pourra jamais connaître à quel point je souffre, car c'est un autre, et pas moi. De plus, il est rare qu'un individu consente à reconnaître la souffrance de son prochain (comme si c'était une dignité !) . Pourquoi cela, qu'en penses-tu ? Peut-être parce que je sens mauvais, que j'ai l'air bête ou que j'aurai marché un jour sur le pied de ce monsieur ! En outre, il y a diverses souffrances : celle qui humilie, la faim, par exemple, mon bienfaiteur voudra bien l'admettre, mais dès que ma souffrance s'élève, qu'il s'agit d'une idée, par exemple, il n'y croira que par exception car, peut-être, en m'examinant, il verra que je n'ai pas le visage que son imagination prête à un homme souffrant pour une idée. Aussitôt il cessera ses bienfaits, et cela sans méchanceté. Les mendiants, surtout ceux qui ont quelque noblesse, ne devraient jamais se montrer, mais demander l'aumône par l'intermédiaire des journaux. En théorie, encore, on peut aimer son prochain, et même de loin : de près, c'est presque impossible. Si, du moins, tout se passait comme sur la scène, dans les ballets où les pauvres en loques de soie et en dentelles déchirées mendient en dansant gracieusement, on pourrait encore les admirer. Les admirer, mais non pas les aimer."

Dostoïevski, Les Frères Karamazov, 1880, IV, 4, Édition Pléiade, p. 256-257.


    "Qu'il se trouve près ou loin, qu'il aime la femme ou l'enfant, l'art ou la science, la patrie ou Dieu, l'amour s'évertue autour de l'aimé. Le désir jouit de l'objet qu'il désire, il en reçoit du plaisir, mais il n'offre pas, il ne donne rien, il ne met rien de lui-même. L'amour et la haine agissent constamment ; l'amour enveloppe son objet d'une atmosphère favorable et il est, de près ou de loin, caresse, louange, protection, câlinerie en somme. La haine enveloppe le sien, avec autant de feu, dans une atmosphère défavorable ; elle le corrode. Il n'est pas nécessaire [...] que cela se produise réellement ; je parle ici de l'intention contenue dans la haine, de ce faire irréel qui constitue le sentiment même. Nous dirons donc de l'amour qu'il est un chaud fluide fortifiant l'aimé et de la haine qu'elle sécrète un suc virulent et corrosif.
    Cette opposition d'intentions, dans l'un et l'autre effets, se manifeste sous une autre forme : dans l'amour nous nous sentis unis à l'objet. Que signifie cette union ? Elle n'est pas, en elle-même, une union physique, ni même une proximité. Notre ami, peut-être – n'oublions pas l'amitié quand nous parlons de l'amour en général -, vit au loin et nous ne savons rien de lui. Nous sommes cependant dans une coexistence symbolique avec lui – notre âme semble se dilater fabuleusement, franchir les distances et être là où il est, nous nous sentons réunis essentiellement à lui. Nous exprimons quelque chose comme cela lorsque, dans un moment difficile, nous disons à quelqu'un : compte sur moi – je suis à tes côtés ; c'est dire que sa cause est la mienne, que je suis solidaire de sa personne et de son être.
    La haine en revanche, malgré ce mouvement constant vers l'objet haï, nous sépare de l'objet, dans le même sens symbolique ; elle nous maintient à une distance radicale, elle ouvre un abîme. Amour c'est deux cœurs unis, c'est concorde ; haine c'est discorde, dissension métaphysique, refus absolu d'être avec l'objet haï.
    Nous entrevoyons maintenant en quoi consiste cette activité, cette sorte de travail que nous soupçonnions, non sans raison, dans l'amour et dans la haine et qui les différencie des émotions passives, comme la joie ou la tristesse. On ne dit pas en vain : être joyeux ou être triste. Ce sont en effet des états, et non pas des efforts, des agissements. L'homme triste, en tant que triste, ne fait rien, ni le joyeux, en tant que joyeux. L'amour, en revanche, parvient à cette dilatation virtuelle vers l'objet, et s'occupe à une tâche invisible, mais divine, et la plus active qui puisse être : il s'occupe d'affirmer son objet. Pensez à ce qu'est l'amour de l'art ou de la patrie : c'est en quelque sorte ne pas douter un instant de leur droit à l'existence ; c'est en somme reconnaître et confirmer à chaque instant qu'ils sont dignes d'exister. Et non pas à la manière d'un juge qui rend froidement sa sentence en reconnaissant un droit, mais de telle manière que la sentence favorable soit en même temps intervention, exécution. À l'opposé, haïr, c'est tuer virtuellement ce que nous haïssons, c'est le détruire en intention, supprimer son droit à vivre. Haïr quelqu'un c'est ressentir de l'irritation du seul fait de sa simple existence. Sa disparition radicale seulement nous satisferait.
    Je ne crois pas qu'il y ait un symptôme plus substantiel de l'amour et de la haine que celui-là. Aimer une chose c'est travailler à son existence ; ne pas admettre, pour ce qui dépend de soi, la possibilité d'un univers d'où cet objet soit absent. Mais remarquez que cela équivaut à l'intention de lui donner continûment la vie, pour ce qui dépend de nous. L'amour est vivification éternelle, création et conservation intentionnelle de l'aimé. La haine est annulation et assassinat virtuel – mais non pas un assassinat qui se fait d'un coup ; haïr c'est assassiner sans relâche, effacer de l'existence l'être que nous haïssons.
    Si, en ce point, nous résumons les attributs de l'amour que nous avons vus se révéler, nous dirons que c'est un acte centrifuge de l'âme qui va vers l'objet en un flux constant et qui l'enveloppe, le réchauffe et le fortifie, en nous unissant à lui et en affirmant exécutivement son être."

 

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, 1926, tr. C. Pierre, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 38-41.


    "Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un autre être que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut ; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
    Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer".

F. Alquié, Le Désir d'éternité, 1943, Éd. P.U.F., 1987, p. 62-63.


    "Nous sommes en mesure, à présent, de le comprendre [l'antisémite]. C'est un homme qui a peur. Non des juifs, certes : de lui-même, de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du monde ; de tout sauf des juifs. C'est un lâche qui ne peut s'avouer sa lâcheté ; un assassin qui refoule et censure sa tendance au meurtre sans pouvoir la réfréner et qui, pourtant, n'ose tuer qu'en effigie ou dans l'anonymat d'une foule ; un mécontent qui n'ose se révolter de peur des conséquences de sa révolte. En adhérant à l'antisémitisme, il n'adopte pas simplement une opinion, il se choisit comme personne. Il choisit la permanence et l'impénétrabilité de la pierre, l'irresponsabilité totale du guerrier qui obéit à ses chefs, et il n'a pas de chef. Il choisit de ne rien acquérir, de ne rien mériter, mais que tout lui soit donné de naissance - et il n'est pas noble. Il choisit enfin que le Bien soit tout fait, hors de question, hors d'atteinte, il n'ose le regarder de peur d'être amené à le contester et à en chercher un autre. Le Juif n'est ici qu'un prétexte : ailleurs, on se servira du nègre, ailleurs du jaune. Son existence permet simplement à l'antisémite d'étouffer dans l'oeuf ses angoisses en se persuadant que sa place a toujours été marquée dans le monde, qu'elle l'attendait et qu'il a, de tradition, le droit de l'occuper. L'antisémitisme, en un mot, c'est la peur devant la condition humaine. L'antisémite est l'homme qui veut être roc impitoyable, torrent furieux, foudre dévastatrice : tout sauf un homme".
 
Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, 1946, éd. Folio Essais, p. 62-64.
 

Voir aussi les textes sur l'amitié

 

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Date de création : 10/11/2005 @ 19:09
Dernière modification : 08/12/2015 @ 20:00
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