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Texte à méditer :  Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal.  Ovide
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L'amitié

  "Mais la parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces amis là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu'ils sont bons, et ils sont bons par eux-mêmes. Mais ceux qui souhaitent du bien à leurs amis pour l'amour de ces derniers sont des amis par excellence (puisqu'ils se comportent ainsi l'un envers l'autre en raison de la propre nature de chacun d'eux, et non par accident) ; aussi leur amitié persiste t-elle aussi longtemps qu'ils restent eux-mêmes bons, et la vertu est une disposition stable. Et chacun d'eux est bon à la fois absolument et pour son ami, puisque les hommes bons sont en même temps bons absolument et utiles les uns aux autres. Et de la même façon qu'ils sont bons, ils sont agréables aussi l'un pour l'autre : les hommes bons sont à la fois agréables absolument et agréables les uns pour les autres, puisque chacun fait résider son plaisir dans les actions qui expriment son caractère propre, et par suite dans celle qui sont de même nature, et que, d'autre part, les actions des gens de bien sont identiques ou semblables aux autres gens de bien. Il est normal qu'une amitié de ce genre soit stable, car en elles sont réunies toutes les qualités qui doivent appartenir aux amis. Toute amitié en effet, a pour source le bien ou le plaisir, bien ou plaisir envisagés soit au sens absolu, soit seulement pour celui qui aime, c'est-à-dire en raison d'une certaine ressemblance ; mais dans le cas de cette amitié, toutes les qualités que nous avons indiquées appartiennent aux amis par eux-mêmes (car en cette amitié les amis sont semblables aussi pour les autres qualités), et ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument. Or, ce sont là les principaux objets de l'amitié, et dès lors, l'affection et l'amitié existent chez ces amis au plus haut degré et en la forme la plus excellente.

 

 

Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VIII, chapitre 4, 1156 b 6 - 1156 b 24, tr. fr. Jules Tricot, Vrin, 1994, p. 390-391.


 

  "On ne peut pas être un ami pour plusieurs personnes, dans l’amitié parfaite, pas plus qu’on ne peut être amoureux de plusieurs personnes en même temps (car l’amour est une sorte d’excès, et un état de ce genre n’est naturellement ressenti qu’envers un seul) ; et peut-être même n’est-il pas aisé de trouver un grand nombre de gens de bien. On doit aussi acquérir quelque expérience de son ami et entrer dans son intimité, ce qui est d’une extrême difficulté. Par contre, si on recherche l’utilité ou le plaisir, il est possible de plaire à beaucoup de personnes, car nombreux sont les gens de cette sorte, et les services qu’on en reçoit ne se font pas attendre longtemps. De ces deux dernières formes d’amitié celle qui repose sur le plaisir ressemble davantage à la véritable amitié, quand les deux parties retirent à la fois les mêmes satisfactions l’une de l’autre et qu’elles ressentent une joie mutuelle ou se plaisent aux mêmes choses : telles sont les amitiés entre jeunes gens, car il y a en elles plus de générosité ; au contraire, l’amitié basée sur l’utilité est celle d’âmes mercantiles."

 

Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre VIII, 7, 1158a10-1158a, tr. fr. Jules Tricot, Vrin, 1994, p. 398-399.



  "La bienveillance semble […] un commencement d'amitié, tout comme le plaisir causé par la vue de l'être aimé est le commencement de l'amour : nul en effet, n'est amoureux sans avoir été auparavant charmé par l'extérieur de la personne aimée, mais celui qui éprouve du plaisir à l'aspect d'un autre n'est est pas pour autant amoureux, mais c'est seulement quand on regrette son absence et qu'on désire passionnément sa présence. Ainsi également, il n'est pas possible d'être amis sans avoir d'abord éprouvé de la bienveillance l'un pour l'autre, tandis que les gens bienveillants ne sont pas pour autant liés d'amitié : car ils se contentent de souhaiter du bien à ceux qui sont l'objet de leur bienveillance, et ne voudraient les seconder en rien ni se donner du tracas à leur sujet. Aussi pourrait-on dire, en étendant le sens du terme amitié, que la bienveillance est une amitié paresseuse, mais avec le temps et une fois parvenue à une certaine intimité, elle devient amitié, <amitié véritable>, et non pas cette sorte d'amitié basée sur l'utilité ou le plaisir, car la bienveillance non plus ne prend pas naissance sur ces bases. L'homme qui, en effet, a reçu un bienfait, et qui, en échange des faveurs dont il a été gratifié, répond par de la bienveillance, ne fait là que ce qui est juste, et d'autre part, celui qui souhaite la prospérité d'autrui dans l'espoir d'en tirer amplement profit, paraît bien avoir de la bienveillance, non pas pour cet autre, mais plutôt pour lui-même, pas plus qu'on n'est ami de quelqu'un si les soins dont on l'entoure s'expliquent par quelque motif intéressé."

 

Aristote, Éthique à Nicomaque, livre IX, chapitre 5, 1167a3 – 1167a18, tr. fr. Jules Tricot, Vrin, p. 448-449.



  "Aussi Anthisthène disait-il, avec beaucoup de sens, que pour être homme de bien, il fallait avoir ou des amis sincères, ou des ennemis ardents. Les premiers nous éloignent du mal par leurs avis, les seconds par leur censure. Mais comme aujourd'hui l'amitié flatte hautement, et qu'à peine elle ose élever la voix quand elle devrait parler avec liberté, c'est de la bouche d'un ennemi qu'il faut se résoudre à entendre la vérité. Télèphe, qui n'avait reçu aucun soulagement de ses médecins ordinaires, trouva dans le fer de son ennemi un remède à sa blessure. Ainsi, quand nous manquons d'un ami sincère qui nous redresse par ses conseils, écoutons patiemment les reproches d'un ennemi qui gourmande nos vices, et arrêtons-nous bien moins à la mauvaise intention qui le guide, qu'au service réel qu'il nous rend."

 

Plutarque, Sur l'utilité qu'on peut retirer de ses ennemis, 89b-c, tr. fr. Ricard, in Œuvres morales, Lefèvre et Charpentier, 1844, p. 200-201.



  "Mais, qui que tu sois, toi qui ne veux rien croire sans le voir, c'est entendu : les corps présents, tu les vois avec les yeux de ton corps ; tes vouloirs et tes pensers du moment, tu les vois, parce qu'ils sont dans ta conscience, avec cette conscience ; mais, dis-moi, je t'en prie : les sentiments de ton ami à ton égard, avec quels yeux les vois-tu ? Nul Sentiment n'est perceptible aux yeux du corps. Verrais-tu donc encore avec ta conscience ce qui se passe dans la conscience d'un autre ? Et si tu ne le vois pas, comment se fait-il que tu paies de retour la bienveillance de ton ami, puisque tu ne crois pas ce que tu ne peux voir ? Tu vas me dire, peut-être, que les sentiments de l'autre, tu les vois à travers ses actes. Fort bien : ce sont des actes que tu vois, des paroles que tu entends ; quant aux sentiments de ton ami qui ne peuvent se voir ni s'entendre, tu y crois. Ils n'ont ni couleur ni forme pour s'imposer aux yeux, ni son ni mélodie pour se glisser dans les oreilles ; ils ne sont pas non plus les tiens, que tu les perçoives à ce que ressent ton pauvre cœur. Il ne reste donc qu'à croire, sans voir, ni entendre, ni percevoir intérieurement, si tu ne veux pas, dans ta vie, rester délaissé sans aucune amitié ou laisser sans retour l'affection que l'on te porte. […]
  À supposer que, dans les relations humaines, on supprime cette foi, qui ne se rend compte du désordre, de l'horrible confusion qui s'ensuivrait ? Si je ne dois pas croire ce que je ne vois pas, comment trouver un amour qui réponde au mien, puisque l'amour est, de soi, invisible ? Et comme l'amitié n'est qu'un amour réciproque, c'en est fait de toute amitié ; quelle marque en pourra-t-on recevoir d'un autre, si l'on ne croit jamais qu'il vous l'a donnée ?"

 

Saint Augustin, De la foi aux choses qu'on ne voit pas, Ve siècle, Desclée de Brouwer, 1951, p. 317.


  "Ce que nous appelons d'ordinaire "amis" et "amitiés", ce ne sont que des relations et des fréquentations nouées à la faveur de quelque circonstance ou par intérêt, qui font que nos cœurs s'entretiennent. Mais dans l'amitié dont je parle, ils se mêlent et se confondent l'un et l'autre, dans une unité si parfaite qu'ils effacent et ne retrouvent plus la liaison qui les a unis. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, sinon en répondant : "parce que c'était lui, parce que c'était moi".

  Il y a, au-delà de tout mon discours, de tout ce que je puis dire en particulier, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous recherchions avant de nous être vus, seulement à cause des propos que nous entendions tenir l'un sur l'autre, qui faisaient dans notre affection mutuelle plus d'effet que, raisonnablement, ils n'eussent dû en faire, sans doute à cause de quelque ordonnance du ciel : nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui eut lieu par hasard lors d'une grande fête, nous découvrîmes que nous étions si attachés l'un à l'autre, si familiers, si liés, que rien dès lors ne nous fut si proche à l'un que l'autre... Il écrivit en latin une excellente satire, qui est publiée, où il motive et explique la rapidité de notre entente, si vite arrivée à sa perfection.

  Notre liaison devait durer si peu, et elle avait commencé si tard (nous étions tous deux des hommes faits, lui plus âgé que moi de quelques années), qu'elle ne devait point perdre de temps, ni se régler au patron des amitiés molles et ordinaires, auxquelles il faut d'abord un long commerce. Notre amitié n'a point d'autre modèle qu'elle-même, et on ne peut la comparer qu'à elle. Ce n'est pas une considération particulière, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence [1] de tout ce mélange, qui, ayant disposé de toute sa volonté, l'amena à se plonger et se perdre en la mienne, avec une même faim, une même émulation. Je dis : "perdre", et c'est bien dit, car nous ne nous sommes rien réservé qui nous fût propre, que ce fût à lui, ou à moi".

 

Montaigne, Essais, 1580, livre I, chapitre 28 : "De l'amitié".

 


[1] Quintessence : ce qu'il y a d'essentiel, de principal, de meilleur, de plus subtil, de plus raffiné dans une science ou dans un écrit.


  "Y a-t-il rien de comparable à l'attachement du chien pour la personne de son maître ? On en a vu mourir sur le tombeau qui la renfermait. Mais sans vouloir citer les prodiges ni les héros d'aucun genre, quelle fidélité à accompagner, quelle constance à suivre, quelle attention à défendre son maître quel empressement à rechercher ses caresses ! quelle docilité à lui obéir ! quelle patience à souffrir sa mauvaise humeur, et des châtiments souvent injustes ! quelle douceur et quelle humilité pour tâcher de rentrer en grâce que de mouvements, que d'inquiétudes, que de chagrin, s'il est absent ! que de joie lorsqu'il se retrouve ! À tous ces traits peut-on méconnaître l'amitié ? se marque-t-elle, même parmi nous, par des caractères aussi énergiques ?
  Il en est de cette amitié comme de celle d'une femme pour son serin, d'un enfant pour son jouet, etc. toutes deux sont aussi peu réfléchies toutes deux ne sont qu'un sentiment aveugle celui de l'animal est seulement plus naturel, puisqu'il est fondé sur le besoin, tandis que l'autre n'a pour objet qu'un insipide amusement auquel l'âme n'a point de part. Ces habitudes puériles ne durent que par le désœuvrement, et n'ont de force que par le vide de la tête ; et le goût pour les magots et le culte des idoles, l'attachement, en un mot, aux choses inanimées, n'est-il pas le dernier degré de la stupidité ? Cependant que de créateurs d'idoles et de magots dans ce monde ! que de gens adorent l'argile qu'ils ont pétrie combien d'autres sont amoureux de la glèbe qu'ils ont remuée !

  Il s'en faut donc bien que tous les attachements viennent de l'âme, et que la faculté de pouvoir s'attacher suppose nécessairement la puissance de penser et de réfléchir, puisque c'est lorsqu'on pense et qu'on réfléchit le moins que naissent la plupart de nos attachements ; que c'est encore faute de penser et de réfléchir qu'ils se confirment et se tournent en habitude qu'il suffit de quelque chose qui flatte nos sens pour que nous l'aimions, et enfin qu'il ne faut que s'occuper souvent et longtemps d'un objet pour en faire une idole.
  Mais l'amitié suppose cette puissance de réfléchir ; c'est de tous les attachements le plus digne de l'homme et le seul qui ne le dégrade point. L'amitié n'émane que de la raison, l'impression des sens n'y fait rien c'est l'âme de son ami qu'on aime et pour aimer une âme il faut en avoir une, il faut en avoir fait usage, l'avoir connue, l'avoir comparée et trouvée de niveau à ce que l'on peut connaître de celle d'un autre ; l'amitié suppose donc non seulement le principe de la connaissance, mais l'exercice actuel et réfléchi de ce principe.
  Ainsi l'amitié n'appartient qu'à l'homme, et l'attachement peut appartenir aux animaux : le sentiment seul suffit pour qu'ils s'attachent aux gens qu'ils voient souvent, à ceux qui les soignent, qui les nourrissent, etc. Le seul sentiment suffit encore pour qu'ils s'attachent aux objets dont ils sont forcés de s'occuper."

 

Buffon, Discours sur la nature des animaux, in Histoire naturelle, tome IV, 1753, p. 83-85.


 

 

  "[L'amitié] un contrat tacite entre deux personnes sensibles et vertueuses. Je dis sensibles, car un moine, un solitaire peut n'être point méchant, et vivre sans connaître l'amitié. Je dis vertueuses, car les méchants n'ont que des complices, les voluptueux ont des compagnons de débauche, les intéressés ont des associés, les politiques assemblent des factieux, le commun des hommes oisifs a des liaisons, les princes ont des courtisans ; les hommes vertueux ont seuls des amis. Céthégus était le complice de Catilina, et Mécène le courtisan d'Octave ; mais Cicéron était l'ami d'Atticus.

  Que porte ce contrat entre deux âmes tendres et honnêtes ? les obligations en sont plus fortes et plus faibles, selon leur degré de sensibilité et le nombre de services rendus, etc.

  L'enthousiasme de l'amitié a été plus fort chez les Grecs et chez les Arabes que chez nous. Les contes que ces peuples ont imaginés sur l'amitié sont admirables ; nous n'en avons point de pareils, nous sommes un peu secs en tout.
  L'amitié était un point de religion et de législation chez les Grecs. Les Thébains avaient le régiment des amants : beau régiment ! quelques-uns l'ont pris pour un régiment de sodomites; ils se trompent; c'est prendre l'accessoire pour le principal. L'amitié chez les Grecs était prescrite par la loi et la religion. La pédérastie était malheureusement tolérée par les mœurs ; il ne faut pas imputer à la loi des abus honteux."

 


Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, article "Amitié".


 

  "L'amitié (considérée dans sa perfection) est l'union de deux personnes liées par un amour et un respect égaux et réciproques. - On voit facilement qu'elle est l'Idéal de la sympathie et de la communication en ce qui concerne le bien de chacun de ceux qui sont unis par une volonté moralement bonne, et que si elle ne produit pas tout le bonheur de la vie, l'acceptation de cet Idéal et des deux sentiments qui le composent enveloppe la dignité d'être heureux, de telle sorte que rechercher l'amitié entre les hommes est un devoir. - Mais il est facile de voir que bien que tendre vers l'amitié comme vers un maximum de bonnes intentions des hommes les uns à l'égard des autres soit un devoir, sinon commun, du moins méritoire, une amitié parfaite est une simple Idée, quoique pratiquement nécessaire, qu'il est impossible de réaliser en quelque pratique que ce soit. En effet, comment est-il possible pour l'homme dans le rapport avec son prochain de s'assurer de l'égalité de chacun des deux éléments d'un même devoir (par exemple de l'élément constitué par la bienveillance réciproque) en l'un comme en l'autre, ou, ce qui est encore plus important, comment est-il possible de découvrir quel est dans la même personne le rapport d'un sentiment constitutif du devoir à l'autre (par exemple le rapport du sentiment procédant de la bienveillance à celui provenant du respect) et si, lorsqu'une personne témoigne trop d'ardeur dans l'amour, elle ne perd pas, ce faisant, quelque chose du respect de l'autre ? Comment s'attendre donc à ce que des deux côtés l'amour et le respect s'équilibrent exactement, ce qui est toutefois nécessaire à l'amitié ? - On peut, en effet, regarder l'amour comme la force d'attraction, et le respect comme celle de répulsion, de telle sorte que le principe du premier sentiment commande que l'on se rapproche, tandis que le second exige qu'on se maintienne l'un à l'égard de l'autre à une distance convenable."

 


Kant, Métaphysique des mœurs, 1797, "La Doctrine de la Vertu", traduction A. Philonenko, Vrin, 1985, p. 147-149.


 

  "Si richement doués que nous soyons, il nous manque toujours quelque chose, et les meilleurs d'entre nous ont le sentiment de leur insuffisance. C'est pourquoi nous cherchons chez nos amis les qualités qui nous font défaut, parce qu'en nous unissant à eux nous participons en quelque manière à leur nature, et que nous nous sentons alors moins incomplets. Il se forme ainsi de petites associations d'amis où chacun a son rôle conforme à son caractère, où il y a un véritable échange de services. L'un protège, l'autre console, celui-ci conseille, celui-là exécute, et c'est ce partage des fonctions, ou, pour employer l'expression consacrée, cette division du travail qui détermine ces relations d'amitié.

  Nous sommes ainsi conduits à considérer la division du travail sous un nouvel aspect. Dans ce cas, en effet, les services économiques qu'elle peut rendre sont peu de chose à côté de l'effet moral qu'elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité. De quelque manière que ce résultat soit obtenu, c'est elle qui suscite ces sociétés d'amis, et elle les marque de son empreinte."

 

 

Durkheim, De la division du travail social, 1893, p. 18.


 

  "Il y a de merveilleuses joies dans l’amitié. On le comprend sans peine si l’on remarque que la joie est contagieuse. Il suffit que ma présence procure à mon ami un peu de vraie joie pour que le spectacle de cette joie me fasse éprouver à mon tour une joie ; ainsi la joie que chacun donne lui est rendue ; en même temps des trésors de joie sont mis en liberté, et tous deux se disent : « J’avais en moi du bonheur dont je ne faisais rien. »

  La source de la joie est au-dedans, j’en conviens ; et rien n’est plus attristant que de voir des gens mécontents d’eux et de tout, qui se chatouillent les uns aux autres pour se faire rire. Mais il faut dire aussi que l’homme content, s’il est seul, oublie bientôt qu’il est content ; toute sa joie est bientôt endormie ; il en arrive à une espèce de stupidité et presque d’insensibilité. Le sentiment intérieur a besoin de mouvements extérieurs. Si quelque tyran m’emprisonnait pour m’apprendre à respecter les puissances, j’aurais comme règle de santé de rire tout seul tous les jours ; je donnerais de l’exercice à ma joie comme j’en donnerais à mes jambes.

  Voici un paquet de branches sèches. Elles sont inertes en apparence comme la terre ; si vous les laissez là, elles deviendront terre. Pourtant elles enferment une ardeur cachée qu’elles ont prise au soleil. Approchez d’elles la plus petite flamme, et bientôt vous aurez un brasier crépitant. Il fallait seulement secouer la porte et réveiller le prisonnier.

  C’est ainsi qu’il faut une espèce de mise en train pour éveiller la joie. Lorsque le petit enfant rit pour la première fois, son rire n’exprime rien du tout ; il ne rit pas parce qu’il est heureux ; je dirais plutôt qu’il est heureux parce qu’il rit ; il a du plaisir à rire, comme il en a à manger ; mais il faut d’abord qu’il mange. Cela n’est pas vrai seulement pour le rire ; on a besoin aussi de paroles pour savoir ce que l’on pense. Tant qu’on est seul on ne peut être soi. Les nigauds de moralistes disent qu’aimer c’est s’oublier ; vue trop simple ; plus on sort de soi-même et plus on est soi-même ; mieux aussi on se sent vivre. Ne laisse pas pourrir ton bois dans ta cave."


Alain, Propos sur le bonheur, LXXVII, 27 décembre 1907.



  "Nous avons coutume aujourd'hui de ne voir dans l'amitié qu'un phénomène de l'intimité, où les amis s'ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences. Rousseau, et non Lessing, est le meilleur représentant de cette conception conforme à l'aliénation de l'individu moderne qui ne peut se révéler vraiment qu'à l'écart de toute vie publique, dans l'intimité et le face à face. Ainsi nous est-il difficile de comprendre l'importance politique de l'amitié. Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l'amitié entre citoyens, est l'une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu'il parle seulement de l'absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l'essence de l'amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un « parler-ensemble » constant unissait les citoyens en une polir. Avec le dialogue se manifeste l'importance politique de l'amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d'elles-mêmes), si imprégné qu'il puisse être du plaisir pris à la présence de l'ami, se soucie du monde commun, qui reste “inhumain” en un sens très littéral, tant que des hommes n'en débattent pas constamment. Car le monde n'est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu'il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu'elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu'au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n'est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains.
  Cette humanité qui se réalise dans les conversations de l'amitié, les Grecs l'appelaient philanthropia, « amour de l'homme », parce qu'elle se manifeste en une disposition à partager le monde avec d'autres hommes."

 

Hannah Arendt, Vies politiques, 1968, Gallimard, Paris, 1974, p. 34-35.


  "L'idéal du sage vertueux, lui prescrit l'indépendance et l'autosuffisance, donc de se dispenser, le plus possible, des autres : peu d'amis, le moins possible.
  En schématisant beaucoup, on dirait que l'interprétation de cette loi peut en appeler à deux grandes logiques. Il s'agit toujours de l'amitié véritable (amitié première, prote philia, dans l'Éthique à Eudème, amitié parfaite ou achevée, teleia philia, dans l'Éthique à Nicomaque). L'une de ces deux logiques peut faire de cette amitié par excellence (l'amitié souveraine de Montaigne) une arkke ou un télos, justement, vers lequel il faut tendre même si on ne l'atteint jamais. Pas plus qu'on n'atteint ni ne doit atteindre, quand on est un homme, la rareté absolue des amis. L'inaccessibilité, dans ce cas, ne serait qu'un éloignement dans l'immensité d'un espace homogène : un chemin à parcourir. Mais on peut aussi interpréter autrement l'inaccessibilité. Autrement, c'est-à-dire depuis une pensée de l'altérité qui rend l'amitié véritable ou parfaite non seulement inaccessible comme un télos concevable, mais inaccessible parce que inconcevable dans son essence même et donc dans son télos.
  D'un côté, on aurait ainsi un télos concevable et déterminable auquel en fait on ne peut atteindre : on ne peut y arriver et il ne peut arriver, il ne peut nous arriver. C'est une nouvelle façon d'interpréter, hors contexte, le « nul amy ». Il n'y a pas d'ami, tout simplement, parce que c'est trop difficile, la perfection, voilà. Nous n'y avions pas encore fait allusion.

  De l'autre, le télos reste inaccessible parce que inconcevable, et inconcevable parce que contradictoire en lui-même. L'inaccessibilité aurait alors un tout autre sens, celui d'une barre interdictrice dans le concept même de l'amitié. Comme le dit justement Aubenque[1], « l'amitié parfaite se détruit elle-même ». Elle est contradictoire dans son essence même. D'une part, en effet, on doit vouloir le plus grand bien pour l'ami —et donc qu'il devienne un dieu. Mais on ne peut le vouloir, on ne peut vouloir ce qu'on voudrait alors, au moins pour trois raisons.
  1. L'une, c'est qu'il n'y a plus d'amitié possible avec Dieu en raison de son éloignement ou de sa séparation[2]. La présence ou la proximité sont la condition de l'amitié, dont l'énergie se perd dans l'absence ou dans l'éloignement Les hommes sont dits « bons » ou vertueux soit du point de vue de l'aptitude, de la possibilité, de l'habitus (kath'exin), soit en acte (kat'energeian). Dans l'amitié, il en est de même : les amis qui dorment ou qui vivent en des lieux séparés ne sont pas des amis en acte (ouk energousi). L'énergie de l'amitié tire sa force de la présence ou de la proximité. Si l'absence et l'éloignement ne détruisent pas l'amitié, ils l'atténuent ou l'exténuent, ils l'énervent. Le proverbe que cite à ce sujet Aristote marque bien que l'absence, ou l'éloignement, est pour lui synonyme de silence : des amis sont séparés quand ils ne peuvent pas se parler (c'est l'aprosegoria, la non- allocution, la non- adresse, mot rare qui apparaît dans ce proverbe d'origine inconnue : « l'aprosegoria a dénoué plus d'une amitié »). Il ne s'agit donc pas seulement de la distance entre des lieux, bien qu'Aristote la mentionne aussi, mais de ce qui alors va pour lui de pair avec la séparation topologique, à savoir l'impossibilité de l'allocution ou du colloque. (Question : qu'est-ce que ce discours faisait de la télécommunication en général ? et que ferait-il aujourd'hui du téléphone et de toutes les dis-locations nouvelles qui dissocient l'allocution de la co- présence en un même lieu ? On peut se parler de très loin, on le pouvait déjà, Aristote n'en tenait pas compte.) Aporie encore : « Si l'un des amis est séparé par un intervalle considérable, comme par exemple Dieu est éloigné de l'homme, il n'y a plus d'amitié possible.» C'est même ce qui a donné lieu à la question difficile (aporeitai) de savoir si, en fin de compte, les amis souhaitent vraiment pour leurs amis les biens les plus grands, comme par exemple d'être des dieux, car alors ce ne seront plus des amis pour eux, ni par suite des biens, puisque les amis sont des biens[3].Il n'y a pas d'amitié possible avec Dieu parce que cette absence et cette séparation signifient aussi l'absence de commune mesure pour une égalité proportionnelle entre Dieu et moi. Puis on ne parle pas avec ce Dieu : aproségorie absolue. On ne peut même pas s'adresser à lui pour lui dire qu'il n'y a pas d'ami. On ne peut donc vouloir Dieu pour ami.
  2. L'autre raison, c'est que l'amitié me commande d'aimer l'autre tel qu'il est en souhaitant qu'il le demeure et le fasse dans sa nature humaine, dans son « être d'homme »[4]. Dans son origine et sa fin, dans son sens premier ou dans son achèvement, l'amitié est encore le propre de l'homme. On ne peut donc diviniser l'ami tout en souhaitant qu'il reste ce qu'il est dans sa nature d'homme.

  3. Et pourtant, troisième raison, sans doute la plus radicale, l'homme d'amitié, en tant qu'homme de vertu, devrait néanmoins ressembler à Dieu. Or Dieu n'a pas besoin d'ami, il se pense lui-même et non autre chose. La noesis noesos, la pensée de la pensée qui caractérise le premier moteur aussi bien que, dans la même tradition, le savoir absolu, au sens de Hegel, n'a que faire de l'amitié parce qu'elle n'a que faire de l'autre. L'amitié parfaite ou véritable, celle de l'homme juste et vertueux qui veut ressembler à Dieu, tend donc à cette autarkeia divine qui se passe fort bien de l'autre et n'a donc aucun rapport à l'amitié, pas plus qu'à la mort de l'autre. C'est justement dans un développement consacré à l'autarcie qu'Aristote souligne cette sorte d'aporie : « De ce que Dieu est tel qu'il n'a pas besoin d'amis, nous concluons qu'il en est de même pour l'homme semblable à Dieu. Mais alors, si l'on suit ce raisonnement, il faudra dire aussi que le valeureux [ou le vertueux, spoudaios] ne pense même pas ; car ce n'est pas dans la pensée que réside la perfection de Dieu : Dieu est supérieur à une pensée qui serait pensée d'autre chose—à moins qu'il ne se pense lui-même ; la cause en est que, pour nous, le bien implique le rapport à l'autre, alors que Dieu est à lui-même son propre bien.»[5] C'est en somme à Dieu (ou à l'homme en tant qu'il devrait ou voudrait lui ressembler) qu'on doit penser en disant : « il n'y a nul amy ». Mais on pense alors à quelqu'un qui ne pense pas ou qui ne pense rien d'autre que soi, qui ne pense pas en tant qu'il ne pense rien d'autre que soi. Or s'il a des amis, s'il le désire, c'est parce que l'homme pense et pense l'autre.
  L'amitié par excellence ne peut être qu'humaine mais surtout, et du même coup, il n'y a pour l'homme de pensée que pour autant qu'elle est pensée de l'autre et pensée de l'autre comme pensée du mortel. Dans la même logique, il n'y a de pensée, il n'y a d'être pensant, si du moins la pensée doit être pensée de l'autre, que dans l'amitié. La pensée, pour autant qu'elle doit être pensée de l'autre —et c'est ce qu'elle devrait être pour l'homme—ne va pas sans la philia.
  Traduite dans la logique d'un cogito humain et fini, cela donne la formule : je pense, donc je pense l'autre : je pense, donc j'ai besoin de l'autre (pour penser) : je pense, donc la possibilité de l'amitié se loge dans le mouvement de ma pensée en tant qu'il requiert, appelle, désire l'autre, la nécessité de l'autre, la cause de l'autre au cœur du cogito. Traduite dans la logique d'un cogito divin, du cogito de ce dieu : je pense, donc je me pense et me suffis à moi-même, il n'y a pas (besoin) d'ami, etc. O amis (vous autres hommes), pour moi il n'y a pas d'ami. Ainsi parlerait un tel dieu, s'il venait à parler. Divine pourrait être la parole qui nous retient encore. Divine reste une certaine vérité du dit d'Aristote, dès lors qu'on ne peut s'adresser à des amis, nous venons de le vérifier, qu'à la condition qu'ils soient hommes. Il suffit en tout cas que le concept d'amitié parfaite soit contradictoire pour que quelqu'un élève la voix et dise « O mes amis, il n'y a nul amy ».
  Á la condition du cogito. Mais toute pensée ne se traduit pas nécessairement dans la logique du cogito, et nous pourrions retrouver, sur une autre voie, cette affinité du phileîn, de la pensée — et de la mortalité."

 

Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, 1994, chapitre VIII, Replis.
 

[1] « Sur l'amitié chez Aristote », appendice dans La Prudence chez Aristote, P.U.F., 1963.
[2] À Nicomaque, VIII, 9, 1159a 5.
[3] À Nicomaque, VII, 9, 1159a 5-11.
[4] Ibid.
[5] À Eudème, VII, 1245b 14-19 (traduction Aubenque).



  "Dans toutes les cultures, qu'ils en aient ou non pleinement conscience, les hommes veulent susciter l'enthousiasme de leurs voisins, monter dans l'estime sociale. […]
  Quelle que soit votre place dans la société, donner une impression qui contribuera à vous propulser, si peu que ce soit, vers le haut, vaudra (en termes darwiniens[1]) le dérangement. […]
  [Or], on se magnifie toujours aux dépens des autres. Si vous dites que vous avez perdu parce que vous n'avez pas eu de chance, vous sous-entendez que votre adversaire a gagné parce qu'il en a eu. Oublions les jeux et autres entreprises ouvertement concurrentielles ; lorsque l'on chante ses propres mérites, on tait toujours ceux des autres, car le statut est une chose toute relative. On gagne toujours ce qu'un autre a perdu.
  Et vice versa : ce qu'un autre perd, c'est ce que nous gagnons. […]
  [Cependant], lorsque les autres bénéficient d'une position sociale élevée, notre penchant à minimiser leurs contributions tolère une exception. Que nous ayons un ami un tant soit peu célèbre, et nous apprécierons même ses plus petits cadeaux, pardonnerons ses petits travers, et ferons particulièrement attention à ne pas le laisser tomber. D'une certaine façon, il s'agit là d'un amendement bienvenu de l'égocentrisme ; nos bilans sont peut-être plus honnêtes pour les gens haut placés que pour les autres. Mais la médaille a son revers. Ces gens haut placés nous voient d'une façon encore plus déformée qu'à l'ordinaire, puisque nous avons fait subir une sévère décote à notre partie du grand livre, afin de mieux refléter notre humilité.
  Quoiqu'il en soit, il semble que nous tenions néanmoins la relation pour valable. Un ami haut placé peut, en cas de besoin et sur notre requête, exercer une influence décisive, et souvent à peu de frais. De même qu'un singe dominant peut protéger un allié en regardant de travers tout agresseur potentiel, un parrain haut placé peut, d'un seul coup de fil, tout changer dans la vie d'un arriviste.
  Vus sous cet angle, hiérarchie sociale et altruisme réciproque non seulement se recoupent, mais se fondent dans une dimension unique. Le statut est tout simplement un autre atout à poser sur la table des négociations. Ou, plus exactement, il est un atout qui produit un effet de levier sur tous les autres ; il signifie que quelqu'un peut rendre de grands services à peu de frais.
  Le statut peut également faire partie de ces services. Lorsque nous demandons de l'aide à nos amis, nous leur demandons souvent non seulement d'user de leur statut, mais de rehausser le nôtre. Chez les chimpanzés d'Arnhem[2], l'échange de soutiens dans la quête d'un statut était parfois très simple - le chimpanzé A aidait le chimpanzé B à écarter un concurrent et à conserver son statut ; le chimpanzé B rendait la pareille ultérieurement. Chez les êtres humains, le soutien dans la défense du statut est moins tangible. Excepté dans les bars, les cours de collèges et autres lieux de rendez-vous de la testostérone, le soutien se manifeste sous forme d'informations, et non sous une forme musculaire. Soutenir un ami signifie prendre verbalement sa défense lorsque ses intérêts sont en jeu - et, plus généralement, dire sur lui des choses positives, propres à rehausser son statut. Que ces choses soient vraies ou fausses n'a pas vraiment d'importance. Ce sont juste celles que des amis sont censés dire. Les amis s'engagent dans une inflation mutuelle. Être le véritable ami de quelqu'un, c'est souscrire aux contre-vérités qui lui sont le plus chères.
  […] il se peut donc que partager profondément le même préjugé soit la marque de la plus solide et de la plus durable des amitiés ; les meilleurs amis sont ceux ont l'un de l'autre la vision la moins claire. Mais, que les mensonges soient ou non conscients, l'un des effets de l'amitié consiste à s'emparer de l'égoïste mauvaise foi individuelle pour tisser la toile d'une mauvaise foi collective. L''amour de soi se transforme en une société à admiration mutuelle.

  L'inimitié se transforme, en revanche, en deux sociétés à détestation mutuelle. Si votre ami a un ennemi, vous êtes supposé considérer cet ennemi comme le vôtre ; c'est ainsi que vous soutenez le statut de votre ami. De la même manière, cet ennemi et les amis de cet ennemi sont supposés détester non seulement votre ami, mais vous-même. Il ne s'agit pas là d'un schéma inévitable, mais d'une tendance. Maintenir une étroite relation d'amitié avec deux ennemis déclarés équivaut à se trouver dans une position viscéralement embarrassante."

 

Robert Wright, L'Animal moral, 1994, 3e partie, Chapitre XIII, tr. fr. Anne Béraud-Butcher, Folio documents, 2005, p. 430, 431, 434, 435 et p. 458-461.



[1] La logique suivie par cette analyse est celle de la psychologie évolutionniste, qui étudie les êtres humains comme essayant de se reproduire au maximum.
[2] Ville d'Allemagne, dans le zoo de laquelle ont été menées des études sur les chimpanzés.


 


  "Le sentiment de communauté qui est au coeur de l'amitié se retrouve également dans le lien familial. Pour un Grec, il y a dans l'amitié civique quelque chose d'assez semblable à la famille. Les membres d'une même famille se disputent, se font les pires coups, mais ils sont unis en même temps par une sorte de solidarité fondamentale. J'ai souvent dit que, dans la Résistance aussi, il y avait quelque chose de ce type. Quand je rencontre quelqu'un que je ne connais pas et dont je sais qu'il a été un résistant actif, même si c'est un adversaire politique, j'éprouve un sentiment d'appartenance analogue à celui que je peux avoir en retrouvant un arrière-cousin : « Il est des nôtres...». Dans une famille, les histoires qui circulent, les traditions qu'on a entendues raconter, les souvenirs d'enfance forment une espèce d'horizon commun que l'on partage. Quand quelqu’un s’y inscrit, cela ne signifie pas que ce soit un ami ou un copain, ni qu'on ait envie de se précipiter dans ses bras, mais on l'embrasse quand même sur les deux joues, ce qui est une façon de le reconnaître comme proche. Les racines communes, les liens familiaux viennent tout d'un coup renforcer votre identité et on se reconstruit soi-même en retrouvant des membres de la famille à laquelle on appartient. Les sentiments qu'on éprouve à l'égard de soi et à l'égard des autres sont liés à ce qu'on a ressenti autrefois. C'est, au fond, le problème du temps : on n'est plus le même, les choses se défont, et on refait son tissu personnel avec la présence de ceux qu'on n'a pas vus depuis longtemps, quand on peut évoquer avec eux toute une série de souvenirs auxquels on ne pense jamais. Le passé revient, et revient partagé. Si on y pense tout seul, on ne sait même pas s'il est vrai, mais, à partir du moment où il est intégré au folklore familial, il devient une partie de votre histoire.
 D'un autre côté, la solidarité familiale évoque aussi l'idée de clan, et le clan suppose l’exclusion, le secret; les parties rapportées ne sont pas dans le coup. Dans l'amitié, c'est autre chose, puisqu'il ne s'agit pas d'un rapport généalogique, mais d'un choix. Certes, il y a toujours dans le choix un élément qui ne dépend pas de soi, mais des hasards de la vie ou de pressions de toutes sortes; malgré tout, on a quand même le sentiment de choisir ses amis. Les parents, au contraire, on ne les a pas choisis, on les a reçus. Il est vrai que les amis peuvent constituer une espèce de famille et qu'on peut faire avec eux ce qu'on ne ferait pas avec d'autres, y compris, parfois, des choses qu'on n'approuve pas. Mais l'amitié implique toujours des affinités relatives aux choses essentielles.
 [...] L'amitié a aussi ceci de particulier qu'elle nous change. Pour revenir à la Résistance, c'est une expérience qui a changé ceux qui l’ont vécue. Avant-guerre, j'avais mes groupes d’amis qui pensaient comme moi. Pendant la guerre, je me suis trouvé proche de gens qui étaient des militants catholiques, ou même qui avaient été membres de l’Action française. Le fait d'avoir pris ensemble, avec passion, des risques très grands m'a conduit à ne plus les voir de la même façon, et moi, je ne suis plus exactement le même depuis. Je n'ai plus porté le même regard sur les chrétiens ni même sur les nationalistes, à certains égards, dès lors qu'ils sont devenus presque automatiquement mes amis, c'est-à-dire mes proches de par notre engagement commun dans des choses d'une importance affective considérable. De même, ceux qui étaient communistes et qui ont participé activement à la Résistance à côté de non-communistes ont été profondément modifiés dans leur façon d'être communistes; ils ont, à mes yeux, cessé de croire qu'il s'agissait soit de conquérir les autres, soit de les éliminer. Ils ont été amenés à penser qu'il devait exister un moyen de s'entendre avec les autres pour créer quelque chose ensemble. Et l'amitié, c'est aussi cela : s'accorder avec quelqu'un qui est différent de soi pour construire quelque chose de commun. C'est la raison pour laquelle la plupart des communistes qui ont été dans la Résistance, spécialement dans la Résistance non communiste, se sont trouvés exclus assez rapidement dans les années qui ont suivi : ils ne pouvaient plus voir les choses comme auparavant. Mais ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas changer, qu'il s'agisse d'individus ou de groupes politiques ou sociaux, ceux qui n'acceptent pas l'idée que le changement est une manière de constituer sa propre identité édifient autour d'eux des murs de Berlin."
 
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, 1996, Paris, Seuil, p. 25-27.
 

Date de création : 10/11/2005 @ 19:17
Dernière modification : 04/01/2022 @ 08:07
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