"Votre blé est mûr aujourd'hui ; le mien le sera demain. C'est notre avantage que je travaille aujourd'hui avec vous et que vous m'aidiez demain. Je n'ai aucune bienveillance pour vous et je sais que vous en avez peu pour moi. Je ne me donnerai donc aucune peine pour vous ; et je travaillerai avec vous pour moi-même, dans l'attente d'une action en retour. Je sais que je serai déçu et que c'est en vain que je m'en remettrai à votre gratitude. Alors je vous laisse travailler seul ; vous me traitez de la même manière. Le temps change ; et tous deux nous perdons nos récoltes par manque de confiance et de garantie mutuelles.
Tout cela c'est l'effet des principes naturels et inhérents à la nature humaine et de ses passions : comme ces passions et ces principes sont immuables, on peut penser que notre conduite, qui en dépend, doit l'être aussi et que ce serait en vain que des moralistes ou des politiques exerceraient sur nous leur influence subtile ou qu'ils tenteraient de changer le cours habituel de nos actions par souci de l'intérêt public. Et certes, si le succès de leur dessein avait dépendu de leur succès à corriger l'égoïsme et l'ingratitude des hommes, ils n'auraient jamais fait aucun progrès. [...] Tout ce à quoi ils peuvent prétendre, c'est de donner une nouvelle direction aux passions naturelles et de nous enseigner ce qui peut satisfaire nos appétits de manière oblique et artificielle mieux que par leurs mouvements précipités et impétueux. C'est de là que j'apprends à rendre service à autrui, sans lui porter une réelle tendresse ; car je prévois qu'il me rendra mon service dans l'attente d'un autre service du même genre, et pour maintenir la même réciprocité de bons offices avec moi ou avec les autres. En conséquence, une fois que je l'ai servi et qu'il est en possession de l'avantage qui naît de mon action, il est amené à jouer sa partie par prévision des conséquences de son refus."
Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre III, Partie 2, Section 5.
"S'il y a un Autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, j'ai une nature ; ma chute originelle c'est l'existence de l'autre ; et la honte est - comme la fierté - l'appréhension de moi-même comme nature, encore que cette nature même m'échappe et soit inconnaissable comme telle. Ce n'est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là-bas, hors de ma liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l'autre. Je saisis le regard de l'autre au sein même de mon acte comme solidification et aliénation de mes propres possibilités."
Sartre, L'Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 321.
"Le schéma de l'évolution historique est donc le suivant : Au début, le futur Maître et le futur Esclave sont tous les deux déterminés par un Monde donné, naturel, indépendant d'eux : ils ne sont donc pas encore des êtres vraiment humains, historiques. Puis, par le risque de sa vie, le Maître s'élève au-dessus de la Nature donnée, de sa « nature » donnée (animale), et devient un être humain, un être qui se crée lui-même dans et par son Action négatrice consciente. Puis, il force l'Esclave à travailler. Celui-ci change le Monde donné réel. Il s'élève donc lui-aussi au-dessus de la Nature, de sa « nature » (animale) puisqu'il arrive à la rendre autre qu'elle n'est. Certes, l'Esclave, comme le Maître, comme l'Homme en général, est déterminé par le Monde réel. Mais puisque ce Monde a été changé, il change lui-même. Et puisque c'est lui qui a changé le Monde, c'est lui qui se change lui-même, tandis que le Maître ne change que par l'Esclave. Le processus historique, le devenir historique de l'être humain, est donc l'oeuvre de l'Esclave-travailleur, et non du Maître-guerrier. Certes, sans Maître, il n'y aurait pas eu d'Histoire. Mais ceci uniquement parce que sans lui il n'y aurait pas eu d'Esclave et donc de Travail. Donc encore une fois grâce à son Travail, l'Esclave peut changer et devenir autre qu'il n'est c'est-à-dire en fin de compte cesser d'être Esclave. Le travail est Bildung, au double sens du mot : d'une part il forme, transforme le Monde, l'humanise, en le rendant plus adapté à l'Homme ; d'autre part il transforme, forme, éduque l'homme, l'humanise en le rendant plus conforme à l'idée qu'il se fait de lui-même et qui n'est au prime abord qu'une idée abstraite, un idéal. Si donc au début, dans le Monde donné l'Esclave avait une « nature » craintive et devait se soumettre au Maître, au fort, il n'est pas dit qu'il en sera toujours ainsi. Grâce à son travail, il peut devenir autre ; et, grâce à son travail, le Monde peut devenir autre."
Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, 1947, Gallimard, p. 179-180.
"En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe : en parlant, précisément.
Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'avais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l'exprime."
Deleuze, La Logique de Sens, Paris, Ed. de Minuit, 1969, p. 354-355.
"La plupart des suicidaires croient qu'ils ont le droit de vivre ; ils tentent de se tuer parce qu'ils sont persuadés que personne ne s'intéresse au fait qu'ils soient vivants ou morts, ou pour savoir si quelqu'un tient à eux. Ils renoncent à leurs idées de suicide dès qu'ils sentent qu'il existe une personne qui tient sincèrement à leur vie, prête à faire le maximum pour les aider à vivre.
Les SS savaient d'eux-mêmes qu'il devait exister quelque chose comme l'instinct de mort. Ce n'est pas par hasard si les camps étaient gardés par les « unités à tête de mort » dont les soldats portaient un crâne sur leur uniforme.
Bien avant que les Juifs se laissent emmener vers les camps de la mort, puis vers les chambres à gaz, les nazis avaient systématiquement détruit leur amour-propre, les avaient empêchés de croire qu'ils pouvaient être maîtres de leur destin. Après tout ce qu'ils avaient subi, ils étaient persuadés que leur vie ou leur mort n'intéressait personne et que le reste du monde, y compris les pays étrangers, était indifférent à leur sort. L'homme est incapable d'affronter des événements catastrophiques et de leur survivre s'il est privé du sentiment que quelqu'un s'intéresse à lui. Le pire danger qui puisse menacer nos instincts de vie ne vient pas des actes haineux et destructifs de nos ennemis. Tant que nous sommes capables de leur résister physiquement, nous pouvons leur tenir tête psychologiquement si nos amis, c'est-à-dire les êtres dont nous pouvons attendre du secours, se montrent dignes de la confiance que nous mettons en eux.
Si les Juifs avaient su que des voix importantes, dans le reste monde, s'élevaient en leur faveur, que des gens du monde libre désiraient sincèrement qu'ils vivent, ils n'auraient pas eu besoin de s'engager, pour se défendre, dans un refus global ; ils auraient pu comprendre ce qui se passait et réagir différemment. Ils auraient été mieux à même d'affronter le fait que les nazis voulaient et organisaient leur destruction, bien qu'il soit difficile pour quiconque de regarder en face une pareille réalité. Mais bien des personnes ont des ennemis qui leur veulent du mal ; ce qui a finalement détruit l'espérance des Juifs, c'est l'indifférence de tous ceux qui auraient dû se porter à leur secours.
Les nazis ont assassiné les Juifs d'Europe. Personne, sauf les Juifs, ne s'en est soucié ; les Etats-Unis, le monde entier, s'en moquaient. C'est pour cela que les pulsions de vie des Juifs ont été vaincues par leurs pulsions de mort[1]. C'est pourquoi les internés des camps de la mort avaient déjà renoncé à la vie au moment où ils creusaient leurs propres tombes et c'est pourquoi, comme le dit Paul Celan, « il y avait de laterre en eux ». Le pire des calvaires est de savoir qu'on est totalement abandonné."
Bruno Bettelheim, "L'holocauste, une génération plus tard", 1977, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 126-127.
[1] Bettelheim cite en note le textede l'un des derniers messages que le ghetto de Varsovie a fait Parvenir au monde extérieur : "Le monde garde le silence ; le monde sait (il est inconcevable qu'il ne sache pas) et reste silencieux; le vicaire de Jésus-Christ, au Vatican, se tait ; Londres et Washington se taisent ; les Juifs américains se taisent. Ce silence est incompréhensible et terrifiant."
"Dans toutes les cultures, qu'ils en aient ou non pleinement conscience, les hommes veulent susciter l'enthousiasme de leurs voisins, monter dans l'estime sociale. […]
Quelle que soit votre place dans la société, donner une impression qui contribuera à vous propulser, si peu que ce soit, vers le haut, vaudra (en termes darwiniens ) le dérangement. […]
[Or], on se magnifie toujours aux dépens des autres. Si vous dites que vous avez perdu parce que vous n'avez pas eu de chance, vous sous-entendez que votre adversaire a gagné parce qu'il en a eu. Oublions les jeux et autres entreprises ouvertement concurrentielles ; lorsque l'on chante ses propres mérites, on tait toujours ceux des autres, car le statut est une chose toute relative. On gagne toujours ce qu'un autre a perdu.
Et vice versa : ce qu'un autre perd, c'est ce que nous gagnons. […]
Les gens ont, en ce qui concerne leurs concurrents, un détecteur de défauts extrêmement sensible, et c'est l'un des miracles de la nature. […]
[Cependant], lorsque les autres bénéficient d'une position sociale élevée, notre penchant à minimiser leurs contributions tolère une exception. Que nous ayons un ami un tant soit peu célèbre, et nous apprécierons même ses plus petits cadeaux, pardonnerons ses petits travers, et ferons particulièrement attention à ne pas le laisser tomber. D'une certaine façon, il s'agit là d'un amendement bienvenu de l'égocentrisme ; nos bilans sont peut-être plus honnêtes pour les gens haut placés que pour les autres. Mais la médaille a son revers. Ces gens haut placés nous voient d'une façon encore plus déformée qu'à l'ordinaire, puisque nous avons fait subir une sévère décote à notre partie du grand livre, afin de mieux refléter notre humilité.
Quoiqu'il en soit, il semble que nous tenions néanmoins la relation pour valable. Un ami haut placé peut, en cas de besoin et sur notre requête, exercer une influence décisive, et souvent à peu de frais. De même qu'un singe dominant peut protéger un allié en regardant de travers tout agresseur potentiel, un parrain haut placé peut, d'un seul coup de fil, tout changer dans la vie d'un arriviste.
Vus sous cet angle, hiérarchie sociale et altruisme réciproque non seulement se recoupent, mais se fondent dans une dimension unique. Le statut est tout simplement un autre atout à poser sur la table des négociations. Ou, plus exactement, il est un atout qui produit un effet de levier sur tous les autres ; il signifie que quelqu'un peut rendre de grands services à peu de frais.
Le statut peut également faire partie de ces services. Lorsque nous demandons de l'aide à nos amis, nous leur demandons souvent non seulement d'user de leur statut, mais de rehausser le nôtre. Chez les chimpanzés d'Arnhem , l'échange de soutiens dans la quête d'un statut était parfois très simple - le chimpanzé A aidait le chimpanzé B à écarter un concurrent et à conserver son statut ; le chimpanzé B rendait la pareille ultérieurement. Chez les êtres humains, le soutien dans la défense du statut est moins tangible. Excepté dans les bars, les cours de collèges et autres lieux de rendez-vous de la testostérone, le soutien se manifeste sous forme d'informations, et non sous une forme musculaire. Soutenir un ami signifie prendre verbalement sa défense lorsque ses intérêts sont en jeu - et, plus généralement, dire sur lui des choses positives, propres à rehausser son statut. Que ces choses soient vraies ou fausses n'a pas vraiment d'importance. Ce sont juste celles que des amis sont censés dire. Les amis s'engagent dans une inflation mutuelle. Être le véritable ami de quelqu'un, c'est souscrire aux contre-vérités qui lui sont le plus chères.
[…] il se peut donc que partager profondément le même préjugé soit la marque de la plus solide et de la plus durable des amitiés ; les meilleurs amis sont ceux qui ont l'un de l'autre la vision la moins claire. Mais, que les mensonges soient ou non conscients, l'un des effets de l'amitié consiste à s'emparer de l'égoïste mauvaise foi individuelle pour tisser la toile d'une mauvaise foi collective. L''amour de soi se transforme en une société à admiration mutuelle.
L'inimitié se transforme, en revanche, en deux sociétés à détestation mutuelle. Si votre ami a un ennemi, vous êtes supposé considérer cet ennemi comme le vôtre ; c'est ainsi que vous soutenez le statut de votre ami. De la même manière, cet ennemi et les amis de cet ennemi sont supposés détester non seulement votre ami, mais vous-même. Il ne s'agit pas là d'un schéma inévitable, mais d'une tendance. Maintenir une étroite relation d'amitié avec deux ennemis déclarés équivaut à se trouver dans une position viscéralement embarrassante."
Robert Wright, L'Animal moral, 1994, 3e partie, Chapitre XIII, tr. fr. Anne Béraud-Butcher, Folio documents, 2005, p. 430, 431, 434, 435 et p. 458-461.