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Texte à méditer :  Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue.  Socrate
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Travail manuel et travail intellectuel

  "Quant à l'idée que l'instruction inclinerait les hommes à une vie retirée et oisive, et les rendrait paresseux : ce serait là une bien étrange chose, si ce qui accoutume l'esprit à être perpétuellement en mouvement induisait à la paresse ! Tout au contraire, on peut assurément affirmer qu'aucune espèce d'homme n'aime le travail pour lui-même, sauf ceux qui sont instruits. Les autres l'aiment pour le profit, comme un mercenaire pour la solde, ou encore pour l'honneur, car il les élève aux yeux des gens et redore une réputation qui autrement ternirait, ou parce qu'il leur donne une idée de leur puissance, en leur fournissant la possibilité d'occasionner du plaisir ou de la peine, ou parce qu'il met à l'œuvre telle de leurs facultés dont ils s'enorgueillissent, ce qui alimente leur bonne humeur et l'opinion agréable qu'ils ont d'eux-mêmes, ou enfin parce qu'il fait avancer n'importe quel autre de leurs projets. De la valeur personnelle fausse, on dit que celle de certains se trouve dans les yeux des autres. De la même façon, les efforts des gens que je viens d'évoquer sont dans les yeux des autres, ou du moins relatifs à quelques desseins particuliers. Seuls les hommes instruits aiment le travail comme une action conforme à la nature, et qui convient à la santé de l'esprit autant que l'exercice physique convient à la santé du corps. Ils prennent plaisir dans l'action elle-même, non dans ce qu'elle procure. Par conséquent, ils sont les plus infatigables des hommes quand il s'agit d'un travail qui puisse retenir leur esprit."

 

Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, 1605, tr. fr. Michel Le Dœuff, Gallimard tel, 1991, p. 17-18.


 

   "Il fut un temps où on lisait les auteurs anciens pour les connaître, où on leur demandait de grands enseignements philosophiques et moraux. Le spécialiste ne les lit aujourd'hui que pour les corriger. Le crayon à la main, le regard fiévreux, il guette au passage les erreurs du manuscrit. Il serait désolé que le texte des auteurs anciens nous fût parvenu intact, ou qu'un manuscrit correct nous dispensât de ses conjectures. Il ne se demande pas ce que pensait l'auteur en écrivant sa phrase, mais à quoi pensait le copiste en la transcrivant. Il a ainsi fondé une science nouvelle, qu'on pourrait appeler la psychologie de la transcription, et qui menace de remplacer la critique littéraire.
  C'est que, pour saisir les nuances délicates d'une pensée, des connaissances générales sont nécessaires qui manquent trop souvent au spécialiste. La littérature est aussi vaste que la vérité dont elle est l'expression. Celui qui en aborde la critique sans s'être préparé par de fortes études, celui qui ignore la science et la philosophie, sera fatalement amené à négliger le fond pour la forme, l'idée pour le mot. Si l'esprit mathématique consiste à penser juste, et à exprimer nettement ce qu'on pense, quel littérateur se dispenserait d'être un peu mathématicien ? Si la philosophie est la science des idées générales, celui-là est un piètre critique qui n'en fait point de cas. La littérature est-elle autre chose qu'une géométrie sans figures, une métaphysique sans barbarismes ?

  Ainsi, au contact du spécialiste, tout devient sec et stérile. Il semble que la science perde peu à peu la vie en se décomposant.
  D'où vient que nous laissons faire ? C'est que nous sommes dupes, si je ne me trompe, d'une grande illusion. Sans nous en rendre compte, nous assimilons le travail de l'esprit au travail manuel.   Il y a 105 ans que le fondateur de l'économie politique, Adam Smith, faisait déjà la remarque suivante : Si, dans une fabrique d'épingles, un seul ouvrier était chargé de dresser le fil, de le couper, de le blanchir, de faire la pointe et la tête, il aurait de la peine à fabriquer 20 épingles par jour. Mais si l'on répartit le travail entre 10 ouvriers et qu'on les charge chacun d'une seule opération, ils produiront aisément 48 000 épingles par jour, ce qui fait 4 800 pour chacun d'eux. L'industrie arrive à de merveilleux résultats par la division du travail. Il faut que chaque ouvrier ait une « spécialité », et il sera d'autant plus habile qu'il l'aura choisie plus tôt. Mais c'est qu'on demande au travail manuel d'être avant tout, rapide, et il n'est rapide que s'il est machinal. Pourquoi la machine travaille-t-elle plus vite que l'homme ? parce qu'elle divise le travail, parce qu'un mécanisme spécial correspond à chaque partie de la tâche. Et nous, qui prenons modèle sur la machine quand nous travaillons de nos mains, nous ne pouvons mieux faire que de diviser la tâche comme elle la divise ; et nous travaillerons aussi vite et aussi bien quand nous serons machines à notre tour.
  Il en est tout autrement dans le monde de l'intelligence. Tandis que nous n'acquérons l'habileté manuelle qu'à la condition de choisir un métier spécial et de faire contracter à nos muscles une seule habitude, au contraire nous ne perfectionnons une de nos facultés qu'à la condition de développer toutes les autres. Elle ne peut rien par elle-même ; séparez-la de son entourage, elle ne tarde pas à s'évanouir, semblable à ces substances chimiques qui s'évaporent dès qu'on les isole. Sans doute il en est toujours une qui domine et qu'on remarque ; mais elle ne se tient si haut que parce que les autres la portent. Je la comparerai à ce bon musicien que l'on rencontre parfois dans un orchestre médiocre : il le domine, et fait qu'on n'entend que lui seul. Peut-être échouera-t-il dans un solo, parce qu'il a besoin d'être soutenu par l'ensemble.
  C'est précisément, jeunes élèves, ce qui distingue l'intelligence de l'instinct, et l'homme de la bête. Toute l'infériorité de l'animal est là : c'est un spécialiste. Il fait très bien ce qu'il fait mais ne saurait faire autre chose. L'abeille a résolu, pour construire son alvéole, un problème de trigonométrie difficile : en résoudra-t-elle d'autres ? Celui qui admet, comme l'ose soutenir un naturaliste contemporain, que nous descendons, l'animal et nous, d'un ancêtre commun, ne pourra-t-il pas dire que notre intelligence est devenue ce qu'elle est par les habitudes variées qu'elle a contractées successivement, au lieu que celle de l'animal s'est peu à peu rétrécie et atrophiée dans les limites étroites d'une spécialité ?
  Conservons notre supériorité, et puisque la variété des aptitudes est ce qui nous distingue, restons hommes."


Henri Bergson, "La spécialité", Discours de distribution des prix à Angers, 3 août
1882, Écrits philosophiques, PUF, 2011.



    "Toute différente, la catégorie plus populaire des travaux manuel et intellectuel. Ici, le lien sous-jacent entre l'homme qui peine avec ses mains et celui qui peine avec sa tête est encore le travail accompli dans un cas par la tête, dans l'autre par quelque autre partie du corps. Cependant, la pensée, que l'on peut supposer être l'activité de la tête, bien qu'elle ressemble un peu au travail - étant aussi un processus qui, sans doute, ne prend fin qu'avec la vie - est encore moins « productive » que le travail; si le travail ne laisse point de trace durable, la pensée ne laisse absolument rien de tangible. L'acte de pensée ne se manifeste jamais de lui-même en objets. Dès qu'il veut manifester ses pensées, le travailleur intellectuel doit se servir de ses mains et acquérir des talents manuels tout comme un autre ouvrier. En d'autres termes, penser et ouvrer sont deux activités qui ne coïncident jamais tout à fait; le penseur qui veut faire connaître au monde le « contenu » de ses pensées doit d'abord s'arrêter de penser et se rappeler ses pensées. La mémoire, dans ce cas comme dans tous les autres, prépare l'intangible et le fugace à leur éventuelle matérialisation; c'est le commencement du processus de l'oeuvre et, de même que pour l'artisan l'étude du modèle à suivre, c'en est le stade le plus immatériel. L'oeuvre elle-même exige toujours un matériau sur lequel on l'exécutera et qui par la fabrication, par l'activité de l'homo faber sera transformé en un objet-du-monde. Le caractère ouvrier du travail intellectuel n'est pas moins dû à l' « oeuvre de nos mains » que toute autre espèce d'ouvrage."

 

 

Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, Chap. III, §1, tr. G. Fradier, Pocket, p. 135-136.

 

 


 

 

    "La distinction entre travaux manuels et intellectuels, bien qu'on puisse la faire remonter au moyen âge, est moderne et elle a deux causes fort différentes, toutes deux cependant également caractéristiques du climat de l'époque moderne. Comme dans les conditions modernes, chaque occupation dut prouver son « utilité » pour la société dans son ensemble, et l'utilité des occupations intellectuelles devenant plus que douteuse face à la glorification du travail, il était tout naturel que les intellectuels voulussent, eux aussi, se faire ranger dans la population laborieuse. Mais en même temps, contredisant en apparence seulement cette évolution, l'estime et la demande de cette société pour certains travaux « intellectuels » atteignirent un degré sans précédent dans notre histoire, sauf pendant la décadence de l'Empire romain. Il convient de se rappeler ici que, dans toute l'Histoire ancienne, les services « intellectuels » des scribes, dans le domaine public comme dans le domaine privé, furent exécutés par les esclaves et jugés en conséquence. C'est la bureaucratisation de l'Empire romain accompagnée de l'élévation sociale et politique des empereurs, qui provoqua une revalorisation des services « intellectuels ». Dans la mesure où l'intellectuel n'est vraiment pas « ouvrier », occupé comme tout ouvrier, du plus humble artisan au plus grand artiste, à ajouter un objet de plus, durable si possible, à l'artifice main – on ne saurait sans doute mieux le comparer qu'au « domestique » d'Adam Smith, encore que sa fonction soit moins de garder intact le processus vital et de pourvoir à sa régénération que d'assurer l'entretien des diverses machines géantes de la bureaucratie dont le fonctionnement consomme ses propres services et dévore ses propres produits aussi rapidement, aussi impitoyablement que le processus biologique lui-même."

 

Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, 1958, Chap. III, §1, tr. G. Fradier, Pocket, p. 137-138.



  "Nous nous efforçons […] de soutenir que tout travail, physique, intellectuel, artistique ou administratif est essentiellement le même.
  Cet effort tendant à proclamer la grande homogénéité du travail s'est assuré, pour différentes raisons, le concours de groupes nombreux et divers. Pour les économistes, c'était une simplification inoffensive, et à vrai dire indispensable, qui leur permettait de traiter de façon homogène les efforts productifs de tout nature et d'élaborer une théorie générale des salaires s'appliquant à tous ceux qui recevaient un revenu pour des services rendus. Des doutes se sont élevés de temps à autre, mais on les a étouffés ou on a considéré qu'il s'agis­sait de cas particuliers. L'identité de toutes les catégories de travail est un des rares sujets sur lequel les théories capi­taliste et communiste sont parfaitement d'accord. Le président directeur général est heureux de penser que sa fonction si bien méritée donne lieu au même genre de labeur que la chaîne de montage, et que ce sont simplement les compétences plus grandes et l'intensité du travail exigé qui justifient la diffé­rence d'appointements. L'employé communiste ne saurait tolérer qu'on établisse une différence significative entre son genre de travail et celui du camarade occupé au tour ou à la ferme collective dont il est idéologiquement l'égal. Dans les sociétés, les groupes les plus favorisés trouvent un soulagement moral à s'identifier à ceux qui effectuent des travaux de force. Un sentiment latent de culpabilité à l'idée qu'on mène une vie plus facile, plus agréable et plus rémunératrice peut être soulagé par une remarque comme « je suis un travailleur, moi aussi », ou bien, plus audacieusement, par la consta­tation que « le travail intellectuel est bien plus épuisant que le travail physique ». Comme l'ouvrier qui accomplit un travail physique n'est pas intellectuellement qualifié pour comparer son labeur à celui de l'homme qui utilise de la matière grise, la comparaison est à sens unique et inattaquable.
  En réalité, les significations que revêt le travail pour diffé­rentes personnes ne sauraient être plus dissemblables. Pour certains, la majorité probablement, c'est une tâche qu'il faut accomplir. Il est peut-être préférable, en particulier dans le cadre des opinions courantes sur la production, de travailler que de ne rien faire. C'est fatigant malgré tout, ou monotone, ou pour le moins ce n'est pas une source de plaisir particu­lier. La récompense ne se trouve pas dans la tâche accomplie, mais dans la paie.
  Pour d'autres, le travail, comme on continue de l'appeler, représente une chose toute différente. Il est bien établi qu'on y trouvera du plaisir. Si ce n'est pas le cas, l'on en ressent un profond mécontentement ou l'on en éprouve un sentiment de frustration. Personne ne trouve extraordinaire qu'un agent de publicité, un grand personnage quelconque, un poète ou un professeur, à qui soudain leur travail cesse de plaire, demandent conseil à un psychiatre. On insulte le dirigeant de société ou le savant en supposant que leur principale raison d'exister est le traitement qu'ils reçoivent. Celui-ci ne manque pas d'importance, c'est entre autres le meilleur indice de prestige. Le prestige, c'est-à-dire le respect, la considération et l'estime d'autrui, est, à son tour, l'une des sources de satis­faction les plus importantes liées à ce genre de travail. Mais en général ceux qui accomplissent ce genre de travail ont l'intention de faire de leur mieux, sans faire entrer les rémunérations en ligne de compte. Ils seraient très gênés si on insinuait le contraire."

 

John K. Galbraith, L'Ère de l'opulence, 1958, 2e édition, 1969, tr. fr. Andrée R. Picard, Calmann-Lévy, 1970, p. 319-321.


 

  "Pour autant que sous le signe de la technique tout travail du type « forgeron » évolue vers le type « horloger » on pourrait donc parler d'une « spiritualisation » croissante du travail humain comme tel et ensuite également d'une atténuation de « l'opposition » évoquée [entre travail corporel et travail spirituel].   Mais évolue-t-il vers cela? Le travail de celui qui ne fait que surveiller la machine, celui qui découpe en série un rouage d'horloge, ou la machine qui exécute une séquence dans l'assemblage des parties - et c'est là la prochaine étape du progrès !, - est-il plus « spirituel » que celui de l'horloger technologiquement dépassé qui fabrique le tout de manière artisanale ? Au contraire ! Il est spirituellement plus pauvre, à savoir dans la mesure même où il est physiquement plus pauvre ! La perte de la variété physique (et d'effort !) va de pair avec la perte de l'activité spirituelle. Avec le corps l'esprit lui aussi est mis au chômage. La prétendue « opposition » n'en était en effet jamais une à l'intérieur de l'enceinte d'un travail déterminé ; plutôt il y avait et il y a là un rapport de conditionnement mutuel : le commerce corporel avec la matière instruit le corps, les membres, les sens, les nerfs - et l'esprit, en les occupant tous, en leur faisant faire sa connaissance ainsi que celle de l'objet (l'un ne va pas sans l'autre !) et qui ne suscite les aptitudes latentes de cet équipement qui est le nôtre qu'à travers la résistance de la matière et l'apparition de ses qualités. La privation de cet élément les affame toutes. Réduire l'élément physique à des performances résiduelles uniformes, réduire l'élément cinétique à des « manipulations », réduire l'élément sensitif à la lecture de cadrans - réduit également la participation de l'esprit au travail."

 

Hans Jonas, Le Principe responsabilité, 1979, tr. fr. Jean Greisch, Éd. du Cerf, 1990, p. 374-375.

 

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Date de création : 13/06/2007 @ 11:47
Dernière modification : 27/02/2023 @ 09:19
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