|
|
|
|
|
Langage et communication |
|
"Par leur nature et leur fonction, ces chants illustrent en forme exemplaire la relation générale de l'homme au langage sur quoi ces voix lointaines nous appellent à méditer. Elles nous invitent à emprunter un chemin déjà presque effacé, et la pensée des sauvages, issue de reposer en un langage encore premier, fait signe seulement vers la pensée. On a vu en effet qu'au-delà du contentement qu'il leur procure le chant fournit aux chasseurs – et sans qu'ils le sachent – le moyen d'échapper à la vie sociale en refusant l'échange qui la fonde. Le même mouvement par quoi il se sépare de l'homme social qu'il est porte le chanteur à se savoir et se dire en tant qu'individualité concrète absolument refermée sur soi. Le même homme existe donc comme pure relation sur le plan de l'échange des biens et des femmes, et comme monade, si l'on peut dire, sur le plan du langage. C'est par le chant qu'il accède à la conscience de soi comme le et à l'usage dès lors légitime de ce pronom personnel. L'homme existe pour soi dans et par son chant, il est lui-même son propre chant : je chante, donc je suis. Or, il est bien évident que si le langage, sous les espèces du chant, se désigne à l'homme comme le lieu véritable de son être, il ne s'agit plus du langage comme archétype de l'échange, puisque c'est de cela précisément que l'on veut se libérer. En d'autres termes, le modèle même de l'univers de la communication est aussi le moyen de s'en évader. Une parole peut être à la fois un message échangé et la négation de tout message, elle peut se prononcer comme signe et comme le contraire d'un signe. Le chant des Guayaki nous renvoie donc à une double et essentielle nature du langage qui se déploie tantôt, en sa fonction ouverte de communication, tantôt en sa fonction fermée de constitution d'un Ego : cette capacité du langage à exercer des fonctions inverses repose sur la possibilité de son dédoublement en signe et valeur.
Loin d'être innocent comme une distraction ou un simple délassement, le chant des chasseurs guayaki laisse entendre la vigoureuse intention qui l'anime d'échapper à l'assujettissement de l'homme au réseau général des signes (dont les mots ne sont ici que la métaphore privilégiée) par une agression contre le langage sous la forme d'une transgression de sa fonction. Que devient une parole lorsqu'on cesse de l'utiliser comme un moyen de communication, lorsqu'elle est détournée de sa fin « naturelle », qui est la relation à l'Autre ? Séparés de leur nature de signes, les mots ne se destinent plus à nulle écoute, les paroles sont à elles-mêmes leur propre fin, elles se convertissent, pour qui les prononce, en valeurs. D'autre part, à se transformer de système de signes mobiles entre émetteurs et récepteurs en pure position de valeur pour un Ego, le langage ne cesse pas pour autant d'être le lieu du sens : le méta-social n'est point l'infra-individuel, le chant solitaire du chasseur n'est pas le discours d'un fou et ses paroles ne sont pas des cris. Le sens subsiste, dépris de tout message, et c'est en sa permanence absolue que repose le valoir de la parole comme valeur. Le langage peut n'être plus le langage sans pour cela s'anéantir dans l'insensé, et chacun peur comprendre le chant des Aché bien que rien en fait ne s'y dise. Ou plutôt, ce qu'il nous convie à entendre, c'est que parler n'est pas toujours mettre l'autre en jeu, que le langage peut être manié pour lui-même et qu'il ne se réduit pas à la fonction qu'il exerce : le chant guayaki, c'est la réflexion en soi du langage abolissant l'univers social des signes pour donner lieu à l'éclosion du sens comme valeur absolue. Il n'y a donc point de paradoxe à ce que le plus inconscient et le plus collectif en l'homme – son langage – puisse -également en être la conscience la plus transparente et la dimension la plus libérée. À la disjonction de la parole et du signe dans le chant répond la disjonction de l'homme et du social pour le chanteur, et la conversion du sens en valeur est celle d'un individu en sujet de sa solitude."
Pierre Clastres, La Société contre l'État, 1974, Chapitre 5, éd. de Minuit, 1974, p. 108-109.
"Si le langage est, comme on dit, instrument de communication, à quoi doit-il cette propriété ? [...] Deux raisons viennent alors successivement à l'esprit. L'une serait que le langage se trouve en fait ainsi employé, sans doute parce que les hommes n'ont pas trouvé de moyen meilleur ni même aussi efficace pour communiquer. Cela revient à constater ce qu'on voudrait comprendre. On pourrait aussi penser à répondre que le langage présente telles dispositions qui le rendent apte à servir d'instrument; il se prête à transmettre ce que je lui confie, un ordre, une question, une annonce et provoque chez l'interlocuteur un comportement chaque fois adéquat. [...]
Mais est-ce bien du langage que l'on parle ici ? Ne le confond-on pas avec le discours ? Si nous posons que le discours est le langage mis en action, et nécessairement entre partenaires, nous faisons apparaître, sous la confusion, une pétition de principe, puisque la nature de cet « instrument » est expliquée par sa situation comme « instrument ». Quand au rôle de transmission que remplit le langage, il ne faut pas manquer d'observer d'une part que ce rôle peut être dévolu à des moyens non linguistiques, gestes, mimique, et d'autre part, que nous nous laissons abuser, en parlant ici d'un « instrument », par certains procès de transmission qui, dans les sociétés humaines sont, sans exception, postérieures au langage et qui en imitent le fonctionnement. Tous les systèmes de signaux, rudimentaires ou complexes, se trouvent dans ce cas.
En réalité la comparaison du langage avec un instrument, et il faut bien que ce soit un instrument matériel pour que la comparaison soit simplement intelligible, doit nous remplir de méfiance, comme toute notion simpliste au sujet du langage. Parler d'instrument, c'est mettre en opposition l'homme et la nature. La pioche, la flèche, la roue ne sont pas dans la nature. Ce sont des fabrications. Le langage est dans la nature de l'homme, qui ne l'a pas fabriqué. [...] C'est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne La définition même de l'homme. [...]
C'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l'être, le concept d' « ego ».
La « subjectivité » dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d'être lui-même (ce sentiment, dans la mesure où l'on peut en faire état, n'est qu'un reflet), mais comme l'unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu'elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette « subjectivité », qu'on la pose en phénoménologie ou en psychologie, comme on voudra, n'est que l'émergence dans l'être d'une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego »".
Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, 1976, coll tel, Éd. Gallimard, p. 258-259.
"Par activité communicationnelle, j'entends une interaction médiatisée par des symboles. Elle se conforme à des normes en vigueur de façon obligatoire, qui définissent des attentes de comportements réciproques et doivent être nécessairement comprises et reconnues par deux sujets agissants au moins. Il y a un renforcement de ces normes sociales par un certain nombre de sanctions. Leur sens s'objective au sein de la communication qui s'établit dans le langage courant. Alors que la validité des règles techniques et des stratégies dépend de la validité de propositions empiriquement ou analytiquement vraies, celle des normes sociales est fondée sur la seule intersubjectivité de la compréhension des intentions et elle est assurée par la reconnaissance des obligations par tous. L'infraction à la règle entraîne des conséquences différentes selon qu'on a affaire à l'un ou l'autre cas. Un comportement incompétent, enfreignant des règles techniques éprouvées ou des stratégies justes, est condamné de lui-même à la faillite par l'échec : la « punition » fait, pour ainsi dire, partie intégrante de l'échec devant la réalité. Un comportement déviant, enfreignant des normes en vigueur, provoque des sanctions qui ne sont liées aux règles qu'extérieurement, c'est-à-dire par convention. Les règles apprises de l'activité rationnelle par rapport à une fin nous mettent en possession de différents savoir-faire ; les normes intériorisées nous inculquent certaines structures de personnalité. Les savoir-faire nous mettent à même de résoudre des problèmes ; les motivations nous donnent occasion d'agir en conformité avec les normes.
Le cadre institutionnel d'une société consiste en un ensemble de normes qui guident des interactions médiatisées par le langage."
Jürgen Habermas, La Technique et la Science comme "idéologie", 1968, Tel, Gallimard, 2000, p. 22-23.
"J'appelle communicationnelles, les interactions dans lesquelles les participants sont d'accord pour coordonner en bonne intelligence leurs plans d'action ; l'entente ainsi obtenue se trouve alors déterminée à la mesure de la reconnaissance intersubjective des exigences de validité. Lorsqu'il s'agit de processus d'intercompréhension explicitement linguistiques, les acteurs, en se mettant d'accord sur quelque chose, émettent des exigences de validité ou plus précisément des exigences de vérité, de justesse ou de sincérité selon qu'ils se réfèrent à quelque chose qui se produit dans le monde objectif (en tant qu'ensemble des états-de-chose existants), dans le monde de la communauté sociale (en tant qu'ensemble des relations interpersonnelles légitimement établies au sein du groupe social) ou dans le monde subjectif personnel (en tant qu'ensemble des expériences vécues auxquelles chacun a le privilège d'accéder). Mais alors que dans l'activité stratégique l'un influe sur l'autre empiriquement (que ce soit en le menaçant d'une sanction ou en lui faisant miroiter des gratifications) afin d'obtenir la continuation escomptée de l'interaction, dans l'activité communicationnelle chacun est motivé rationnellement par l'autre à agir conjointement et ce en vertu des effets d'engagement illocutoires inhérents au fait que l'on propose un acte de parole."
Habermas, Morale et communication, Cerf, 1986, p. 79.
Retour au menu sur le langage
Date de création : 05/07/2007 @ 16:17
Dernière modification : 16/10/2016 @ 13:01
Catégorie :
Page lue 5786 fois
Imprimer l'article
|
|
|
|
| |