* *

Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
La prohibition de l'inceste

    "La vie sexuelle […] exprime au plus haut point la nature animale de l'homme, et elle atteste au sein même de l'humanité, la survivance la plus caractéristique des instincts ; en second lieu, ses fins ont, doublement, à nouveau transcendantes : elles visent à satisfaire, soit des désirs individuels dont on sait suffisamment qu'ils sont parmi les moins respectueux des conventions sociales, soit des tendances spécifiques qui dépassent également, bien que dans un autre sens, les fins propres de la société. Notons, cependant, que si la réglementation des rapports entre les sexes constitue un débordement de la culture sur la nature, d'une autre façon la vie sexuelle est, au sein de la nature, une amorce de la vie sociale : car, parmi tous les instincts, l'instinct sexuel est le seul qui, pour se définir, ait besoin de la stimulation d'autrui. Nous devrons revenir sur ce dernier point ; il ne fournit pas un passage, lui-même naturel, entre la nature et la culture, ce qui serait inconcevable, mais il explique une des raisons pour lesquelles c'est sur le terrain de la vie sexuelle, de préférence à tout autre, que le passage entre les deux ordres peut et doit nécessairement s'opérer. Règle qui étreint ce qui, dans la société, lui est le plus étranger ; mais, en même temps, règle sociale qui retient, dans la nature, ce qui est susceptible de la dépasser ; la prohibition de l'inceste est, à la fois, au seuil de la culture, dans la culture, et, en un sens, […] la culture elle-même."


Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, PUF, 1949, pp. 13-14.


 

    "La prohibition de l'inceste n'est, ni purement d'origine culturelle, ni purement d'origine naturelle ; et elle n'est pas, non plus, un dosage d'éléments composites empruntés partiellement à la nature et partiellement à la culture. Elle constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle, s'accomplit le passage de la nature à la culture. En un sens, elle appartient à la nature, car elle est une condition générale de la culture, et par conséquent il ne faut pas s'étonner de la voir tenir de la nature son caractère formel, c'est-à-dire l'universalité. Mais en un sens aussi, elle est déjà la culture, agissant et imposant sa règle au sein de phénomènes qui ne dépendent point, d'abord d'elle. Nous avons été amené à poser le problème de l'inceste à propos de la relation entre l'existence biologique et l'existence sociale de l'homme, et nous avons constaté aussitôt que la prohibition ne relève exactement, ni de l'une, ni de l'autre. Nous nous proposons, dans ce travail, de fournir la solution de cette anomalie, en montrant que la prohibition de l'inceste constitue précisément le lien qui les unit l'une à l'autre.

    Mais cette union n'est ni statique ni arbitraire et, au moment où elle s'établit, la situation totale s'en trouve complètement modifiée. En effet, c'est moins une union qu'une transformation ou un passage : avant elle, la culture n'est pas encore donnée ; avec elle, la nature cesse d'exister, chez l'homme, comme un règne souverain. La prohibition de l'inceste est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume l'étincelle sous l'action de laquelle une structure d'un nouveau type, et plus complexe, se forme, et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se superposent, en les intégrant, aux structures, plus simples qu'elles-mêmes, de la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue, l'avènement d'un ordre nouveau."


Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté (1947), Éd. Mouton, 1971, pp. 28-29.


 

    "Considérée comme interdiction, la prohibition de l'inceste se borne à affirmer, dans un domaine essentiel à la survie du groupe, la prééminence du social sur le naturel, du collectif sur l'individuel, de l'organisation sur l'arbitraire. Mais même à ce point de l'analyse, la règle en apparence négative a déjà engendré sa converse : car toute interdiction est en même temps, et sous un autre rapport, une prescription. [...]

    [...] l'aspect négatif n'est que l'aspect fruste de la prohibition. Le groupe au sein duquel le mariage est interdit évoque aussitôt la notion d'un autre groupe, […] au sein duquel le mariage est, selon les cas, simplement possible, ou inévitable ; la prohibition de l'usage sexuel de la fille ou de la soeur contraint à donner en mariage la fille ou la soeur à un autre homme, et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la soeur de cet autre homme. Ainsi, toutes les stipulations [3] négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation ; et la renonciation ouvre la voie à une revendication. [...] La prohibition de l'inceste n'est pas seulement [...] une interdiction : en même temps quelle défend, elle ordonne. La prohibition de l'inceste, comme l'exogamie [4] qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité. La femme qu'on se refuse, et qu'on vous refuse, est par cela même offerte. À qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt a une collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l'exclusion des proches, comme c'est le cas dans notre société. [...] c'est qu'à partir du moment où je m'interdis l'usage d'une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition n'est pas épuisé dans le fait de la prohibition ; celle-ci n'est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange."


Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1949, p. 56-65, PUF, 1949.


 

    "La prohibition de l'inceste n'est pas seulement [...] une interdiction ; en même temps qu'elle défend, elle ordonne. La prohibition de l'inceste, comme l'exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité. La femme qu'on se refuse, et qu'on vous refuse, est par cela même offerte. À qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à cette collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l'exclusion des proches, comme c'est le cas dans notre société. Mais à cette étape de notre recherche, nous croyons possible de négliger les différences entre la prohibition de l'inceste et l'exogamie : envisagées à la lumière des considérations précédentes, leurs caractères formels sont, en effet, identiques. Il y a plus : que l'on se trouve dans le cas technique du mariage dit« par échange », ou en présence de n'importe quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de l'inceste est le même : à partir du moment où je m'interdis l'usage d'une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition n'est pas épuisé dans le fait de la prohibition ; celle-ci n'est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange."


Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1947, Éd. Mouton, pp. 59-60.

 


 

    "Rien ne serait donc plus faux que de réduire la famille à son fondement naturel. Ni l'instinct de procréation, ni l'instinct maternel, ni les liens affectifs entre mari et femme, et entre père et enfants, ni la combinaison de tous ces facteurs ne l'expliquent. Si importants qu'ils soient, ces éléments ne pourraient à eux seuls donner naissance à une famille, et cela pour une raison très simple : dans toutes les sociétés humaines, la création d'une nouvelle famille a pour condition absolue l'existence préalable de deux autres familles, prêtes à fournir qui un homme, qui une femme, du mariage desquels naîtra une troisième famille, et ainsi de suite indéfiniment. En d'autres termes, ce qui différencie l'homme de l'animal, c'est que, dans l'humanité, une famille ne saurait exister s'il n'y avait d'abord une société : pluralité de familles qui reconnaissent l'existence de liens autres que la consanguinité, et que le procès naturel de la filiation ne peut suivre son cours qu'intégré au procès social de l'alliance.

    Comment les hommes en sont-ils venus à reconnaître cette dépendance sociale de l'ordre naturel, nous l'ignorerons probablement toujours. Rien ne permet de supposer que l'humanité, quand elle émergea de la condition animale, n'était pas dotée au départ d'une forme d'organisation sociale qui, dans ses lignes fondamentales, ne différait guère de celles qu'elle a connues plus tard. En vérité, on aurait du mal à concevoir ce que put être une organisation sociale élémentaire sans lui donner pour assise la prohibition de l'inceste. Car celle-ci opère seule une refonte des conditions biologiques de l'accouplement et de la procréation. Elle ne permet aux familles de se perpétuer qu'enserrées dans un réseau artificiel d'interdits et d'obligations. C'est là seulement qu'on peut situer le passage de la nature à la culture, de la condition animale à la condition humaine, et c'est par là seulement qu'on peut saisir leur articulation."


Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 83.


 

    " « [La prohibition de l'inceste] constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d'universalité ». Elle est donc « la Règle par excellence, la seule universelle et qui assure la prise de la culture sur la nature... En un sens, elle appartient à la Nature, car elle est une condition générale de la Culture ; et par conséquent il ne faut pas s'étonner de la voir tenir de la Nature son caractère formel, c'est-à-dire l'universalité. Mais en un sens aussi, elle est déjà la Culture, agissant et imposant sa règle au sein de phénomènes qui ne dépendent point, d'abord, d'elle… La prohibition de l'inceste constitue précisément le lien qui unit l'une à l'autre », l'existence biologique et Inexistence sociale. Que ce saut d'un ordre à l'autre s'opère sur le terrain de la vie sexuelle n'a rien qui doive étonner et on comprend dès lors qu'ethnologie et psychanalyse ne sauraient s'ignorer : la vie sexuelle est en effet une amorce de la vie sociale, « car... l'instinct sexuel est le seul qui, pour se définir, ait besoin de la stimulation d'autrui ». D'autre part « la nature impose l'alliance, mais ne la détermine pas ». On comprend ainsi comment la prohibition de l'inceste à la fois enracine l'homme dans la nature et l'en détache : elle est « règle qui étreint ce qui, dans la société, lui est le plus étranger ; mais en même temps règle sociale qui retient, dans la nature, ce qui est susceptible de la dépasser... Elle opère, et par elle-même constitue l'avènement d'un ordre nouveau ».

    On se tromperait fort, en effet, en ne retenant d'elle que son aspect négatif (qui explique sans doute pourquoi on a longtemps considéré qu’elle posait un problème insoluble). L'interdiction implique immédiatement une organisation positive et systématique. C'est pourquoi elle peut être appelée la « règle des règles » : elle pose l'universalité de la réglementation et ouvre la voie à l'élaboration des normes particulières qui définissent chaque société, chaque culture, car prohiber tel type de mariage, c'est du même coup poser quels sont les mariages tolérés ou préférés et constituer les normes des échanges et de la réciprocité à l'intérieur du groupe considéré. La prohibition de l'inceste fournit donc la synthèse du particulier et du général : Les structures élémentaires de la parenté formulent d'un même mouvement le principe général et le système de ses multiples diversifications, sans privilégier ni le principe, ni la particularité, puisque chaque univers social exprime entièrement le principe bien qu'il n'en épuise évidemment pas toutes les modalités possibles."


Jean Pouillon, L’oeuvre de Lévi-Strauss, in Race et Histoire (1952), coll. Médiations, Gonthier, p. 99 sq.


Date de création : 30/08/2007 @ 10:58
Dernière modification : 10/09/2011 @ 13:34
Catégorie :
Page lue 13418 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^