"Une Nation [...] peu contente d'avoir satisfait ses besoins réels par un commerce étendu, s'occupe à en inventer de fictifs et de surnaturels : la satiété l'endort ; le changement lui devient nécessaire ; la langueur et l'ennui, bourreaux assidus de l'opulence, suivent les besoins satisfaits : pour tirer les riches de cette léthargie, l'industrie est forcée d'imaginer à tout moment de nouvelles façons de sentir : les plaisirs se multiplient ; la nouveauté, la rareté, la bizarrerie ont seules le pouvoir de réveiller des êtres pour qui les plaisirs simples sont devenus insipides. Tout se change en fiction ; le luxe comme la féerie ne fait naître que des fantômes : des imaginations malades ne se soulagent que par des remèdes imaginaires. L'avidité, le désir d'acquérir des richesses, afin de les étaler et de les dissiper, sont les passions épidémiques : personne n'est content de ce qu'il a, chacun est envieux de ce que possèdent les autres ; personne ne peut être heureux, à force de vouloir le paraître."
D'Holbach, La Politique naturelle, ou Discours sur les vrais principes du gouvernement, 1773, Tome second, Discours IX, § 9, in d'Holbach portatif, J.J. Pauvert, Coll. Libertés, 1967.
"Ce goût particulier que les hommes des siècles démocratiques conçoivent pour les jouissances matérielles n'est point naturellement opposé à l'ordre ; au contraire, il a souvent besoin de l'ordre pour se satisfaire. Il n'est pas non plus ennemi de la régularité des mœurs ; car les bonnes mœurs sont utiles à la tranquillité publique et favorisent l'industrie. Souvent même il vient à se combiner avec une sorte de moralité religieuse ; on veut être le mieux possible en ce monde, sans renoncer aux chances de l'autre. [...]
Ce que je reproche à l'égalité, ce n'est pas d'entraîner les hommes à la poursuite des jouissances défendues ; c'est de les absorber entièrement dans la recherche des jouissances permises.
Ainsi, il pourrait bien s'établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts."
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, tome 2, chapitre XI, Flammarion, GF, 1994, p. 166-167.
"La production est donc immédiatement consommation, la consommation immédiatement production. Chacune est immédiatement son contraire. Mais il s'opère en même temps un mouvement médiateur entre les deux termes. La production est médiatrice de la consommation, dont elle crée les éléments matériels et qui, sans elle, n'aurait point d'objet. Mais la consommation est aussi médiatrice de la production en procurant aux produits le sujet pour lequel ils sont des produits. Le produit ne connaît son ultime accomplissement que dans la consommation. Un chemin de fer sur lequel on ne roule pas, qui donc ne s'use pas, n'est pas consommé, n'est un chemin de fer que dans le domaine de la possibilité [...] et non dans celui de la réalité. Sans production, pas de consommation; mais, sans consommation, pas de production non plus, car la production serait alors sans but. La consommation produit la production doublement. 1º C'est dans la consommation seulement que le produit devient réellement produit. Par exemple, un vêtement ne devient véritablement vêtement que par le fait qu'il est porté; une maison qui n'est pas habitée n'est pas, en fait, une véritable maison; le produit donc, à la différence du simple objet naturel, ne s'affirme comme produit, ne devient produit que dans la consommation. C'est la consommation seulement qui, en absorbant le produit, lui donne la dernière touche (finishing stroke) ; car la production n'est pas produit en tant qu'activité objectivée, mais seulement en tant qu'objet pour le sujet agissant [la consommation produit la production]. 2º La consommation crée le besoin d'une nouvelle production, par conséquent la raison idéale, le mobile interne de la production, qui en est la condition préalable. La consommation crée le mobile de la production; elle crée aussi l'objet qui agit dans la production en déterminant sa fin. S'il est clair que la production offre, sous sa forme matérielle, l'objet de la consommation, il est donc tout aussi clair que la consommation pose idéalement l'objet de la production, sous forme d'image intérieure, de besoin, de mobile et de fin. Elle crée les objets de la production sous une forme encore subjective. Sans besoin, pas de production. Mais la consommation reproduit le besoin.
À ce double caractère correspond du côté de la production : 1º Elle fournit à la consommation sa matière, son objet. Une consommation sans objet n'est pas une consommation; à cet égard donc la production crée, produit la consommation. 2º Mais ce n'est pas seulement l'objet que la production procure à la consommation. Elle lui donne aussi son aspect déterminé, son caractère, son fini (finish). Tout comme la consommation donnait la dernière touche au produit en tant que produit, la production le donne à la consommation. D'abord l'objet n'est pas un objet en général, mais un objet déterminé, qui doit être consommé d'une façon déterminée, à laquelle la production elle-même doit servir d'intermédiaire. La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents. Ce n'est pas seulement l'objet de la consommation, mais aussi le mode de consommation qui est donc produit par la production, et ceci non seulement d'une manière objective, mais aussi subjective. La production crée donc le consommateur. 3º La production ne fournit donc pas seulement un objet matériel au besoin, elle fournit aussi un besoin à l'objet matériel. Quand la consommation se dégage de sa grossièreté primitive et perd son caractère immédiat - et le fait même de s'y attarder serait encore le résultat d'une production restée à un stade de grossièreté primitive -, elle a elle-même, en tant qu'instinct, l'objet pour médiateur. Le besoin qu'elle éprouve de cet objet est créé par la perception de celui-ci. L'objet d'art - comme tout autre produit - crée un public apte à comprendre l'art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet. La production produit donc la consommation 1º en lui fournissant la matière; 2º en déterminant le mode de consommation; 3º en faisant naître chez le consommateur le besoin de produits posés d'abord simplement par elle sous forme d'objets. Elle produit donc l'objet de la consommation, le mode de consommation, l'instinct de la consommation. De même la consommation engendre l'aptitude du producteur en le sollicitant sous la forme d'un besoin déterminant le but de la production."
Karl Marx, Introduction générale à la Critique de l'économie politique, 1857, Folio essais, p. 456-459.
"Il faut mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail et les obliger à consommer les marchandises qu'ils produisent.
Parce que la classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste, s'est laissée endoctriner, parce que, avec son impétuosité native, elle s’est précipitée en aveugle dans le travail et l’abstinence, la classe capitaliste s'est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, à l’improductivité et à la surconsommation. Mais si le surtravail de l'ouvrier meurtrit sa chair et tenaille ses nerfs, il est aussi fécond en douleurs pour le bourgeois.
L'abstinence à laquelle se condamne la classe productive oblige les bourgeois à se consacrer à la surconsommation des produits qu'elle manufacture désordonnément. […]
Les femmes du monde vivent une vie de martyr. Pour essayer de faire valoir les toilettes féeriques que les couturières se tuent à bâtir, du soir au matin elle font la navette d’une robe dans une autre ; pendant des heures, elles livrent leur tête creuse aux artistes capillaires qui, à tout prix, veulent assouvir leur passion pour l’échafaudage de faux chignons. Sanglées dans leurs corsets, à l’étroit dans leur bottines, décolletée à faire rougir un sapeur, elles tournoient des nuits entières dans leurs bals de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre monde. Saintes âmes !
Pour remplir sa double fonction sociale de non-producteur et de surconsommateur, le bourgeois dut non seulement violenter ses goûts modestes, perdre ses habitudes laborieuses d'il y a deux siècles et se livrer au luxe effréné, aux indigestions truffées et se livrer et aux débauches syphilitiques, mais encore soustraire au travail productif une masse énorme d'hommes afin de se procurer des aides."
Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, 1880, Maspéro, 1972, p. 121-141, Mille et une nuits, p. 11, 16, 29, 33, 34-35.
"Pensée fondamentale d'une civilisation de commerçants. On voit maintenant se former, de différents côtés, la culture d'une société dont le commerce est l'âme, tout aussi bien que l'émulation personnelle était l'âme de la civilisation chez les anciens Grecs - la guerre, la victoire et le droit chez les romains. Celui qui s'adonne au commerce s'entend à tout évaluer sans produire, à évaluer d'après le besoin du consommateur et non d'après son besoin personnel. Chez lui la question des questions c'est de savoir quelles personnes et combien de personnes consomment cela. Il emploie donc dès lors, instinctivement et sans cesse, ce type d'évaluation. À tout, donc aussi aux productions des arts et des sciences, des penseurs, des savants, des artistes, des hommes d'état, des peuples, des partis et même d'époques toutes entières. Il s'informe à propos de tout ce qui se crée, de l'offre et de la demande, afin de fixer pour lui-même la valeur d'une chose. Cela, érigé en principe de toute une civilisation, étudié depuis l'illimité jusqu'au plus subtil, et imposé à toute espèce de vouloir et de savoir, sera la fierté de vous autres, hommes du prochain siècle, si les prophètes de la classe commerçante ont raison de vous en promettre la possession. Mais j'ai peu de foi en ces prophètes."
Friedrich Nietzsche, Aurore, 1881, Livre troisième, § 175.
"L'homme est ce qu'il mange […] on produit des hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse - ce qui signifie en même temps que le consommateur de marchandises de masse collabore en consommant à la production des hommes de masse […].
Devant chaque poste de télévision, tout le monde est d'une certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile. Un travailleur à domicile d'un genre tout à fait particulier. Car c'est en consommant la marchandise de masse, - c'est-à-dire ses loisirs - qu'il accomplit sa tâche, qui consiste à se transformer lui-même en homme de masse. Alors que le travailleur à domicile classique fabriquait des produits pour s'assurer un minimum de biens de consommation et de loisirs, celui d'aujourd'hui consomme au cours de ses loisirs un maximum de produits, pour, ce faisant, collaborer à la production des hommes de masse. Le processus tourne lui-même au paradoxe puisque le travailleur à domicile, au lieu d'être rémunéré pour sa collaboration, doit au contraire lui-même la payer, c'est-à-dire payer les moyens de production dont l'usage fait de lui un homme de masse […] Il paie donc pour se vendre. Sa propre servitude, celle-là même qu'il contribue à produire, il doit l'acquérir en l'achetant puisqu'elle est, elle aussi, devenue une marchandise".
Günter Anders, L'Obsolescence de l'homme, 1956, p. 121-122.
"Le problème est donc d'adapter la consommation individuelle à une accumulation illimitée de richesse.
[…] En ce cas, la solution paraît assez simple. Elle consiste à traiter tous les objets d'usage comme des biens de consommation, de sorte que l'on consomme une chaise ou une table aussi vite qu'une robe, et une robe presque aussi vite que de la nourriture. De tels rapports avec les objets du monde correspondent d'ailleurs parfaitement à la manière dont ils sont produits. La révolution industrielle a remplacé l'artisanat par le travail ; il en résulte que les objets du monde moderne sont devenus des produits du travail dont le sort naturel est d'être consommés, au lieu d'être des produits de l'oeuvre, destinés à servir. De même que les outils, bien que tirant leur origine de l'œuvre, ont toujours été employés aussi dans les processus de travail, de même la division du travail, entièrement ajustée aux processus de travail, est devenue l'une des principales caractéristiques des processus modernes de l'œuvre, autrement dit de la fabrication, de la production d'objets d'usage. C'est la division du travail plutôt qu'une mécanisation accrue qui a remplacé la spécialisation rigoureuse exigée autrefois dans l'artisanat. On ne fait appel à l'artisanat que pour concevoir et fabriquer des modèles ; l'oeuvre passe ensuite à la production de masse, laquelle dépend aussi des outils et des machines. Mais, en outre, la production de masse serait tout à fait impossible sans le remplacement des artisans et de la spécialisation par les travailleurs et la division du travail. […]
Avec le besoin que nous avons de remplacer de plus en plus vite les choses de ce monde qui nous entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de respecter et de préserver leur inhérente durabilité ; il nous faut consommer, dévorer, pour ainsi dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures comme s’il s’agissait des « bonnes choses » de la nature qui se gâtent sans profit à moins d’entrer rapidement dans le cycle incessant du métabolisme humain. C’est comme si nous avions renversé les barrières qui protégeaient le monde, l’artifice humain, en le séparant de la nature, du processus biologique qui se poursuit en son sein comme des cycles naturels qui l’environnent, pour l’abandonner, pour leur livrer la stabilité toujours menacée d’un monde humain."
Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre III, tr. G. Fradier, Pocket, p. 174-176.
"La société de masse […] ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainement) et les articles offerts par l'industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. Les produits nécessaires aux loisirs servent le processus vital de la société, même s’ils ne sont peut-être pas aussi nécessaires à sa vie que le pain et la viande. Ils servent comme, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé, n’est pas, à proprement parler, le temps de l’oisiveté – c'est-à-dire le temps où nous sommes libre de tout souci et activité nécessaire de par le processus vital, et par là, livre pour le monde et sa culture, c’est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé dans la nature, qui reste après que le travail et le sommeil ont reçu leur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un hiatus dans le cycle biologiquement conditionné du travail […].
Avec les conditions de la vie moderne, ce hiatus s'accroît constamment ; il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs, mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la nature du temps. Les loisirs, tout comme le travail et le sommeil, font irrévocablement partie du procès biologique de la vie. Et la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la consommation ou dans la réception passive de la distraction, un métabolisme qui se nourrit des choses en la dévorant. Les commodités qu'offre l'industrie des loisirs ne sont pas des « choses », des objets culturels, dont l'excellence se mesure à leur capacité de soutenir le processus vital et de devenir des appartenances permanentes du monde, et on ne doit pas les juger d'après ces critères ; ce ne sont pas davantage des valeurs qui existent pour être utilisées et échangées ; ce sont des biens de consommation, destinés à être usés jusqu'à épuisement, juste comme n'importe quel autre bien de consommation. […]
L'industrie du loisir est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans ces situations, ceux qui produisent pour les mass média pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver le matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut pas être présenté tel quel, il faut le modifier pour qu’il soit facile à consommer".
Hannah Arendt, La Crise de la culture, 1963, tr. fr. Barbara Cassin, Folio, p. 263-265.
"Des premières heures de la matinée aux dernières heures de la soirée, les gens sont informés des services qu'il peuvent attendre des produits, de tout ce qui les rend indispensables. Toutes les caractéristiques, tous les aspects d'un produit ayant été étudiés comme autant d'arguments, on les vante avec talent, avec gravité, avec beaucoup de sérieux, comme étant source de santé, de bonheur, de réussite et d'élévation sociale. Il n'est pas jusqu'aux qualités mineures de produits négligeables qui ne soient traitées avec une solennité qui siérait assez bien à l'annonce du retour en commun du Christ et de tous les apôtres. Quand les services rendus sont autrement importants – lorsqu'il s'agit par exemple d'une lessive qui lave « plus blanc » – ils sont traités avec un sérieux proportionnellement plus grand.
La conséquence est que si les produits sont de plus en plus abondants, leur importance ne paraît pas diminuer pour autant. Au contraire, il faut faire un effort de volonté pour imaginer qu'il y ait quelque chose d'autre qui ait autant d'importance. Moralement, nous admettons qu'abondance de biens n'est pas synonyme de réussite humaine ; dans la pratique, nous ne doutons pas qu'on la considère comme telle.
Et pourtant, les choses auraient pu se passer différemment. Faute de cette persuasion massive et habile dont s'accompagne le conditionnement de la demande, l'abondance croissante aurait fort bien pu émousser l'intérêt que portent les gens à l'acquisition d'un plus grand nombre de biens. Ils n'auraient pas éprouvé la nécessité de multiplier les objets perfectionnés – voitures, appareils de toute sorte, détergents, produits de beauté – dont ils sont entourés. Personne ne leur aurait vanté les nouveaux emballages, ni les nouveaux mets tout préparés, ni les nouveaux dentifrices, ni les nouveaux médicaments qui triomphent du mal, ni enfin les nouvelles variantes de produits anciens. N'étant point pressés par le besoin de se procurer toutes ces choses, ils auraient moins sûrement dépensé une partie de leur revenu et aussi, moins sûrement travaillé pour se procurer davantage. La conséquence – une tendance à consommer moins accentuée et moins sûre – eût été malencontreuse pour le système industriel, lequel exige des individus qu'ils travaillent sans se fixer de limite, pour pouvoir se procurer davantage de biens. S'ils cessaient de travailler après avoir fait un certain « plein », l'expansion du système aurait des limites. La croissance pour la croissance ne pourrait rester l'objectif, et c'est pourquoi la publicité et ses arts auxiliaires contribuent à développer le type d'individu accordé aux desseins du système industriel : celui sur qui l'on peut compter pour qu'il dépense ce qu'il gagne et pour qu'il travaille afin de satisfaire des besoins qui ne cessent de croître.
Cette action contribue également au prestige du système industriel. Celui-ci fournit des biens. Parce qu'elle donne de l'importance aux biens, la publicité en donne aussi au système industriel et soutient ainsi l'importance et le prestige de la technostructure du point de vue social.
De même que le propriétaire foncier et le capitaliste ont perdu leur prestige le jour où la terre et le capital cessèrent d'être des facteurs sociaux déterminants, de même la technostructure serait bientôt reléguée à l'arrière-plan si la fourniture de produits industriels devenait une affaire de routine, comme l'eau nous est dispensée par les canalisations quand il a plu normalement pendant l'année. C'est ce qui se serait passé depuis longtemps si la publicité, qui met sans relâche l'accent sur l'importance des biens, n'avait maintenu les gens dans la conviction du contraire.
Considérés non dans l'absolu mais dans le contexte approprié – celui de la planification industrielle – la publicité et ses activités connexes remplissent, de toute évidence, une fonction sociale essentielle. Celle-ci va du conditionnement de la demande – contrepartie nécessaire de l'action sur les prix – à la détermination des attitudes nécessaires au fonctionnement et au prestige du système industriel. Depuis longtemps, les techniciens de la publicité souffrent de se voir accuser par les économistes de former une catégorie de gaspilleurs sociaux. Ils n'ont jamais très bien su comment leur répondre. Parmi eux, il s'est trouvé certainement des gens pour comprendre que, dans une société où les besoins ont des racines psychologiques, on ne peut pas négliger les instruments qui permettent d'atteindre l'esprit. Ils avaient raison. Les fonctions dont il est question ici sont peut-être moins nobles que ne le souhaiteraient d'exigeants philosophes de l'industrie publicitaire. Quoi qu'il en soit, nul ne peut mettre en doute leur importance pour le système industriel, compte tenu, toujours, des critères auxquels le système se réfère pour mesurer les réalisations et le succès."
John Kenneth Galbraith, Le Nouvel État industriel, 1967, tr. fr. J.-L. Crémieux-Brilhac et Maurice Le Nan, Gallimard, coll. ''Bibliothèque des Sciences Humaines", 1968, p. 216-217.
"Il n'y a pas de limites à la consommation. Si elle était ce pour quoi on la prend naïvement : une absorption, une dévoration, on devrait arriver à une saturation. Si elle était relative à l'ordre des besoins, on devrait s'acheminer vers une satisfaction. Or, nous savons qu'il n'en est rien : on veut consommer de plus en plus. Cette compulsion de consommation n'est pas due à quelque fatalité psychologique (qui a bu boira, etc.) ni à une simple contrainte de prestige. Si la consommation semble irrépressible, c'est justement qu'elle est une pratique idéaliste totale qui n'a plus rien à voir (au-delà d'un certain seuil) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité. C'est qu'elle est dynamisée par le projet toujours déçu et sous-entendu dans l'objet. Le projet immédiatisé dans le signe transfère sa dynamique existentielle à la possession systématique et indéfinie d'objets/signes de consommation. Celle-ci ne peut dès lors que se dépasser, ou se réitérer continuellement pour rester ce qu'elle est : une raison de vivre. Le projet même de vivre, morcelé, déçu, signifié, se reprend et s'abolit dans les objets successifs. « Tempérer » la consommation ou vouloir établir une grille de besoins propre à la normaliser relève donc d'un moralisme naïf ou absurde.
C'est de l'exigence déçue de totalité qui est au fond du projet que surgit le processus systématique et indéfini de la consommation. Les objets/signes dans leur idéalité s'équivalent et peuvent se multiplier à l'infini : ils le doivent pour combler à tout instant une réalité absente. C'est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu'elle est irrépressible."
Jean Baudrillard, Le Système des objets, 1968, Gallimard tel, p. 282-283.
"Il n'y a pas de limites aux « besoins » de l'homme en tant qu'être social (c'est-à-dire producteur de sens et relatif aux autres en valeur). L'absorption quantitative de nourriture est limitée, le système digestif est limité, mais le système culturel de la nourriture est, lui, indéfini. Encore est-il un système relativement contingent. La valeur stratégique en même temps que l'astuce de la publicité est précisément celle-là : de toucher chacun en fonction des autres, dans ses velléités de prestige social réifié. Jamais elle ne s'adresse à l'homme seul, elle le vise dans sa relation différentielle, et lors même qu'elle semble accrocher ses motivations « profondes », elle le fait toujours de façon spectaculaire, c'est-à-dire qu'elle convoque toujours les proches, le groupe, la société tout entière hiérarchisée dans le procès de lecture et d'interprétation, dans le procès de faire-valoir qu'elle instaure.
Dans un groupe restreint, les besoins, comme le concurrence, peuvent sans doute se stabiliser. L'escalade des signifiants de statut et du matériel distinctif y est moins forte. On peut voir ceci dans les sociétés traditionnelles ou les micro-groupes. Mais dans une société de concentration industrielle et urbaine, de densité et de promiscuité beaucoup plus grandes, comme la nôtre, l'exigence de différenciation croît plus vite encore que la productivité matérielle, Lorsque tout l'univers social s'urbanise, lorsque la communication se fait totale, les « besoins » croissent selon une asymptote verticale – non par appétit, mais par concurrence.
De cette escalade, de cette « réaction en chaîne » différentielle, que sanctionne la dictature totale de la mode, la ville est le lieu géométrique. (Or, le processus renforce en retour la concentration urbaine, par acculturation rapide des zones rurales ou marginales... Donc, il est irréversible. Toute velléité de l'enrayer est naïve.) La densité humaine en soi est fascinante, mais surtout le discours de la ville, c'est la concurrence même : mobiles, désirs, rencontres, stimuli, verdict incessant des autres, érotisation continuelle, information, sollicitation publicitaire : tout cela compose une sorte de destin abstrait de participation collective, sur un fond réel de concurrence généralisée.
De même que la concentration industrielle résulte en une production toujours accrue de biens, de même la concentration urbaine résulte en une surrection illimitée de besoins. Or, si les deux types de concentration sont contemporains, ils ont pourtant |…] leur dynamique propre, et ne coïncident pas dans leurs résultats. La concentration urbaine (donc la différenciation) va plus vite que la productivité. C'est là le fondement de l'aliénation urbaine. Un équilibre névrotique finit cependant par s'établir, au bénéfice de l'ordre plus cohérent de la production – la prolifération des besoins venant refluer sur l'ordre des produits pour s'y intégrer tant bien que mal.
Tout ceci définit la société de croissance comme le contraire d'une société d'abondance. Grâce à cette tension constante entre les besoins concurrentiels et la production, grâce à cette tension pénurique, à cette « paupérisation psychologique », l'ordre de production s'arrange pour ne faire surgir et pour ne « satisfaire » que les besoins qui lui sont adéquats. Dans l'ordre de la croissance, selon cette logique, il n'y a pas, il ne peut y avoir de besoins autonomes, il n'y a que les besoins de la croissance. Il n'y a pas place pour les finalités individuelles dans le système, il n'y a place que pour les finalités du système."
Jean Baudrillard, La Société de consommation, 1970, Folio essais, 2003, p. 86-88.
"Hors du champ de sa fonction objective, où il est irremplaçable, hors du champ de sa détonation, l'objet devient substituable de façon plus ou moins illimitée dans le champ de connotations, où il prend valeur de signe. Ainsi la machine à laver sert comme ustensile et joue comme élément de confort, de prestige, etc. C'est proprement ce dernier champ qui est celui de la consommation. Ici, toutes sortes d'autres objets peuvent se substituer à la machine à laver comme élément significatif. Dans la logique des signes comme dans celle des symboles les objets ne sont plus du tout liés à une fonction ou à un besoin défini. Précisément parce qu'ils répondent à tout autre chose, qui est soit la logique sociale, soit la logique du désir, auxquels ils servent de champ mouvant et inconscient de signification.
Toutes proportions gardées, les objets et les besoins sont ici substituables comme les symptômes de la conversion hystérique ou psychosomatique. Ils obéissent à la même logique du glissement, du transfert de la convertibilité illimitée et apparemment arbitraire quand le mal est organique, il y a relation nécessaire du symptôme à l'organe (de même que dans sa qualité l'ustensile, il y a relation nécessaire entre l'objet et sa fonction). Dans la conversion hystérique ou psychosomatique, le symptôme, comme le signe, est arbitraire (relativement). Migraine, colite, lumbago, angine, fatigue généralisée : il y a une chaîne de signifiants somatiques au long de laquelle le symptôme « se balade » – tout comme il y a enchaînement d'objets/signes ou d'objets/symboles, au long duquel se balade non plus le besoin (qui est toujours lié à ta finalité rationnelle de l'objet), mais le désir, et quelque autre détermination encore, qui est celle de la logique sociale inconsciente.
Si on traque le besoin en un endroit, c'est-à-dire si on le satisfait en le prenant à la lettre, en le prenant pour ce qu'il se donne : le besoin de tel objet, on fait la même erreur qu'en appliquant une thérapeutique traditionnelle à l'organe où se localise le symptôme. Aussitôt guéri ici, il se localise ailleurs.
Le monde des objets et des besoins serait ainsi celui l'une hystérie généralisée. De même que tous les organes et toutes les fonctions du corps deviennent dans la conversion un gigantesque paradigme que décline le symptôme, ainsi les objets deviennent dans la consommation un vaste paradigme où se décline un autre langage, où quelque chose d'autre parle. Et on pourrait dire que cette évanescence, que cette mobilité continuelle, telle qu'il devient impossible de définir une spécificité objective du besoin, tout comme il est impossible de définir dans l'hystérie une spécificité objective du mal, pour la bonne raison qu'elle n'existe pas - on pourrait dire que cette fuite d'un signifiant à l'autre n'est que la réalité superficielle d'un désir qui, lui, est insatiable parce qu'il se fonde sur le manque, et que c'est ce désir à jamais insoluble qui se signifie localement dans les objets et les besoins successifs.
Sociologiquement (mais il serait très intéressant et fondamental d'articuler les deux), on peut avancer l'hypothèse que – éternel et naïf désarroi devant la fuite en avant, le renouvellement illimité des besoins, inconciliable en effet avec la théorie rationaliste qui est qu'un besoin satisfait crée un état d'équilibre et de résolution des tensions – si l'on admet par contre que le besoin n'est jamais tant le besoin de tel objet que le « besoin » de différence (le désir du sens social), alors on comprendra qu'il ne puisse jamais y avoir de satisfaction accomplie, ni donc de définition du besoin.
À la mouvance du désir s'ajoute donc (mais y a-t-il métaphore entre les deux ?) la mouvance des significations différentielles. Entre les deux, les besoins ponctuels et finis ne prennent de sens que comme foyers de convection successifs – c'est dans leur substitution même qu'ils signifient, mais voilent en même temps, les véritables sphères de la signification – celles du manque et de la différence – qui les débordent de toutes parts."
Jean Baudrillard, La Société de consommation, 1970, Folio essais, 2003, p. 106-108.
"L'homme consommateur n'est pas seulement l'homme qui consomme de plus en plus. C'est l'individu qui se désintéresse de l'investissement. Dans la société traditionnelle, si la substance était assurée, la vie individuelle était engagée dans le travail d'accumulation domestique. « Au milieu du XXième siècle, la tendance accumulative a fait place à la tendance réceptive, dans laquelle la finalité est d'absorber », selon la formule de Fromm. Les ventes à crédit, les sécurités sociales, les garanties fonctionnarisantes, les assurances de tous ordres, les retraites, tendent à décharger l'individu de l'ancienne accumulation familiale, du souci de l'économie. L'État, les grandes entreprises, opèrent, dans les Welfare States, ou les sociétés de bien-être, les fonctions d'investissement.
Ce fossé qui sépare le soma individuel du phylum social se prolonge sur un autre terrain. Les contenus humains se tarissent dans les grands systèmes techniques-bureaucratiques. Le monde de la production et de l'organisation devient abstrait et glacé, livré aux techniciens, à l'élite du pouvoir et à la logique du pouvoir. Et, tandis que les grandes organisations ignorent et écrasent l'homme concret, c'est dans la consommation, le loisir, que celui-ci peut trouver ou retrouver intérêt, compétence et plaisir.
Alors tend à s'opérer une grande dualité entre d'une part l'homme consommateur, d'autre par l'Etat investisseur, d'une part l'individu privé, d'autre part les grands appareils. L'individu, dès lors qu'il peut être déchargé du souci de sa propre protection, de sa vieillesse et de l'avenir de ses enfants, dès lors qu'il se trouve automatisé dans son travail et infirme face aux grands pouvoirs, dès lors que s'ouvrent les possibilités de consommation et de loisir, cherchera désormais à consommer sa propre vie".
Edgar Morin, La Complexité humaine, 1994, Champs Flammarion, p. 227-228.
"Le développement des profits suppose de réveiller sans cesse notre appétit de consommation. Car on gagne moins d'argent en satisfaisant un besoin qu'en l'entretenant par l'obsolescence accélérée des biens.
Ainsi, quel que soit le nombre de téléviseurs, de téléphones portables et de voitures dont nous disposons, il nous « manquera » toujours le modèle dernier cri. On fait souvent semblant de croire que la dernière nouveauté satisfera mieux nos besoins, car personne n'aime souffrir sans raison, et parce que l'utilité est le meilleur alibi pour justifier notre anxiété d'être privé du futile et de l'accessoire. Mais au fond, nous savons parfaitement que bien des « nouveautés » ne sont que de futures ex-nouveautés, qui rejoindront bientôt dans nos placards le cimetière déjà encombré de nos envies fugaces.
Notre seule excuse est la pression à laquelle nous soumettent les marchands de nouveautés. À peine avez-vous consommé le plaisir de déballer votre nouvel ordinateur qu'il vous faut souffrir les publicités vantant des processeurs encore plus rapides, des cartes vidéo deux fois plus puissantes, des écrans plus plats, des souris plus craquantes. Que faire ? Souffrir en silence ? Commencer à économiser aussitôt pour racheter un ordinateur l'an prochain ? Ne rien acheter et ne pas profiter du progrès technique pour être sûr de n'en pas souffrir ? Il serait plus sage de simplement vous demander de quoi vous avez vraiment besoin, au lieu de chercher l'inaccessible moyen d'obtenir tout ce que vous n'avez pas."
Jacques Généreux, Les Vraies lois de l'économie, Seuil, 2002, p. 270-271.
"La frontière sacro-sainte entre les besoins « véritables » ou légitimes et les pseudo-besoins « faux » ou répréhensibles (c'est-à-dire, besoins de choses dont on pourrait bien se passer, sauf par orgueil et désir morbide de lucre, de luxure et d'ostentation) n'a absolument pas été effacée. Tous les besoins, les actuels, ceux que nous connaissons, et les futurs, ceux que nous ne pouvons même pas imaginer, sont véritables, et les inimaginables pas moins que ceux que nous ressentons en ce moment.
Les « besoins » augmentent, renforcés par des occasions de consommation. Les « besoins » sont des désirs provoqués par l'exposition à ces occasions. Le devoir auto-proclamé de la publicité à informer les consommateurs potentiels des nouveaux produits qu'ils n'auraient pas désirés auparavant puisqu'ils ne savaient pas qu'ils existaient ; produits qu'ils ne désireraient pas maintenant si on ne les tentait pas ni ne les séduisait. La majeure partie des sommes allouées aux budgets publicitaires passe dans l'information sur des produits promettant de satisfaire des besoins que les consommateurs autrement n'auraient pas conscience d'éprouver. La publicité a pour but de créer de nouveaux désirs et de modifier et réorienter les désirs existants ; or l'effet sommaire de l'exposition à la publicité n'est jamais de permettre à ces désirs – désirs de choses non encore possédées et de sensations non encore vécues – de s'adoucir et de s'apaiser."
Zygmunt Bauman, La Société assiégée, 2002, IV, tr. fr Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 203-204.
"Comme Max Weber le faisait remarquer, « ce mode de sensibilité et de comportement qu'on peut qualifier de traditionnalisme » était « l'adversaire auquel fut confronté au premier chef l' "esprit" du capitalisme »[1]. Le travailleur traditionnel ne souhaite pas gagner davantage, « mais simplement vivre, vivre comme il a l'habitude de vivre, et acquérir ce qui est nécessaire à cette fin ». Pour un travailleur traditionnel, le « supplément de gain [est moins attirant] que la réduction du travail ». Chaque fois que les premiers capitalistes tentèrent d'augmenter la productivité du travail en intensifiant le travail de leurs ouvriers, ils se heurtèrent à « une résistance infiniment coriace ». Les travailleurs agissaient comme si leurs besoins étaient bel et bien stables et résistants au changement ; comme si les besoins avaient une limite supérieure en plus de la limite inférieure, celle du « minimum nécessaire à la survie. » Le « bonheur » impliquait de respecter les critères qu'ils connaissaient, ceux auxquels ils étaient habitués et qu'ils jugeaient normaux et décents. Pourquoi auraient-ils dû se surmener et travailler plus dur puisqu'ils avaient déjà « tout ce dont ils avaient besoin » ?
Respecter les critères habituels, telle était la seule « perfection » que recherchaient les travailleurs traditionnels, [la perfection étant alors définie comme] un état dans lequel tout changement ne peut être qu'un changement pour le pire. Ce n'est toutefois pas la logique requise par l'esprit d'entreprise et le marché concurrentiel : la capacité productive d'une usine industrielle devait être exploitée entièrement, et la capacité sous-exploitée d'une machine constituait un impardonnable gâchis. Il fallait que le travail fût régulé par la capacité productive de la technologie disponible, ce qui dépassait les motivations façonnées de façon traditionnelle, et donc limitées ; pour égaler la capacité de la technologie productive qui se propulse et se renforce toute seule, le travail devait être effectué comme s'il constituait une fin absolue en soi, une vocation.
Nous pourrions dire que « l'adversaire auquel fut confronté au premier chef » le capitalisme contemporain est le « consommateur traditionnel » : une personne qui agit comme si les biens offerts sur le marché faisaient ce qui est proclamé – satisfaire des besoins. L' « adversaire auquel fut confronté au premier chef » le marché de la consommation est une personne qui respecte la définition orthodoxe des besoins de consommation – une personne qui vit « le besoin » comme un état de tension désagréable, et identifie le bonheur avec le fait de supprimer cette tension, de restaurer l'équilibre, de retourner à l'état d'équilibre et de tranquillité atteint quand tout le nécessaire à la satisfaction du besoin a été obtenu. L' « ennemi public numéro un » du marché de la consommation est une personne pour qui la consommation n'est pas une fin absolue en soi, ni une vocation. Une personne pour qui la ligne d'arrivée de la course au bonheur est l'état suivant : « Je possède tout ce dont j'ai besoin, je peux arrêter tout ce cirque et reprendre mes billes »."
Zygmunt Bauman, La Société assiégée, 2002, IV, tr. fr Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 206-207.
"C'est une banalité que de décrire notre condition comme « la vie dans une société de consommation ». Ce qui l'est beaucoup moins, c'est de reconnaître notre société de consommation comme un spécimen bizarre si l'on le juge d'après les attitudes et les modèles comportementaux que les consommateurs étaient autrefois censés adopter et qui définissaient traditionnellement le « consumérisme ». Le plus déroutant, c'est peut-être la disparition du besoin autrefois capital d'accumulation de biens.
On ne s'approprie pas les objets (humains autant que non humains) dans le but de les conserver longtemps, et si possible pour toujours. Nous devons les acquérir pour les utiliser – si possible sur-le-champ ; ne les posséder que tant que nous les utilisons, pas plus. La définition de l'utilité, du fait d'être « adapté à l'usage », a elle aussi changé. Elle ne fait plus référence à la capacité actuelle de l'objet à rendre les services qu'il offrait au moment de l'achat, mais au désir que l'acquéreur ressent pour ses services. L'objet peut bien être en parfait état de marche – si son utilisation a perdu la valeur ajoutée de nouveauté, ou si d'autres objets promettent de rendre des services plus excitants (ne serait-ce que parce qu'inédits), il n'est « d'aucune utilité ». Il encombre l'espace nécessaire au nombre en augmentation constante d'objets « nouvelle formule », et se change donc en déchet dont la vraie place est au dépotoir."
Zygmunt Bauman, La Société assiégée, 2002, IV, tr. fr Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 212.
"Les contemporains de Pascal et Kierkegaard consommaient, naturellement, comme tout le monde l'a fait de tout temps et le fait encore. Comme toute créature vivante, ils devaient consommer pour rester en vie, bien qu'en tant qu'humains (et pas animaux) ils dussent consommer plus que ce qu'exigeait leur simple subsistance : être en vie leur imposait des exigences qui ajoutaient aux nécessités de l'existence « simplement biologique » des critères sociaux plus raffinés, de décence, de bienséance, de « bonne vie ». Ces critères se développèrent peut-être avec le temps, mais le fait est que dans le passé, la somme totale des « produits de consommation » nécessaires à les satisfaire était fixée à chaque instant : elle avait ses limites supérieure et inférieure. Limites tracées par les tâches à accomplir : avant que les humains ne pussent les accomplir, ils devaient être nourris, chaussés et abrités, et ce « comme il convenait ». Ils disposaient d'un nombre fixe de « besoins » qu'il leur fallait « satisfaire » afin de survivre. Mais la consommation, servante des besoins, devait se justifier autrement que par elle-même. La survie (biologique et sociale) était le but de la consommation, et une fois ce but atteint (sitôt les « besoins » « satisfaits »), il ne servait plus à rien de consommer davantage. Ne pas satisfaire les critères de la consommation constituait un reproche éthique pour le reste de la société ; mais les dépasser n'en était pas moins une faute éthique, bien que personnelle cette fois. On désapprouvait (on allait même jusqu'à les condamner comme péchés mortels) les plaisirs de la chair, de la table et de l'intempérance[2] […].
Cela dit, le trait distinctif de la société de consommation et de sa culture consumériste n'est pas la consommation en tant que telle ; ni même le niveau élevé, et en augmentation rapide, de la consommation. Ce qui distingue les membres de la société de consommation de leurs ancêtres, c'est l'émancipation de la consommation vis-à-vis du rôle-clé qu'elle tenait autrefois et qui en traçait les limites – la fin des « normes » et la nouvelle plasticité des « besoins », libérant la consommation de ses engagements fonctionnels et la déchargeant du besoin de se justifier en référence à tout sauf sa capacité à donner du plaisir. Dans la société de consommation, la consommation est son propre but, aussi se propulse-t-elle toute seule. La psychologie orthodoxe définissait le « besoin » comme un état de tension qui finirait par se dissiper une fois le besoin satisfait. « Le besoin » qui anime les membres de la société de consommation est au contraire celui de maintenir la tension en vie – et même de la renforcer à chaque étape. Nos ancêtres pouvaient prôner le « retard de satisfaction ». La société de consommation proclame quant à elle l'impossibilité de satisfaction, et en mesure le progrès par la croissance continue de la demande."
Zygmunt Bauman, La Société assiégée, 2002, VI, tr. fr Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 254-256.
"[…] les mêmes messages nous parviennent jour après jour des écrans et des haut-parleurs, dans une profusion extraordinaire et toujours renouvelée. Parfois ces messages sont lourdement explicites, d'autres fois intelligemment dissimulés. Qu'ils visent nos facultés intellectuelles, nos émotions ou nos désirs inconscients, ils promettent, suggèrent et intiment à chaque fois le bonheur incarné par l'acquisition, la possession et la jouissance de produits marchands. Ils suggèrent aussi des sensations agréables et des moments de joie, de ravissement ou d'extase : un stock de bonheur pour toute la vie, réparti et livré petit à petit en doses quotidiennes, ou d'heure en heure et en petite monnaie.
Le message ne saurait être plus clair : le chemin du bonheur passe par les magasins. La somme totale de l'activité commerciale d'un pays est le premier et le plus fiable indice du bonheur d'une société. La taille de la part de chacun dans ce total est la première et la plus fiable mesure du bonheur personnel. Dans les boutiques se trouve un remède efficace à tout ce qui nous gêne et nous irrite – à toutes les petites et grandes nuisances, à tous les désagréments qui font obstacle à une vie agréable, confortable et toujours gratifiante. Quoi qu'ils vendent, quoi qu'ils affichent, quoi qu'ils offrent, les magasins sont les pharmacies de tous les maux de la vie, ceux dont nous avons déjà soufferts et ceux dont nous redoutons de souffrir un jour. […]
Nous sommes tous désormais, d'abord et avant tout des consommateurs : c'est notre droit et c'est notre devoir. Le lendemain des attaques du 1l septembre 2001, George W Bush, appelant ses compatriotes à surmonter le traumatisme et à reprendre une vie normale, ne trouva pas de meilleur conseil à leur prodiguer que de « retourner faire du shopping ». C'est le niveau de cette activité et la facilité avec laquelle nous pouvons nous débarrasser d'un objet de consommation pour le remplacer par un objet « nouveau et meilleur» qui permet de mesurer notre position sociale et notre classement dans la compétition pour une vie réussie. Pour chaque problème rencontré sur le chemin conduisant à la satisfaction et s'éloignant du malheur, c'est dans les magasins que nous cherchons la solution. Du berceau à la tombe nous sommes dressés et formés à considérer ces endroits comme des pharmacies remplies de médicaments capables de guérir ou du moins d'adoucir les maladies et les maux de l'existence et de la vie en commun. Le shopping et les magasins ont donc acquis une dimension eschatologique. Les supermarchés, comme l'a dit George Ritzer, sont devenus nos temples ; à quoi j'ajouterai que les listes de courses sont nos bréviaires, et nos déambulations dans les centres commerciaux, nos pèlerinages. Quand nous faisons un achat d'impulsion ou que nous nous débarrassons de biens qui ne sont plus assez attrayants pour les remplacer par de plus séduisants, nous vivons nos émotions les plus exaltantes. La plénitude de la jouissance consumériste, c'est la plénitude de l'existence elle-même. J'achète donc je suis. Acheter ou ne pas acheter, telle n'est plus la question.
Pour les consommateurs déficients, cette version contemporaine de ceux qui n'ont rien à eux, ne pas faire les courses est le stigmate malséant et suppurant d'une vie inaccomplie. C'est la marque que l'on n'est rien et que l'on n'est bon à rien. Il ne signale pas seulement une absence de plaisir, mais une absence de dignité humaine. Une vie privée de sens. Et même une absence d'humanité et de tout autre fondement au respect de soi et au respect d'autrui."
Zygmunt Bauman, Les Riches font-ils le bonheur de tous ?, 2013, tr. fr. Chrisophe Jaquet, Armand Colin, 2014, p. 72-73 et p. 79-81.
"Les spécialistes du monde de la publicité savent très bien que s'ils veulent vendre ce dont les gens n'ont pas vraiment besoin, ils doivent les persuader que ces choses ajouteront quelque chose à la façon dont ils se voient ou dont ils sont vus par les autres. Autrement dit, ces choses ajouteront au sens qu'ils ont d'eux-mêmes. C'est ce qu'ils font en vous disant par exemple que vous vous distinguerez des autres en employant tel ou tel produit, ceci sous-entendant que vous serez plus pleinement vous-même. Ou bien ces spécialistes créeront une association dans votre esprit entre le produit et une personne célèbre, une personne jeune et attirante c'est-à-dire une personne qui a l'air heureuse. Même les photos des célébrités âgées les montrant dans la force de l'âge fonctionnent bien. La supposition silencieuse suggérée est que, en achetant le produit et par quelque geste magique d'appropriation, vous deviendrez comme eux, ou plutôt comme l'image qu'ils vous renvoient. Alors dans bien des cas, vous n'achetez pas le produit, mais un renforceur d'identité. Les étiquettes de grandes marques sont fondamentalement des identités collectives que vous achetez. Comme elles coûtent cher, elles ont par conséquent un caractère d'exclusivité. Si tout le monde pouvait les acheter, elles perdraient leur valeur psychologique et tout ce qu'il vous resterait, ce serait leur valeur matérielle, qui ne correspond qu'à une fraction de ce que vous avez payé."
Eckhart Tolle, Nouvelle Terre, Ariane, 2005, p. 29-30.
[1] L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme.
[2] Parmi les sept péchés capitaux dénoncés par l'Église catholique, figurent la gourmandise (par-là il faut entendre la gloutonnerie, qui implique vraiment l'idée de démesure et d'aveuglement), la luxure, c'est-à-dire le plaisir sexuel recherché pour soi-même, et l'avarice qui désigne désir de posséder ou conserver plus de richesses que nécessaire.
"L'ordre marchand se resserrait, imposait son rythme haletant. Les achats munis d'un code-barres passaient avec la célérité accrue du plateau roulant au chariot dans un bip discret escamotant le coût de la transaction en une seconde. Les articles de la rentrée scolaire surgissaient dans les rayons avant que les enfants ne soient encore en vacances, les jouets de Noël le lendemain de la Toussaint et les maillots de bain en février. Le temps des choses nous aspirait et nous obligeait à vivre sans arrêt avec deux mois d'avance. Les gens accouraient aux « ouvertures exceptionnelles » du dimanche, les soirs jusqu'à onze heures, le premier jour des soldes constituait un événement couvert par les médias. « Faire des affaires », « profiter des promotions » était un principe indiscuté, une obligation. Le centre commercial, avec son hypermarché et ses galeries de magasins, devenait le lieu principal de la contemplation inépuisable des objets, de la jouissance calme, sans violence, protégée par des vigiles aux muscles puissants. […] Pour les adolescents - surtout ceux qui ne pouvaient compter sur aucun autre moyen de distinction sociale – la valeur personnelle était conférée par les marques vestimentaires, L'Oréal parce que je le vaux bien. Et nous, contempteurs sourcilleux de la société de consommation, on cédait au désir d'une paire de bottes qui, comme jadis la première paire de lunettes solaires, plus tard une minijupe, des pattes d'ef, donnait l'illusion brève d'un être neuf. Plus que la possession, c'était cela, cette sensation que les gens poursuivaient dans les gondoles de Zara et de H&M et que leur procurait immédiatement, sans effort, l'acquisition des choses : un supplément d'être."
Annie Ernaux, Les Années, 2008, Coll "NRF", Gallimard, p. 197-198.
"Les lieux où s'exposait la marchandise étaient de plus en plus grands, beaux, colorés, méticuleusement nettoyés, contrastant avec la désolation des stations de métro, la Poste, et les lycées publics, renaissant chaque matin dans la splendeur et l'abondance du premier jour de l’Éden.
À raison d'un pot par jour, un an n'aurait pas suffi à essayer toutes les sortes de yaourts et de desserts lactés. [...] Les aliments étaient soit « allégés » soit « enrichis » de substances invisibles, vitamines, oméga 3, fibres. Tout ce qui existe, l'air, le chaud et le froid, l'herbe et les fourmis, la sueur et le ronflement nocturne, était susceptible d'engendrer des marchandises à l'infini [...]. L'imagination commerciale était sans bornes. Elle annexait à son profit tous les langages, écologique, psychologique, se parait d'humanisme et de justice sociale, nous enjoignait de « lutter tous ensemble contre la vie chère », prescrivait : « faites-vous plaisir », « faites des affaires ». Elle ordonnait la célébration des fêtes traditionnelles, Noël et la Saint-Valentin, accompagnait le ramadan. Elle était une morale, une philosophie, la forme incontestée de nos existences. La vie. La vraie. Auchan.
C'était une dictature douce et heureuse contre laquelle on ne s'insurgeait pas, il fallait seulement se protéger de ses excès, éduquer le consommateur, définition première de l'individu."
Annie Ernaux, Les Années, 2008, Coll. "NRF", Gallimard, p. 217.
" « Dans ma vie de consommateur, dit-il, j'aurai connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable – imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les ai aimés, passionnément, j'aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l'usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaite et fidèle s'était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n'étais pas absolument heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j'avais cela : je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C'est peu mais c'est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m'a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée - et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n'aura vécu qu'une seule saison... Il se mit à pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. « C'est brutal, vous savez, c'est terriblement brutal. Alors que les espèces animales les plus insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d'années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur est jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produit qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui prétendent capter une attente de nouveauté chez le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés."
Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, 2010, J'ai lu, 2012, p. 166-167.
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Date de création : 29/09/2007 @ 10:07
Dernière modification : 08/08/2024 @ 08:11
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