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Texte à méditer :  C'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher.
  
Descartes
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Hors des sentiers battus
L'oubli

  "Qu'il s'agisse du plus petit ou du plus grand, il est toujours une chose par laquelle le bonheur devient le bonheur : la faculté d'oublier ou bien, en termes plus savants, la faculté de sentir les choses, aussi longtemps que dure le bonheur, en dehors de toute perspective historique. Celui qui ne sait pas s'installer au seuil de l'instant, en oubliant tout le passé, celui qui ne sait pas, telle une déesse de la victoire, se tenir debout sur un seul point, sans crainte et sans vertige, celui-là ne saura jamais ce qu'est le bonheur, pis encore : il ne fera jamais rien qui rende les autres heureux. Représentez-vous, pour prendre un exemple extrême, un homme qui ne posséderait pas la force d'oublier et serait condamné à voir en toute chose un devenir : un tel homme ne croirait plus à sa propre existence, ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une multitude de points mouvants et perdrait pied dans ce torrent du devenir : en véritable disciple d'Héraclite[1], il finirait par ne même plus oser lever un doigt. Toute action exige l'oubli, de même que toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l'obscurité. Un homme qui voudrait sentir les choses de façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu'un qu'on aurait contraint à se priver de sommeil ou à un animal qui ne devrait vivre que de ruminer continuellement les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre, et même de vivre heureux, presque sans aucune mémoire, comme le montre l'animal ; mais il est absolument impossible de vivre sans oubli. Ou bien, pour m'expliquer encore plus simplement sur mon sujet : il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l'être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu'il s'agisse d'un individu, d'un peuple ou d'une civilisation."

 

Nietzsche, Considérations inactuelles, II, "De l'inconvénient et de l'utilité pour la vie de l'histoire", 1874, tr. fr. Pierre Rusch, Folio essais, 1992, p. 96-97.


[1] Héraclite est un philosophe présocratique. Il défend une conception mobiliste de l’être : "À ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux ". On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve : l’être est éternellement en devenir ; tout se meut sans cesse et nulle chose ne demeure ce qu’elle est.


 

  "L'oubli n'est pas simplement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels, mais plutôt une faculté de rétention active, positive au sens le plus rigoureux, à laquelle il faut attribuer le fait que tout ce que nous vivons, éprouvons, ce que nous absorbons, accède aussi peu à la conscience dans l'état de digestion (on pourrait l’appeler « absorption spirituelle ») que tout le processus infiniment complexe, selon lequel se déroule notre alimentation physique, ce qu'on appelle l’« assimilation ». Fermer de temps à autre les portes et les fenêtres de la conscience; rester indemne du bruit et du conflit auxquels se livre, dans leur jeu réciproque, le monde souterrain des organes à notre service; faire un peu silence, ménager une tabula rasa de la conscience, de façon à redonner de la place au nouveau, surtout aux fonctions et fonctionnaires les plus nobles, au gouvernement, à la prévoyance, à la prédiction (car notre organisme est organisé d'une manière oligarchique), voilà l'utilité de ce que j'ai appelé l'oubli actif, qui, pour ainsi dire, garde l'entrée, maintient l'ordre psychique, la paix, l'étiquette : ce qui permet incontinent d'apercevoir dans quelle mesure, sans oubli, il ne saurait y avoir de bonheur, de belle humeur, d'espérance, de fierté, de présent. L'homme chez qui cet appareil de rétention est endommagé et se bloque est comparable à un dyspeptique (et ce n'est pas qu'une comparaison) - il n'en a jamais « fini »."

 

Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887, Deuxième traité, § 1, tr. fr. E. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach et P. Pénisson, GF, 1996, p. 67-68.


 

  "L'oubli, gommant le contenu empirique de la chose faite, laquelle est toujours oubliable, dénude l'effectivité du fait d'avoir-eu-lieu dans ses deux formes principales, l'avoir-été et surtout l'avoir-fait ; cette effectivité on peut la dire, par manière de parler, « inoubliable » ; toute chose faite ou vécue peut être tôt ou tard remémorée par l'un, oubliée par l'autre, mais l'effectivité de l'avoir-eu-lieu est, pour ainsi dire, en elle-même inoubliable, ou plutôt soustraite à priori à l'alternative précaire de la mémoire et de l'oubli ; mieux encore - l'oubli et la mémoire psychologiques n'ont pas de sens par rapport à elle ; et même si les habitants de la planète oubliaient tous ensemble que la chose a eu lieu, la chose éternellement et universellement oubliée n'en subsisterait pas moins, indépendamment de moi et de toi, dans une espèce de ciel métempirique, présente virtuellement pour un témoin quelconque, omniprésente et omniabsente et à tout moment remémorable ; il suffit qu'elle ait eu lieu, fût- ce un instant. Ce qui s'atténue et s'exténue et s'amenuise par l'effet du devenir irréversible, c'est le retentissement de l'événement et son écho de plus en plus lointain, non pas le fait qu'il est une fois advenu. D'abord dans l'ordre de l'avoir-été : le rescapé d'Auschwitz peut, au fil des ans, avoir perdu tout souvenir de son calvaire, n'y plus penser et n'en parler jamais, ne tenir nul compte, dans sa vie présente, d'un passé maudit définitivement enseveli ; la marque indélébile imprimée sur son bras par les bourreaux immondes s'est peu à peu effacée ; les ultimes conséquences ou, comme dit la médecine des camps, les dernières « séquelles » de sa misère ont disparu sans laisser la moindre trace ; tout est liquidé, compensé, oublié et, de surcroît, pardonné. La page est donc tournée... Hélas ! Ne tournez pas ! Attendez encore ! Un instant encore avant de tourner cette page... Quel est ce dernier scrupule sur le seuil du pardon ? Quelle est cette différence infinitésimale et parfaitement inconsciente, quelle est cette diaphora pneumatique et impalpable qui fait du survivant de l'enfer un homme pas tout à fait comme les autres ? Rien de dosable ni de pondérable sans doute... Seulement un certain air lointain, je ne sais quelle lueur étrange et fugitive dans le regard : cette indéfinissable lueur est comme le reflet métempirique de l'inexpiable, c'est-à-dire de l'impardonnable, c'est-à-dire de l'irrévocable. Et plus le survivant de l'enfer enveloppe de silence cette chose inavouable, plus lourdement l'indicible pèse sur son existence."

 

Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 293-295.



  "L'une des découvertes du gouvernement totalitaire a été la méthode consistant à creuser de grands trous dans lesquels enterrer les faits et les événements malvenus, vaste entreprise qui n'a pu être réalisée qu'en assassinant des millions de gens qui avaient été les acteurs ou les témoins du passé. Le passé était condamné à être oublié comme s'il n'avait jamais existé. Assurément, personne n'a voulu suivre la logique sans merci de ces dirigeants passés, surtout depuis, comme nous le savons désormais, qu'ils n'ont pas réussi. […]
  Si l'histoire - par opposition aux historiens, qui tirent les leçons les plus hétérogènes de leurs interprétations de l'histoire - a des leçons à nous enseigner, cette Pythie me semble plus cryptique et obscure que les prophéties notoirement peu fiables de l'oracle de Delphes. Je crois plutôt avec Faulkner que « le passé ne meurt jamais, il ne passe même pas », et ce, pour la simple et bonne raison que le monde dans lequel nous vivons à n'importe quel moment est le monde du passé ; il consiste dans les monuments et les reliques de ce qu'ont accompli les hommes pour le meilleur comme pour le pire ; ses faits sont toujours ce qui est devenu (comme le suggère l'origine latine du mot fieri - factum est). En d'autres termes, il est assez vrai que le passé nous hante ; c'est d'ailleurs la fonction du passé de nous hanter, nous qui sommes présents et souhaitons vivre dans le monde tel qu'il est réellement, c'est-à-dire qui est devenu ce qu'il est désormais."

 

Hannah Arendt, Retour de bâton, 1975, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Payot, p. 333 et p. 334.


 

  "Oui, j'y voyais clair soudain : la plupart des gens s'adonnent au mirage d'une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L'une est aussi fausse que l'autre. La vérité se situe juste à l'opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l'oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés."

 

Milan Kundera, La plaisanterie, 1967, tr. fr. Marcel Aymonin, révisée par Claude Courtot et par l'auteur, Folio, 1988, p. 422.

 

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Date de création : 22/01/2010 @ 17:16
Dernière modification : 04/11/2015 @ 17:56
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