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Echange et lien social

 

 

 

 

 

 

 

 

  "L'échange des produits du travail, ou de toute possession quelle que soit son origine, est manifestement l'une des toutes premières et des plus pures formes de la socialisation humaine : et ceci non pas de telle façon que la « société » serait d'abord achevée et qu'ensuite on procéderait à des échanges en son sein, mais l'échange étant lui-même une des fonctions qui, à partir de la simple juxtaposition des individus, réalisent leur connexion intime, la société ; la société en effet n'est pas une unité absolue qui devrait d'abord être là, pour que naissent toutes les formes possibles de relations particulières entre ses membres, auxquelles elle servirait de support ou de cadre : supériorité et subordination, cohésion, imitations, division du travail, échange, attaques et défenses convergentes, communauté religieuse, formation de partis et bien d'autres encore. Au contraire, « société » n'est que le terme général qui englobe la totalité de ces interrelations spécifiques. Assurément, telle ou telle relation particulière peut faire défaut, il reste encore assez de « société » - à condition toutefois qu'après la disparition de l'une d'elles il en subsiste encore un assez grand nombre en action ; si toutes venaient à faire défaut, il n'y aurait pas non plus de société exactement comme un organisme animé peut continuer d'exister en tant qu'unité vivante si l'une ou l'autre de ses fonctions, c'est-à-dire des interrelations entre ses parties, venait à s'arrêter, mais cessera d'exister si toutes s'arrêtent - parce que la « vie » n'est pas autre chose que la somme de toutes ces forces en interaction parmi les atomes qui composent un corps."
 
Georg Simmel, Philosophie de l'argent, 1900, Partie analytique, Deuxième chapitre, tr. fr. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, PUF, 1999, p. 191.


   "Que ce soit sous une forme directe ou indirecte, globale ou spéciale, immédiate ou différée, explicite ou implicite, fermée ou ouverte, concrète ou symbolique, c'est l'échange, toujours l'échange, qui ressort comme la base fondamentale et commune de toutes les modalités de l'institution matrimoniale. Si ces modalités peuvent être subsumées sous le terme général d'exogamie [...], c'est à la condition d'apercevoir, derrière l'expression superficiellement négative de la règle d'exogamie, la finalité qui tend à assurer, par l'interdiction du mariage dans les degrés prohibés, la circulation, totale et continue, de ces biens du groupe par excellence que sont ses femmes et ses filles.
  La valeur fonctionnelle de l'exogamie, définie au sens le plus large, s'est, en effet, précisée et affirmée au cours des chapitres précédents. Cette valeur est d'abord négative. L'exogamie fournit le seul moyen de maintenir le groupe comme groupe, d'éviter le fractionnement et le cloisonnement indéfinis qu'apporterait la pratique des mariages consanguins : si l'on avait recours à eux avec persistance, ou seulement de façon trop fréquente, ceux-ci ne tarderaient pas à faire « éclater » le groupe social en une multitude de familles qui formeraient autant de systèmes clos, de monades sans portes ni fenêtres, et dont aucune harmonie préétablie ne pourrait prévenir la prolifération et les antagonismes. [...]. Il en est donc des femmes comme de la monnaie d'échange dont elles portent souvent le nom, et qui, selon l'admirable mot indigène, « figure le jeu d'une aiguille à coudre les toitures, et qui, tantôt dehors, tantôt dedans, mène et ramène toujours la même liane qui fixe la paille » [...]. En face de l'endogamie, tendance à imposer une limite au groupe, et à discriminer au sein du groupe, l'exogamie est un effort permanent vers une plus grande cohérence, une solidarité plus efficace, et une articulation plus souple.
  C'est qu'en effet, l'échange ne vaut pas seulement ce que valent les choses échangées : l'échange - et par conséquent la règle d'exogamie qui l'exprime - a, par lui-même, une valeur sociale : il fournit le moyen de lier les hommes entre eux, et de superposer, aux liens naturels de la parenté, les liens désormais artificiels, puisque soustraits au hasard des rencontres ou de la promiscuité familiale, de l'alliance régie par la règle."

 

 

 

 

 

Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1947, ch. XXIX, 2e édition, Mouton, 1967, p. 548-550.


 

  "La prohibition de l'inceste est moins une règle qui interdit d'épouser mère, soeur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, soeur ou fille à autrui. C'est la règle du don par excellence. Et c'est bien cet aspect, trop souvent méconnu, qui permet de comprendre son caractère [...].
  [...] Arrive-t-il qu'un homme couche avec sa sœur ? La question est absurde. Mais non, bien sûr que non, répondent [les informateurs arapesh de Margaret Mead[1]] : « Nous ne couchons pas avec nos sœurs ; nous donnons nos soeurs à d'autres hommes, et ces autres hommes nous donnent leurs soeurs. » L'ethnographe insiste ; mais si cette éventualité se réalisait, par impossible, que penseriez-vous ? que diriez-vous ? - Si l'un de nous couchait avec sa sœur ? quelle question ! - Mais supposez que cela se produise... À la longue, et l'informateur parvenant difficilement à se placer dans la situation, pour lui à peine concevable, où il devrait discuter avec un compagnon coupable d'inceste, on obtient cette réponse à l'imaginaire dialogue : « Quoi donc ! Tu voudrais épouser ta sœur ? Mais qu'est-ce qui te prend ? Tu ne veux pas avoir de beau-frère ? Tu ne comprends donc pas que si tu épouses la soeur d'un autre homme, et qu'un autre homme épouse ta soeur, tu auras au moins deux beaux-frères, et que si tu épouses ta propre soeur tu n'en auras pas du tout ? Et avec qui iras-tu chasser ? Avec qui feras-tu les plantations? Qui auras-tu à visiter ? » [...] Il n'y a rien dans la soeur, ni dans la mère, ni dans la fille, qui les disqualifie en tant que telles. L'inceste est socialement absurde avant d'être moralement coupable. L'exclamation incrédule arrachée à l'informateur : Tu ne veux donc pas avoir de beau-frère ? fournit sa règle d'or à l'état de société."

 

Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1947, Mouton/La Haye, 1967, p. 552-556.


[1] Ethnologue américaine (1901-1978) qui a étudié les sociétés des îles d'Océanie, en particulier les Arapesh de Nouvelle-Guinée.


 

  "Il y a pour le chasseur Aché un tabou alimentaire qui lui interdit formellement de consommer la viande de ses propres prises : baï jyvombré ja uéméré : « Les animaux qu'on a tués, on ne doit pas les manger soi-même ». De sorte que lorsqu'un homme arrive au campement, il partage le produit de la chasse entre sa famille (femme et enfants) et les autres membres de la bande ; naturellement, il ne goûtera pas à la viande préparée par son épouse. Or, comme on a vu, le gibier occupe la place la plus importante dans l'alimentation des Guayaki. Il en résulte que chaque homme passe sa vie à chasser pour les autres et à recevoir d'eux sa propre nourriture. Cette prohibition est strictement respectée, même par les garçons non initiés lorsqu'ils tuent des oiseaux. Une de ses conséquences les plus importantes est qu'elle empêche ipso facto [1] la dispersion des Indiens en familles élémentaires : l'homme mourrait de faim, à moins de renoncer au tabou. Il faut donc se déplacer en groupe. Les Guayaki, pour en rendre compte, affirment que manger les animaux qu'on tue soi-même, c'est le moyen le plus sûr de s'attirer le pané [2]. Cette crainte majeure des chasseurs suffit à imposer le respect de la prohibition qu'elle fonde : si l'on veut continuer à tuer des animaux, il ne faut pas les manger. La théorie indigène s'appuie simplement sur l'idée que la conjonction entre le chasseur et les animaux morts, sur le plan de la consommation, entraînerait une disjonction entre le chasseur et les animaux vivants, sur le plan de la production. Elle a donc une portée explicite surtout négative puisqu'elle se résout en l'interdiction de cette conjonction.
  En réalité, cette prohibition alimentaire possède aussi une valeur positive, en ce qu'elle opère comme un principe structurant qui fonde comme telle la société guayaki. En établissant une relation négative entre chaque chasseur et le produit de sa chasse, elle place tous les hommes dans la même position l'un par rapport à l'autre, et la réciprocité du don de nourriture se révèle dès lors non seulement possible, mais nécessaire : tout chasseur est à la fois un donneur et un preneur de viande. Le tabou sur le gibier apparaît donc comme l'acte fondateur de l'échange de nourriture chez les Guayaki, c'est-à-dire comme un fondement de leur société elle-même. [...] En contraignant l'individu à se séparer de son gibier, il l'oblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au lien social de se nouer de manière définitive, l'interdépendance des chasseurs garantit la solidité et la permanence de ce lien, et la société gagne en force ce que les individus perdent en autonomie."

 

Pierre Clastres, La Société contre l'État, éd. de Minuit, 1974, p. 99-100.


[1] Par le fait même, automatiquement.
[2]  Malchance.



  "De nombreux maris guayaki doivent partager leur femme avec un autre homme, et quant à ceux qui exercent seuls leurs droits conjugaux, ils risquent à tout moment de voir ce rare et fragile monopole supprimé par la concurrence d'un célibataire ou d'un veuf. Les épouses guayaki jouent par conséquent un rôle médiateur entre preneurs et donneurs de femmes, et aussi entre les preneurs eux-mêmes. L'échange par quoi un homme donne à un autre sa fille ou sa sœur n'arrête pas là la circulation, si l'on peut dire, de cette femme : le receveur de ce « message » devra à plus ou moins long terme en partager la « lecture » avec un autre homme. L'échange des femmes est en soi-même créateur d'alliance entre familles ; mais la polyandrie sous sa forme guayaki vient se superposer à l'échange des femmes, pour remplir une fonction bien déterminée : elle permet de préserver comme culture la vie sociale à quoi le groupe accède moyennant l'échange des femmes. À la limite, le mariage ne peut être chez les Guayaki, que polyandrique puisque sous cette forme seulement il acquiert la valeur et la portée d'une institution qui crée et maintient à chaque instant la société comme telle. Si les Guayaki repoussaient la polyandrie, leur société n'y survivrait pas ; ne pouvant, à cause de leur faiblesse numérique, se procurer des femmes en attaquant d'autres tribus, ils se trouveraient placés devant la perspective d'une guerre civile entre célibataires et possesseurs de femmes, c'est-à-dire devant un suicide collectif de la tribu. La polyandrie supprime ainsi l'opposition suscitée entre les désirs des hommes par la rareté des biens que sont les femmes.
  C'est donc une sorte de raison d'État qui détermine les maris guayaki à accepter la polyandrie. Chacun d'eux renonce à l'usage exclusif de son épouse au profit d'un célibataire quelconque de la tribu, afin que celle-ci puisse subsister comme unité sociale. En aliénant la moitié de leurs droits matrimoniaux, les maris aché rendent possibles la vie en commun et la survie de la société. Mais cela n'empêche pas, comme le montrent les anecdotes plus haut évoquées, des sentiments latents de frustration et de mécontentement : on accepte en fin de compte de partager sa femme avec un autre parce qu'on ne peut pas faire autrement, mais avec une mauvaise humeur évidente. Tout homme guayaki est, potentiellement, un preneur et un donneur d'épouse car, bien avant de compenser la femme qu'il aura reçue par la fille qu'elle lui donnera, il devra offrir à un autre homme sa propre épouse sans que s'établisse une impossible réciprocité : avant de donner la fille, il faut aussi donner la mère. C'est dire que, chez les Guayaki, un homme n'est un mari qu'en acceptant de l'être à moitié, et la supériorité du mari principal sur le mari secondaire ne change rien au fait que le premier doit tenir compte des droits du second. Ce n'est pas entre beaux-frères que les relations personnelles sont les plus marquées, mais entre les maris d'une même femme, et le plus souvent, comme on a vu, négativement.
  Peut-on maintenant déceler une analogie de structure entre la relation du chasseur à son gibier et celle du mari à son épouse ? On constate tout d'abord que par rapport à l'homme comme chasseur et comme époux, les animaux et les femmes occupent une place équivalente. Dans un cas, l'homme se voit radicalement séparé du produit de sa chasse, puisqu'il ne doit pas la consommer ; dans l'autre, il n'est jamais complètement un mari mais, au mieux, seulement un demi-mari : entre un homme et sa femme vient s'interposer le troisième terme qu'est le mari secondaire. De même donc qu'un homme dépend pour se nourrir de la chasse des autres, de même un mari, pour « consommer » son épouse s, dépend de l'autre époux dont il doit, sous peine de rendre la coexistence impossible, respecter aussi les désirs. Le système polyandrique limite donc doublement les droits matrimoniaux de chaque mari : au niveau des hommes qui, si l'on peut dire, se neutralisent l'un l'autre, et au niveau de la femme qui, sachant fort bien tirer parti de cette situation privilégiée, ne manque pas quand il le faut de diviser ses maris pour mieux régner sur eux.
  Par conséquent, d'un point de vue formel, le gibier est au chasseur ce que la femme est au mari, en ce que l'un et l'autre entretiennent avec l'homme une relation seulement médiatisée : pour chaque chasseur guayaki, le rapport à la nourriture animale et aux femmes passe par les autres hommes. Les circonstances très particulières de leur vie contraignent les Guayaki à affecter l'échange et la réciprocité d'un coefficient de rigueur beaucoup plus fort qu'ailleurs, et les exigences de cet hyperéchange sont assez écrasantes pour surgir à la conscience des Indiens et susciter parfois des conflits occasionnés par la nécessité de la polyandrie. Il faut en effet souligner que, pour les Indiens, l'obligation de donner le gibier n'est nullement vécue comme telle, tandis que celle de partager l'épouse est éprouvée comme aliénation. Mais c'est l'identité formelle de la double relation chasseur-gibier, mari-épouse que l'on doit retenir ici. Le tabou alimentaire et le déficit en femmes exercent, chacun sur son propre plan, des fonctions parallèles : garantir l'être de la société par l'interdépendance des chasseurs, en assurer la permanence par le partage des femmes. Positives en ce qu'elles créent et recréent à chaque instant la structure sociale elle-même, ces fonctions se doublent aussi d'une dimension négative en ce qu'elles introduisent entre l'homme d'une part, son gibier et sa femme de l'autre, toute la distance que viendra précisément habiter le social. Ici se détermine la relation structurale de l'homme à l'essence du groupe, c'est-à-dire à l'échange. En effet, le don du gibier et le partage des épouses renvoient respectivement à deux des trois supports fondamentaux sur quoi repose l'édifice de la culture : l'échange des biens et l'échange dès femmes.
  Ce double et identique rapport des hommes à leur société, même s'il ne surgit jamais à leur conscience, n'est cependant pas inerte. Au contraire, plus actif encore de subsister inconscient, c'est lui qui définit la relation très singulière des chasseurs au troisième ordre de réalité en et par quoi existe la société : le langage comme échange des messages. car, dans leur chant, les hommes expriment â la fois le savoir impensé de leur destin de chasseur et d'époux et la protestation contre ce destin. Ainsi s'ordonne la figure complète de la triple liaison des hommes à l'échange : le chasseur individuel en occupe le centre tandis que la symbolique des biens, des femmes et des mots en trace la périphérie. Mais, alors que la relation de l'homme au gibier et aux femmes consiste en une disjonction qui fonde la société, sa relation au langage se condense dans le chant en une conjonction assez radicale pour nier justement la fonction de communication du langage et, par-delà, l'échange lui-même. Par suite, le chant des chasseurs occupe une position symétrique et inverse de celle du tabou alimentaire et de la polyandrie, dont il marque, par sa forme et par son contenu, -que les hommes veulent les nier comme chasseurs et comme maris.
  On se rappelle en effet que le contenu des chants masculins est éminemment personnel, toujours articulé à la première personne et strictement consacré à la louange du chanteur en tant qu'il est un bon chasseur. Pourquoi en est-il ainsi ? Le chant des hommes, s'il est assurément du langage, n'est déjà plus cependant le langage courant de la vie quotidienne, celui qui permet l'échange des signes linguistiques. Il en est même le contraire. Si parler est émettre un message destiné à un récepteur, alors le chant des hommes aché se situe à l'extérieur du langage. Car qui écoute le chant d'un chasseur, hors le chanteur lui-même, et à qui en est destiné le message sinon à celui même qui l'émet ? Soi-même objet et sujet de son chant, le chasseur n'en dédie qu'à soi seul le récitatif lyrique. Prisonniers d'un échange qui les détermine seulement comme éléments d'un système, les Guayaki aspirent à se libérer de ses exigences, mais sans pouvoir le refuser sur le plan même où ils l'accomplissent et le subissent. Comment dès lors séparer les termes sans briser les relations ? Seul s'offrait le recours au langage. Les chasseurs guayaki ont trouvé dans leur chant la ruse innocente et profonde qui leur permet de refuser sur le plan du langage l'échange qu'ils ne peuvent abolir sur celui des biens et des femmes."

 

Pierre Clastres, La Société contre l'État, 1974, Chapitre 5, éd. de Minuit, 1974, p. 103-107.


Date de création : 26/01/2010 @ 17:20
Dernière modification : 23/04/2014 @ 10:04
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