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Texte à méditer :   Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible.   David Rousset
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Hors des sentiers battus
La réalité du passé

 "– Vous n'êtes pas métaphysicien, Winston, dit-il. Jusqu'à présent, vous n'avez jamais pensé à ce que signifiait le mot existence. Je vais poser la question avec plus de précision. Est-ce que le passé existe d'une façon concrète, dans l'espace ? Y a-t-il quelque part, ou ailleurs, un monde d'objets solides où le passé continue à se manifester ?
  – Non.

  – Où le passé existe-t-il donc, s'il existe ?
  – Dans les documents. Il est consigné.
  – Dans les documents. Et… ?
  – Dans l'esprit. Dans la mémoire des hommes.
  – Dans la mémoire. Très bien. Nous le Parti, nous avons le contrôle de tous les documents et de toutes les mémoires. Nous avons donc le contrôle du passé, n'est-ce pas ?
  – Mais comment pouvez-vous empêcher les gens de se souvenir ? cria Winston, oubliant encore momentanément le cadran. C'est involontaire. C'est indépendant de chacun. Comment pouvez-vous contrôler la mémoire ? Vous n'avez pas contrôlé la mienne !
  L'attitude de O'Brien devint encore sévère. Il posa la main sur le cadran.
  – Non, dit-il. C'est vous qui ne l'avez pas dirigée. C'est ce qui vous a conduit ici. Vous êtes ici parce que vous avez manqué d'humilité, de discipline personnelle. Vous n'avez pas fait l'acte de soumission dont le prix est la santé mentale. Vous avez préféré être un fou, un minus habens. L'esprit discipliné peut seul voir la réalité, Winston. Vous croyez que la réalité est objective, extérieure, qu'elle existe par elle-même. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente en elle-même. Quand vous vous illusionnez et croyez voir quelque chose, vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n'est pas extérieure. La réalité existe dans l'esprit humain et nulle part ailleurs. Pas dans l'esprit d'un individu, qui peut se tromper et, en tout cas, périt bientôt. Elle n'existe que dans l'esprit du Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti tient pour vrai est la vérité. Il est impossible de voir la réalité si on ne regarde avec les yeux du Parti. Voilà le fait que vous devez rapprendre, Winston. Il exige un acte de destruction personnelle, un effort de volonté."

 

George Orwell, 1984, 1948, tr. fr. Amélie Audiberti, Folio, p. 351-352.



  "Même si l'oubli le plus profond avait anéanti toute trace de l'événement passé et aboli toute influence actuelle ou virtuelle de cet événement, soit dans la conscience soit dans l'inconscient, même si l'événement effacé était en quelque sorte nul et non « advenu », l'oubli ne pourrait effacer l'ineffaçable ni détruire l'indestructible. Un être qui a totalement disparu et de la mémoire de tous les hommes et depuis des millénaires, par exemple un pauvre esclave inconnu mort à Syracuse cinq siècles avant Jésus-Christ, est assurément comme s'il n'avait jamais existé… Mais nous avons vu que c'était là une simple approximation : l'existence obscure de cet esclave est aussi négligeable que la chute d'une feuille en ce moment même à dix mille kilomètres de Paris. Plus simplement encore, le fait de l'avoir-eu-lieu, une fois l'événement advenu, devient éternel : non pas éternellement éternel comme les vérités, puisque sa sempiternité a commencé et puisqu'il est justement devenu indestructible, mais du moins immortel. Un être qui « devient éternel », et donc ne l'était pas, et donc ne le sera plus jamais – voilà une étrange alliance de mots !  L'avoir-été subit une espèce de mutation bizarre et quelque peu contradictoire qu'il faut bien appeler « éternisation » : car il semble impossible d' « éterniser » ce qui par hypothèse n'existait pas auparavant... Un rêve né tel jour et à telle date, éternel d'une éternité conséquente et seulement à partir de son avènement, éternel, seulement en son avenir éternel, un être jouissant d'une absurde « éternité » dépareillée ou unilatérale connaît-il seulement la plénitude de l'éternel ? Quoi qu'il en soit la sempiternité de l'avoir-été est consécutive au surgissement de l'avoir-eu-lieu. Ce qui avant le fait était un accident imprévisible, une nouveauté et en quelque sorte une « épigenèse » laisse après coup et depuis ce moment sinon une empreinte physiquement décelable, sinon un souvenir caractérisé, du moins une trace invisible, et d'autant plus indélébile que plus invisible : car ce qui a une fois existé subsistera éternellement et laisse après soi un sillage métempirique infini. L'événement, moment temporaire dans une succession, sera désormais élément intemporel d'une histoire : l'advenue de l'événement est devenue rétrospectivement un prétérit éternel. Tel est le mystérieux néant d'une petite fille exterminée, disparue à jamais dans un camp allemand ; personne ne sait plus Ie nom ni même l'existence de cette enfant : cette enfant sans sépulture, et plus anonyme que l' « incognito » enseveli dans un tombeau sans nom, cette enfant à jamais inconnue est un moment éternel de l'histoire, et non pas de toute éternité, mais depuis son anéantissement et pour toujours ; cette enfant est désormais un passé indestructible de la temporalité humaine; et l'on peut même dire : l'histoire humaine, à la limite, ne serait pas ce qu'elle est si la petite martyre n'avait pas existé ; ce serait une autre histoire humaine, l'histoire d'une autre humanité."

 

Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Champs essais, 2011, p. 200.



  "L'une des découvertes du gouvernement totalitaire a été la méthode consistant à creuser de grands trous dans lesquels enterrer les faits et les événements malvenus, vaste entreprise qui n'a pu être réalisée qu'en assassinant des millions de gens qui avaient été les acteurs ou les témoins du passé. Le passé était condamné à être oublié comme s'il n'avait jamais existé. Assurément, personne n'a voulu suivre la logique sans merci de ces dirigeants passés, surtout depuis, comme nous le savons désormais, qu'ils n'ont pas réussi. […]

  Si l'histoire - par opposition aux historiens, qui tirent les leçons les plus hétérogènes de leurs interprétations de l'histoire - a des leçons à nous enseigner, cette Pythie me semble plus cryptique et obscure que les prophéties notoirement peu fiables de l'oracle de Delphes. Je crois plutôt avec Faulkner que « le passé ne meurt jamais, il ne passe même pas », et ce, pour la simple et bonne raison que le monde dans lequel nous vivons à n'importe quel moment est le monde du passé ; il consiste dans les monuments et les reliques de ce qu'ont accompli les hommes pour le meilleur comme pour le pire ; ses faits sont toujours ce qui est devenu (comme le suggère l'origine latine du mot fieri - factum est). En d'autres termes, il est assez vrai que le passé nous hante ; c'est d'ailleurs la fonction du passé de nous hanter, nous qui sommes présents et souhaitons vivre dans le monde tel qu'il est réellement, c'est-à-dire qui est devenu ce qu'il est désormais."

 

Hannah Arendt, Retour de bâton, 1975, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Payot, p. 333 et p. 334.



  "Le passé naît seulement du fait qu'on se rapporte à lui. Une telle affirmation ne peut que déconcerter de prime abord. Rien ne semble plus naturel que la naissance du passé : il naît de ce que le temps passe. Demain, l'aujourd'hui « appartiendra au passé », sera ainsi devenu l'hier. Mais ce phéno­mène naturel, les sociétés peuvent l'appréhender selon des modes très différents. Elles peuvent, comme Cicéron l'affirmait des « bar­bares », « vivre au jour le jour» et remettre tranquillement l'aujourd'hui aux mains du passé, qui dans ce cas signifie dispari­tion et oubli ; mais elles peuvent aussi tendre tous leurs efforts pour pérenniser l'aujourd'hui, en faisant que leurs desseins « envisagent l'éternité des siècles », comme les Romains de Cicéron, ou en ayant « l'oeil tourné vers demain » et « les intérêts de l'éternité à coeur », comme le souverain d'Égypte. Celui qui, dès aujourd'hui, envisage déjà demain doit préserver l'hier de la disparition et cher­cher à le fixer par le souvenir. Dans le souvenir, le passé se recons­truit."

 

Jan Assmann, La Mémoire culturelle, Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, 2002, tr. fr. Diane Meur, Aubier, 2010, p. 29.

 

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Date de création : 08/03/2010 @ 16:52
Dernière modification : 11/11/2018 @ 14:50
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