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Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
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Hors des sentiers battus
La notion de vengeance ; les pratiques vindicatoires

  "Aristote dit que la vengeance est une chose juste, fondée sur ce principe qu'il faut rendre à chacun ce qui lui appartient.

  Et c'est la seule façon que la Nature nous ait donnée pour arrêter les mauvaises inclinations des autres ; c'est la seule puissance coercitive que nous ayons dans cet état de nature : chacun y avait une magistrature qu'il exerçait par la vengeance.

  Ainsi Aristote aurait bien raisonné s'il n'avait pas parlé de l'état civil, dans lequel, comme il faut des mesures dans la vengeance, et qu'un cœur offensé, un homme dans la passion, n'est guère en état de voir au juste la peine que mérite celui qui offense, on a établi des hommes qui se sont chargés de toutes les passions des autres, et ont exercé leurs droits de sens froid.

  Que si les magistrats ne vous vengent pas, vous ne devez pas pour cela vous venger, parce qu'il est présumé qu'ils pensent que vous ne devez pas vous venger.

Ainsi, quand la Religion chrétienne a défendu la vengeance, elle n'a fait que maintenir la puissance des tribunaux. Mais, s'il n'y avait point de lois, la vengeance serait permise ; non pas le sentiment qui fait que l'on aime faire du mal pour du mal, mais un exercice de justice et de punition."

 

Montesquieu, Mes pensées, in Pensées et fragments inédits, tome 2, G. Gounouilhou, 1901, p. 379-380.



  "[…] il ne faut pas que l'acte de réparation soit exercé par l'individu lésé ou par ceux qui dépendent de lui, car, chez eux, la restauration du droit en son caractère universel se trouve liée au caractère fortuit[1] de la passion. La réparation ne peut être l'œuvre que d'un tiers, à cet effet commis, qui ne fasse valoir et n'effectue que de l'universel. Dans cette mesure, elle est punition.

  La vengeance se distingue de la punition en ce que l'une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l'autre est l'oeuvre d'un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé. De plus, la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexpiablement[2], à l'infini, de nouvelles vengeances."

 

Hegel, Propédeutique Philosophique, 1810, Premier cours, § 21, tr. Maurice de Gandillac, Éditions de Minuit, 1997, p. 53.


[1] Fortuit : imprévu, qui arrive par hasard.
[2] Inexpiablement : qui ne peut être expié, c'est-à-dire payé, racheté (expier ses fautes, c'est payer pour ses fautes).



  "La force et la violence sont d'autant plus menaçantes qu'elles s'appuient sur la passion spontanée de justice. Tel est le cas du sentiment de vengeance qui, même quand il se donne l'allure de la justice (œil pour œil, dent pour dent) est, dans sa logique, négation de la justice.
  Dans cette sphère de l'immédiateté du droit, la suppression du crime est sous sa forme punitive vengeance. Selon son contenu, la vengeance est juste, dans la mesure où elle est la loi du talion. Mais, selon sa forme, elle est l'action d'une volonté subjective, qui peut placer son infinité dans toute violation de son droit et qui, par suite, n'est juste que d'une manière contingente, de même que, pour autrui, elle n'est qu'une volonté particulière. Du fait même qu'elle est l'action positive d'une volonté particulière, la vengeance devient une nouvelle violation du droit : par cette contradiction, elle s'engage dans un processus qui se poursuit indéfiniment et se transmet de génération en génération, et cela, sans limite. [...]

  Addition : Le châtiment prend toujours la forme de la vengeance dans un état de la société, où n'existent encore ni juges ni lois. La vengeance reste insuffisante, car elle est l'action d'une volonté subjective et, de ce fait, n'est pas conforme à son contenu. Les personnes qui composent un tribunal sont certes encore des personnes, mais leur volonté est la volonté universelle de la loi, et elles ne veulent rien introduire dans la peine, qui ne soit pas dans la nature de la chose. Pour celui qui a été victime d'un crime ou d'un délit, par contre, la violation du droit n'apparaît pas dans ses limites quantitatives et qualitatives, mais elle apparaît comme une violation du droit en général. C'est pourquoi celui qui a été ainsi lésé peut être sans mesure quand il use de représailles, ce qui peut conduire à une nouvelle violation du droit. La vengeance est perpétuelle et sans fin chez les peuples non civilisés."

 

Hegel, Principes de la philosophie du Droit, 1821, § 102, trad. Dérathé, Vrin, p. 116.



  "La vengeance aussi est tantôt ceci, tantôt cela, tantôt quelque chose de plus composé. On distinguera d'abord cette riposte défensive que l'on exécute presque automatiquement, même contre des objets inanimés qui ont lésé (comme contre les machines en mouvement) : le sens de notre réaction est d'interrompre, en immobilisant la machine, le dommage qu'elle nous inflige. La vigueur de la riposte doit parfois, pour atteindre ce but, être si forte qu'elle brise la machine ; mais si cette dernière est trop puissante pour pouvoir être détruite sur-le-champ par l'individu, celui-ci n'en portera pas moins toujours le coup le plus violent dont il soit capable, - comme par un ultime essai. C'est ainsi que l'on se conduit aussi envers les personnes qui nous lèsent, dans la sensation immédiate de la lésion elle-même ; on pourra si l'on y tient appeler cet acte un acte de vengeance ; seulement, on devra considérer que seule la conservation personnelle a ici mis en branle son mécanisme de raison, et qu'au fond on ne pense pas alors à l'auteur de la lésion, mais uniquement à soi : on agit ainsi sans chercher à nuire en retour, mais seulement pour s'en tirer indemne. – On a besoin de temps pour passer de soi à l'adversaire par la pensée et se demander de quelle manière on pourra l'atteindre plus sensiblement. C'est ce qui se passe dans la deuxième espèce de vengeance ; la condition préalable en est une réflexion sur la vulnérabilité et la capacité de souffrance de l'autre ; on veut faire mal. Par contre, se garantir soi-même de dommages ultérieurs est ici si peu dans les vues de qui se venge qu'il provoque presque régulièrement lui-même ces dommages qui l'atteignent encore, et très souvent les voit de sang-froid venir d'avance. Si, dans la première espèce de vengeance, c'était la peur du deuxième coup qui rendait la riposte aussi forte que possible, c'est ici une indifférence presque totale à ce que fera l'adversaire ; la force de la riposte n'est déterminée par ce qu'il nous a fait. – Qu'a-t-il donc fait ? Et de quoi nous sert qu'il souffre maintenant, après que nous avons souffert par lui ? Il s'agit d'une réparation, alors que l'acte vengeance de la première espèce ne sert qu'à la conservation de soi. Peut-être avons-nous, du fait de l'adversaire, perdu fortune, rang, amis, enfants, - ces pertes ne sont pas rachetées par la vengeance, la réparation concerne uniquement une perte accessoire à côté de toutes celles que l'on vient de dire. La vengeance de réparation ne préserve pas de dommages ultérieurs, elle n'indemnise pas des dommages subis, - sauf dans un seul cas. Si c'est notre honneur qui a souffert du fait de l'adversaire, la vengeance a pouvoir de le rétablir. Or, il a subi un dommage dans tous les cas où l'on nous a intentionnellement lésé, car l'adversaire a ainsi démontré qu'il ne nous craignait pas. Par la vengeance, c'est nous qui démontrons que nous ne le craignons pas non plus ; c'est en cela que consiste la compensation, la réparation. […] Rien ne semble donc plus différent que la motivation intérieure des deux conduites que l'on désigne du terme unique de vengeance ; et néanmoins il arrive très fréquemment que l'auteur d'une vengeance ne se rende pas clairement compte de ce qui l'a déterminé à agir ; peut-être a-t-il exécuté sa riposte par peur et pour assurer sa conservation, mais après coup, ayant eu le temps de réfléchir au point de vue de l'honneur blessé, s'est-il persuadé à lui-même qu'il s'est vengé pour l'honneur : - ce motif, en effet, est, quoi qu'il en soit, plus distingué que l'autre. Un point essentiel en l'occurrence est encore de savoir s'il estime son honneur lésé aux yeux des autres (du monde) ou seulement aux yeux de l'offenseur ; dans ce dernier cas, il préférera la vengeance secrète, mais publique dans le premier. Selon qu'il s'imagine fort ou faible dans l'âme du coupable et des témoins, sa vengeance sera plus acharnée ou plus modérée ; si ce genre d'imagination lui fait entièrement défaut,  il ne pensera pas du tout à la vengeance; car alors le sentiment de l'honneur n'existe pas chez lui, où il ne peut donc être blessé. De même, il ne pensera pas à se venger s'il méprise le coupable et les témoins de son acte, puisqu'ils ne peuvent, objets de mépris, lui conférer aucun honneur, ni par suite lui ravir le sien. Enfin, il renoncera à la vengeance dans le cas nullement exceptionnel où il aime le coupable ; sans doute, il perdra ainsi quelque peu de son honneur aux yeux de celui-ci et en deviendra peut-être moins digne d'être aimé en retour. Mais renoncer à être payé de retour est aussi un sacrifice que l'amour est prêt à consentir pourvu de n'être pas obligé de faire mal à l'être aimé : cela serait se faire plus de mal que n'en fera ledit sacrifice. - Pour conclure, tout le monde se vengera, à moins d'être sans honneur ou alors plein de mépris ou d'amour pour l'auteur du dommage et de l'offense. Même celui qui s'adresse aux tribunaux veut sa vengeance en tant que particulier, mais en outre et accessoirement, en tant que membre conscient et prévoyant de la société, la vengeance de celle-ci sur quelqu'un qui ne la respecte pas. La peine juridique rétablit ainsi et l'honneur personnel et l'honneur de la société : ce qui veut dire que la peine est une vengeance. – Indubitablement, il y a aussi en elle cet autre élément de la vengeance que nous avons décrit en premier lieu, en ce que la société la fait servir à sa conservation et inflige une riposte en état de légitime défense. La peine veut empêcher d'autres dommages, cela veut intimider. De la sorte, les deux éléments si différents de la vengeance sont réellement associés dans la peine."

 

Friedrich NietzscheHumain, trop humain, II, 1886, tr. fr. , Robert Rovini, Folio essais, 1999, p. 197-199.



  "De nombreux documents attestent l'existence de pratiques vindicatoires pendant toute la période moderne et même à l'époque contemporaine, comme une sorte de prolongement des faides (guerres privées) du Moyen Âge. Les anciens traités de de droit opposent couramment la vengeance, réputée primitive et sans fin, tendant donc vers la mort sociale, à la justice réglée, institutionnalisée qui serait la marque d'un société enfin pacifiée et civilisée. En réalité, les archives montrent dans la vengeance des processus qui ne sont ni anarchiques in incontrôlés, mais au contraire réglés et précis ; qu'elle ait pour forme l'injure, la diffamation, les coups et blessures (jusqu'au meurtre) ou les atteintes aux biens, voire l'action en justice, elle a pour finalité le rétablissement au sein de la communauté d'un équilibre brisé par un dol, dont un de ses membres a été victime (ou estime l'être) de la part d'un autre. Pour y parvenir, il importe, du point de vue de la victime, de rendre œil pour œil. Ces pratiques visent souvent à venger l'homicide d'un parent, le devoir de vengeance étant assumé prioritairement par le fils du défunt. Mais il existe aussi, beaucoup plus nombreuses sans doute, des vengeances moins spectaculaires, qui peuvent porter sur les biens ou sur de simples querelles de préséance. Il s'agit, finalement, de rétablir l'ordre interne de la communauté, en sanctionnant tout écart de conduite et de comportement, eu égard au rang tenu par chacun. C'est pourquoi l'aspect public de la vengeance est très important : la seule exigence est la publicité qui lui est donnée, pour que tout le monde sache que le dommage est réparé et l'honneur satisfait ; ainsi les homicides motivés par la vengeance sont-ils souvent commis publiquement et à visage découvert, pour que la communauté sache que l'honneur a été lavé. Le rétablissement de l'ordre antérieur est ainsi apprécié par tous les membres du village ou du quartier, qui fixent les limites à ne pas dépasser dans les actions de représailles, faute de quoi la vie de la communauté ne serait plus possible. Le principal problème posé par la vengeance, c'est qu'un tel acte peut être lui-même générateur de représailles, si l'adversaire s'estime à son tour lésé à tort, de sorte qu'une alternance d'homicides, par exemple, entre les deux parties, leurs familles et leurs alliés, peut ainsi courir sur plusieurs dizaines d'années. D'ailleurs, la mémoire collective tient le compte des faits et gestes de chacun, des préjudices subis, des défis lancés, des vindictes familiales, et elle peut se transmettre oralement de génération en génération. […]
  Pendant l'Ancien Régime, les pratiques vindicatoires semblent concerner prioritairement les nobles, mais il est probable que cette impression vienne d'une plus grande visibilité donnée aux actes de la noblesse du fait de son importance sociale, donc de documents qui s'intéressent davantage à elle qu'aux autres milieux. […]

  Ces pratiques vindicatoires restent attestées à l'époque contemporaine. Dans le Quercy, au XIXe siècle, on se cherche querelle, on s'étrille pour la délimitation d'une parcelle, ou se défie verbalement au cabaret ou sur le foirail, on se provoque en duel, on s'affronte entre célibataires au cours d'une rixe pour des femmes, on se fait partisan du maire ou du curé, la vigueur des conflits intercommunaux procédant de cycles vindicatoires qui mettent brusquement un terme à une période de paix ; de 1810 à 1860, on recense dans cette région sept cent deux rixes intercommunales, qui éclatent lors des danses, au cabaret, au moment de la plantation d'un arbre par la jeunesse d'un village, soit une bonne dizaine chaque année. […]
  Ces pratiques peuvent aussi prendre la forme de vengeances infligées par une communauté tout entière à un seul individu. Il s'agit parfois de résoudre un conflit insoluble. À Palinges, en Charolais, au début du XVIIIe siècle, les villageois sont en désaccord avec leur curé, accusé de « violences qu'il commet journellement, ne parlant que de tuer et assommer ceux qui l'approchaient », et d'injurier ses paroissiens, les traitant de « bougre de charognes, bougre de coquin, bougre de putain » ; après avoir engagé des procès contre lui et n'être pas parvenus à grand-chose, ils se vengent eux-mêmes en l'assassinant : le meurtrier n'est pas un marginal, un étranger, mais la communauté dans son ensemble, même si l'acte est commis par quelques hommes seulement, mais avec l'assentiment des autres habitants, au courant de l'imminence du crime et n'ayant pas essayé de l'empêcher en prévenant les autorités ; celles-ci, d'ailleurs, figurent parmi les instigateurs, avec le seigneur au premier rang. […]
  Il ne semble donc pas que les pratiques vindicatoires soient le monopole des siècles anciens et qu’elles aient progressivement disparu au fur et à mesure qu'aurait progressé l'influence de la justice. On peut d'ailleurs considérer que cette dernière est parfois utilisée, aujourd'hui comme hier, dans une optique de vengeance privée, soit par le dépôt d'une plainte contre un adversaire, soit par un faux témoignage, dans la mesure où la condamnation par un tribunal (ou même de simples poursuites) est généralement considérée par l'opinion environnante comme honteuse, infamante, et peut aussi avoir pour conséquence de ruiner une famille à cause des frais divers et amendes qu'elle risque d'entraîner. […]
  Il ne faut toutefois pas exagérer la fréquence des pratiques vindicatoires, à l'époque moderne comme à l'époque contemporaine. Outre que leur importance paraît le plus souvent limitée (on va rarement jusqu'à l'homicide, même si les documents conservés en privilégient le souvenir, du fait même de sa gravité), la codification implicite de ces comportements et la surveillance exercée par le milieu environnant limitent d'autant leur éventuelle dangerosité, dans la grande majorité des cas."

 

Benoît Garnot, Histoire de la justice,. France, XVIe-XXIe siècle, 3e partie, chapitre 5, Folio histoire, 2009, p. 344-351.

 

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Date de création : 11/06/2010 @ 10:07
Dernière modification : 16/11/2025 @ 17:26
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