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Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
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Hors des sentiers battus
L'idée de guerre juste

  "SOCRATE : Applique-toi donc et tâche de définir le sens de ce mieux dans le fait d'être en paix ou en guerre avec les peuples avec lesquels il faut l'être.
  ALCIBIADE : J'ai beau m'appliquer, je n'arrive pas à le découvrir.

  SOCRATE : Quoi ! tu ne sais même pas, quand nous faisons la guerre, ce que nous alléguons les uns contre les autres pour nous y engager et de quel terme nous le désignons alors ?
  ALCIBIADE : Je sais que nous disons qu'on nous trompe, qu'on nous fait violence ou qu'on nous dépouille.
  SOCRATE : Voyons : de quelle manière nous traite-t-on en chacun de ces cas ? Essaye de dire en quoi telle manière diffère de telle autre.
  ALCIBIADE : Veux-tu dire par là, Socrate, que telle manière est juste, telle autre injuste ?
  SOCRATE : C'est cela même.
  ALCIBIADE : Oh ! mais elles diffèrent du tout au tout.
  SOCRATE : Eh bien, contre qui conseilleras-tu aux Athéniens de faire la guerre, contre ceux qui agissent injustement ou contre ceux qui pratiquent la justice ?
  ALCIBIADE : Tu me poses là une étrange question ; car, même si l'on pense qu'il faut faire la guerre à ceux qui pratiquent la justice, on ne l'avouera jamais.
  SOCRATE : Parce que ce n'est pas conforme au droit, à ce qu'il paraît.
  ALCIBIADE : Non certes ; et cela ne passe pas non plus pour honnête."

 

Platon, Premier Alcibiade, 108e-109c, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1967, p. 111-112.



  "Il est certain qu'il ne peut y avoir d'autre cause légitime de guerre, que quelque injure ou quelque injustice de la part de celui contre qui on prend les armes. […] Aussi, autant qu'il y a de sources de procès, autant y a-t-il de causes de guerre ; car où les voies de la justice manquent, là commence la voie des armes. Or on a action en justice, ou pour cause d'injure à venir, ou pour cause d'injure déjà faite. La première cause d'une guerre juste est donc une injure encore à venir.
  […] Mais on ne doit nullement admettre ce qu'enseignent quelques auteurs, que, selon le droit des gens, il est permis de prendre les armes pour affaiblir un prince ou un État dont la puissance croît de jour en jour ; de peur que, si on la laisse monter trop haut, elle ne le mette en état de nous nuire dans l'occasion. J'avoue que, quand il s'agit de délibérer si on doit faire la guerre ou non, cette considération y peut entrer pour quelque chose, non pas comme une raison justificative, mais comme un motif d'intérêt ; en sorte que si l'on a d'ailleurs un juste sujet de prendre les armes contre quelqu'un, la vue de son agrandissement donne lieu de juger qu'il y a de la prudence, aussi bien que de la justice, à lui déclarer la guerre ; et c'est tout ce que veulent dire les auteurs que l'on cite là-dessus. Mais que l'on ait droit d'attaquer quelqu'un par cette seule raison qu'il est en état de nous faire lui-même du mal, c'est une chose contraire à toutes les règles de l'équité. Telle est la constitution de la vie humaine qu'on ne s'y trouve jamais dans une pureté parfaite."

 

Hugo Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, 1623, Livre II, chapitre 1, § 1 et 17.



  "Comme la paix dans les États n'a pour objet que de conserver les biens des peuples en assurance, de même la paix dans l'Église n'a pour objet que de conserver en assurance la vérité qui est son bien, et le trésor où est son cœur. Et comme ce serait aller contre la fin de la paix que de laisser entrer les étrangers dans un État pour le piller, sans s'y opposer, de crainte d'en troubler le repos (parce que la paix n'étant juste et utile que pour la sûreté du bien elle devient injuste et pernicieuse, quand elle le laisse perdre, et la guerre qui le peut défendre devient et juste et nécessaire), de même, dans l'Église, quand la vérité est offensée par les ennemis de la foi, quand on veut l'arracher du cœur des fidèles pour y faire régner l'erreur, de demeurer en paix alors, serait‑ce servir l'Église, ou la trahir ? serait-ce la défendre ou la ruiner ? Et n'est‑il pas visible que, comme c'est un crime de troubler la paix où la vérité règne, c'est aussi un crime de demeurer en paix quand on détruit la vérité ? Il y a donc un temps où la paix est juste et un autre où elle est injuste. Et il est écrit qu'il y a temps de paix et temps de guerre, et c'est l'intérêt de la vérité qui les discerne. Mais il n'y a pas temps de vérité, et temps d'erreur, et il est écrit, au contraire, que la vérité de Dieu demeure éternellement. Et c'est pourquoi Jésus‑Christ, qui dit qu'il est venu apporter la paix, dit aussi qu'il est venu apporter la guerre ; mais il ne dit pas qu'il est venu apporter et la vérité et le mensonge.
  La vérité est donc la première règle et la dernière fin des choses."

 

Pascal, Pensées, 1670, Sellier 77, Lafuma 949.


  "Ce sont […] des maximes certaines et inviolables de la Loi Naturelle : Qu'il ne faut jamais faire du mal ni causer du dommage à personne injustement ; Que chacun doit exercer envers autrui les Devoirs de l'Humanité ; et qu'il faut surtout faire de son pur mouvement ce à quoi l'on s'est engagé par quelque Convention. Lors que les hommes pratiquent ces devoirs les uns envers les autres, c'est ce que l'on appelle Paix ; qui est l'état le plus conforme à la Nature humaine, le plus capable de la conserver, et celui dont l'établissement et le maintien est le but principal de la Loi Naturelle. C'est même l'état propre de la Nature humaine considérée comme telle, puisqu'il vient d'un principe qui distingue les Hommes d'avec les Bêtes ; au lieu que la Guerre est produite par un principe commun à tous les Animaux. Car l'instinct naturel porte les Bêtes à se défendre, et à tâcher de se conserver : mais elles ne savent ce que c'est que la paix, dont l'idée renferme une exécution volontaire de ce que l'on doit aux autres, et une abstinence de toute injure et de tout dommage, par un Principe de quelque obligation où l'on est à leur égard, et en vertu du droit qu'ils ont de l'exiger de nous ; toutes choses qui supposent l'usage de la Raison…
  Cependant, quoiqu'une bienveillance mutuelle soit le sentiment le plus conforme à la Nature humaine […] la Guerre ne laisse pas d'être permise et quelquefois même nécessaire, lorsque quelqu'un veut malicieusement nous faire du mal, ou refuse de nous rendre ce qu'il nous doit : car alors le soin de notre propre conservation nous autorise à défendre, de quelque manière que ce soit, notre personne ou nos biens, et à poursuivre notre droit par les voies de la Force, en faisant même du mal à l'offenseur. Toute la différence qu'il y a ici entre les Gens de bien, et les Méchants, c'est que les derniers entreprennent la Guerre de gaîté de cœur, au lieu que les autres ne s'y portent que par nécessité."

 

Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens, 1672, Livre VIII, chapitre 6.



  "Le monde serait bien heureux, s'il n'y avait d'autres moyens que celui de la négociation pour maintenir la justice et pour rétablir la paix et la bonne harmonie entre les nations. L'on emploierait les raisons au lieu d'armes, et l'on s'entre-disputerait seulement au lieu de s'entr'égorger. Une fâcheuse nécessité oblige les princes d'avoir recours à une voie beaucoup plus cruelle; il y a des occasions où il faut défendre par les armes la liberté des peuples qu'on veut opprimer par injustice, où il faut obtenir par violence ce que l'iniquité refuse à la douceur, où les souverains doivent commettre la cause de leur nation au sort des batailles. C'est dans un des cas pareils que ce paradoxe devient véritable, qu'une bonne guerre donne et affermit une bonne paix.
  C'est le sujet de la guerre qui la rend juste ou injuste. Les passions et l'ambition des princes leur offusquent souvent les yeux, et leur peignent avec des couleurs avantageuses les actions les plus violentes. La guerre est une ressource dans l'extrémité; ainsi il ne faut s'en servir qu'avec précaution et dans des cas désespérés, et bien examiner si l'on y est porté par une illusion d'orgueil ou par une raison solide et indispensable.
  Il y a des guerres défensives, et ce sont sans contredit les plus justes.
  Il y a des guerres d'intérêt, que les rois sont obligés de faire pour maintenir eux-mêmes les droits qu'on leur conteste; ils plaident, les armes à la main, et les combats décident de la validité de leurs raisons.
  Il y a des guerres de précaution, que les princes font sagement d'entreprendre. Elles sont offensives, à la vérité, mais elles n'en sont pas moins justes. Lorsque la grandeur excessive d'une puissance semble prête à se déborder, et menace d'engloutir l'univers, il est de la prudence de lui opposer des digues, et d'arrêter le cours orageux d'un torrent, lors encore qu'on en est le maître. On voit des nuages qui s'assemblent, un orage qui se forme, les éclairs qui l'annoncent; et ce souverain que ce danger menace, ne pouvant tout seul conjurer la tempête, se réunira, s'il est sage, avec tous ceux que le même péril met dans les mêmes intérêts."

 

Frédéric II de Prusse, L'Anti-Machiavel, ou examen du prince de Machiavel,  1747, Chapitre XXVI, in Œuvres, Tome 8, 1846, p. 180-181.



  "La vie des États est comme celle des hommes. Ceux-ci ont droit de tuer dans le cas de la défense naturelle ; ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre conservation.
  Dans le cas de la défense naturelle, j'ai droit de tuer ; parce que ma vie est à moi, comme la vie de celui qui m'attaque est à lui : de même un état fait la guerre, parce que sa conservation est juste comme toute autre conservation.

  Entre les citoyens, le droit de la défense naturelle n'emporte point avec lui la nécessité de l'attaque. Au lieu d'attaquer, ils n'ont qu'à recourir aux tribunaux. Ils ne peuvent donc exercer le droit de cette défense, que dans les cas momentanés, où l'on serait perdu si l'on attendait le secours des lois. Mais entre les sociétés, le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d'attaquer, lorsqu'un peuple voit qu'une plus longue paix en mettrait un autre en état de le détruire ; et que l'attaque est, dans ce moment, le seul moyen d'empêcher cette destruction.
  Il suit de-là que les petites sociétés ont plus souvent le droit de faire la guerre que les grandes, parce qu'elles sont plus souvent dans le cas de craindre d'être détruites.
  Le droit de la guerre dérive donc de la nécessité et du juste rigide. Si ceux qui dirigent la conscience, ou les conseils des princes, ne se tiennent pas là, tout est perdu ; et lorsqu'on se fondera sur des principes arbitraires de gloire, de bienséances, d'utilité, des flots de sang inondèrent la terre.
  Que l'on ne parle pas surtout de la gloire du prince ; sa gloire serait son orgueil ; c'est une passion, et non pas un droit légitime.
  Il est vrai que la réputation de sa puissance pourrait augmenter les forces de son état ; mais la réputation de sa justice les augmenterait tout de même."

 

Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748, Livre X, chapitre II, Garnier, 1973, p. 149-150.



  "Il n'est pas vrai que la guerre soit toujours un mal. À de certaines époques de l'espèce humaine, elle est dans la nature de l'homme. Elle favorise alors le développement de ses plus belles et de ses plus grandes facultés. Elle lui ouvre un trésor de précieuses jouissances. Elle le forme à la grandeur d'âme, à l'adresse, au sang-froid, au courage, au mépris de la mort, sans lequel il ne peut jamais se répondre qu'il ne commettra pas toutes les lâchetés et bientôt tous les crimes. La guerre lui enseigne des dévouements héroïques et lui fait contracter des amitiés sublimes. Elle l'unit de liens plus étroits, d'une part, à sa patrie, et de l'autre, à ses compagnons d'armes. Elle fait succéder à de nobles entreprises de nobles loisirs. Mais tous ces avantages de la guerre tiennent à une condition indispensable, c'est qu'elle soit le résultat naturel de la situation et de l'esprit national des peuples."

 

 

Benjamin Constant, De l'esprit de conquête et de l'usurpation, 1814, Première partie, Chapitre 1, in Écrits politiques, 2004, Folio essais, p. 127.


 

 "Voici fuser et se balancer sur la zone bombardée un lourd paquet d'ouate verte qui se délaie en tous sens. Cette touche de couleur nettement disparate dans le tableau attire l'attention, et toutes nos faces de prisonniers encagés se tournent vers le hideux éclatement.
– C'est des gaz asphyxiants, probable. Préparons nos sacs à figure !
– Les cochons !
– Ça, c'est vraiment des moyens déloyaux, dit Farfadet.
– Des quoi ? dit Barque, goguenard.
– Ben oui, des moyens pas propres, quoi, des gaz…
– Tu m'fais marrer, riposte Barque, avec tes moyens déloyaux et tes moyens loyaux… Quand on a vu des hommes défoncés, sciés en deux, ou séparés du haut en bas, fendus en gerbes, par l'obus ordinaire, des ventres sortis jusqu'au fond et éparpillés comme à la fourche, des crânes rentrés tout entiers dans l'poumon comme a coup de masse, ou, à la place de la tête, un p'tit cou d'où une confiture de groseille de cervelle tombe, tout autour, sur la poitrine et le dos. Quand on l'a vu et qu'on vient dire : « Ça, c'est des moyens propres, parlez-moi d'ça ! »
– N'empêche que l'obus, c'est permis, c'est accepté…
– Ah là là ! Veux-tu que j'te dise ? Eh bien, tu m'f'ras jamais tant pleurer que tu m'fais rire !
Et il tourne le dos."
 
Henri Barbusse, Le Feu, 1916, Paris, Le livre de poche, 1988, p. 273-274.

 

  "[…] il n'est pas de programme, pas d'idéal, de norme ou de finalité qui puisse conférer le droit de disposer de la vie physique d'autrui. Exiger des hommes, en toute sincérité, qu'ils tuent d'autres hommes et qu'ils soient prêts à mourir pour que le commerce et l'industrie des survivants florissants et pour que le pouvoir d'achat de leurs arrière-neveux soit solide, c'est une atrocité, c'est de la démence. Maudire la guerre homicide et demander aux hommes de faire la guerre, de tuer et de se faire tuer pour qu’il n’y ait « plus jamais ça », c'est une imposture manifeste. La guerre, les hommes qui se battent, prêts à mourir, le fait de donner la mort à d’autres hommes qui sont, eux, dans le camp ennemi, rien de cela n'a de valeur normative ; il s'agit, au contraire, de valeurs purement existentielles, insérées dans la réalité d'une situation de lutte effective contre un ennemi réel, et qui n'ont rien à voir avec de quelconques idéaux, programmes ou abstractions normatives. Il n'est pas de finalité rationnelle, pas de norme, si juste soit-elle, pas de programme, si exemplaire soit-il, pas d'idéal social, si beau soit-il, pas de légitimité ni de légalité qui puissent justifier le fait que des êtres humains se tuent les uns les autres en leur nom. Car, si à l'origine de cet anéantissement physique de vies humaines il n'y a pas la nécessité vitale de maintenir se propre forme d'existence face à une négation tout aussi vitale de cette forme, rien d'autre ne saurait le justifier. S'il existe réellement des ennemis au sens existentiel du terme tel qu'on l'entend ici, il est logique, mais d'une logique exclusivement politique, de se défendre contre eux, si nécessaire, par l'emploi de la force physique et de lutter avec eux.

  Depuis Grotius, il est généralement reconnu que la justice n'est pas incluse dans la définition de la guerre. Les constructions idéales qui exigent qu'une guerre soit juste sont souvent utilisées à leur tour à des fins politiques. Exiger d'un peuple politiquement un qu'il ne fasse de guerre que pour une juste cause, c'est ou bien une chose qui va de soi, si cela veut dire que la guerre ne doit être dirigée que contre un ennemi véritable ; ou bien cela masque le dessein politique de faire passer en d'autres mains la disposition du jus belli et d'inventer des normes de justice dont la définition et l'application aux cas particuliers échappent à la décision de l'État pour revenir à quelque tiers qui, par ce moyen, décide lui-même qui est l'ennemi. Aussi longtemps qu'un peuple existe dans la sphère du politique, il devra opérer lui-même la distinction entre amis et ennemis, tout en la réservant pour les conjonctures extrêmes dont il sera juge lui-même. C'est là l'essence de son existence politique. Dès l'instant que la capacité ou la volonté d'opérer cette distinction lui font défaut, il cesse d'exister politiquement. S'il accepte qu'un étranger lui dicte le choix de son ennemi et lui dise contre qui il a le droit ou non de se battre, il cesse d'être un peuple politiquement libre et il est incorporé ou subordonné à un autre système politique. Une guerre ne tire pas son sens du fait qu'elle est menée par des idéaux ou pour des normes du droit, une guerre a un sens quand elle est dirigée contre un ennemi véritable. Tout ce qui obscurcit cette catégorie de l'ami et de l'ennemi s'explique par son amalgame avec de quelconques abstractions ou normes.

Un peuple ayant une existence politique ne saurait donc renoncer, le cas échéant, à distinguer l'ami et l'ennemi en décidant de son propre chef, à ses propres risques et périls."

 

Carl Schmitt, La Notion de politique, 1932, tr. Marie-Louise Steinhauser, Champs Flammarion, 1992, p. 89-91.



  "Contrairement à la révolution, l'objectif de la guerre n'avait que rarement partie liée avec la notion de liberté ; et s'il est vrai que les soulèvements guerriers contre l'envahisseur étaient souvent perçus comme sacrés, ils n'ont jamais été reconnus, ni en théorie ni en pratique, comme les seules guerres justes.
  Les justifications des guerres, même sur un plan théorique, sont très anciennes, mais évidemment pas autant que la guerre en bonne et due forme. Entre autres préalables évidents, figure la conviction que, dans leur cours normal, les relations politiques ne tombent pas sous l'empire de la violence ; nous voyons apparaître cette conviction avec la Grèce antique, dans la mesure où la polis, la cité, se définissait explicitement comme un mode de vie fondé exclusivement sur la persuasion et non sur la violence. (Il ne s'agissait pas là de mots creux, invoqués par aveuglement, à preuve, notamment, la coutume athénienne consistant à « persuader » les condamnés à mort de se suicider en buvant la ciguë, afin, en toutes circonstance d'épargner au citoyen athénien l'indignité qu'eût été le viol de l'intégrité physique.) Néanmoins, comme chez les Grecs, par définition, la vie politique ne s'étendait pas au-delà des murs de la polis, le recours à la violence dans le domaine de ce que nous appelons aujourd'hui les affaires étrangères ou les relations internationales, ne leur paraissait nécessiter aucune justification, même si leurs affaires étrangères, à la seule exception de guerres médiques qui virent toute l'Hellade s'unir, ne concernaient guère que les relations des cités grecques entre elles. À l'extérieur des murs de la polis, c'est-à-dire du domaine politique au sens grec du terme, « les forts font comme ils l'entendent et les faibles souffrent comme il se doit » (Thucydide).

  Dès lors, il faut se tourner vers la Rome antique pour trouver la première justification de la guerre ainsi que la première notion de guerres justes ou injustes. Toutefois, ces distinctions et justifications romaines ne se souciaient pas de la liberté et ne fixaient aucune limite entre guerre d'agression et guerre défensive. « La guerre est juste, quand elle est nécessaire, et les armes sont innocentes là où ne subsiste d'autre espoir que celui des armes » (Iustum enim est bellum quibus necessarium, et pia arma ubi nulla nisi in armis spes est). Depuis Tite-Live, et au fil des siècles, la nécessité a revêtu maintes significations qui nous suffiraient aujourd'hui à juger une guerre injuste, et non juste. Conquête, expansion, défense d'intérêts particuliers, préservation du pouvoir face à l'émergence de nouvelles puissances menaçantes, ou soutien à l'équilibre des pouvoirs donnés : toutes ces réalités bien connues d'une politique de puissance n'étaient pas seulement les causes effectives de l'éclatement de la plupart des guerres dans l'histoire ; elles furent aussi reconnues comme des « nécessités », c'est-à-dire des motifs légitimes pour en remettre à la décision des armes. L'idée que l'agression soit un crime et que les guerres ne justifient que pour repousser ou prévenir une agression n'acquit de signification pratique et même théorique qu'au sortir du premier conflit mondial, qui avait démontré son potentiel effroyablement destructeur dans le contexte de la technologie moderne.
  L'absence marquante, parmi les justifications traditionnelles de la guerre, de l'argument de la liberté comme ultime ressort de la politique internationale, explique peut-être pourquoi nous avons la curieuse impression qu'il détonne chaque fois que nous le voyons invoqué dans les débats actuels sur la guerre."

 

Hannah Arendt, De la révolution, 1963, tr. fr. Marie Beranne et Johan-Frédérik Hel-Guedj, Folio essais, 2013, p. 12-15.


 

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Date de création : 11/06/2010 @ 10:30
Dernière modification : 22/02/2024 @ 14:39
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