"Pourquoi Dieu interromprait-il à un moment donné la succession des créatures, la conservation indéfinie des espèces ? L’ordre qu’il a une fois déterminé doit être éternel, à la différence d’un ordre humain, toujours précaire. Puis, comment imaginer la reconstitution des organismes abolis ? Un homme fait naufrage : les mulets de mer dévorent son corps ; des pêcheurs mangent les mulets ; ils périssent eux-mêmes, et leurs cadavres sont mangés par des chiens, lesquels deviennent la proie des vautours ; Qu’est devenue la chair du naufragé ?… On me répondra : Dieu peut tout. Mais cela n'est pas vrai. Dieu ne peut pas tout. Il ne peut faire qu'Homère n'ait pas été poète, qu'Ilion n'ait pas été détruite, que deux fois deux fassent cent et non point quatre. Dieu le voulût-il ne peut devenir méchant ou pécher, car il est essentiellement bon… Les corps pourris, anéantis des hommes ressusciteraient, y compris ceux qui, avant leur mort, offraient un aspect pénible et repoussant, tandis que le ciel se liquéfierait, que les étoiles tomberaient ? Même s'il lui était facile de les ressusciter avec un aspect seyant, comment la terre contiendrait-elle tous les morts, depuis la naissance du monde, s’ils venaient à ressusciter ?"
Porphyre, Traité contre les chrétiens, fin du IIIe siècle, in Macarios de Magnésie, Monogénès, IV, 24, 5 et Didyme l'aveugle, Commentaire sur Job, X, 3.in A. Von Harnack, Porphyrios' Contra Christianos, Abhandlungen der Königlichen Preussischen Akademie der Wissenchaften, Philosophisch-Historische Klasse, Berlin, 1916, fragment 94.
"Il découle du simple concept de puissance que la toute-puissance, justement, est une notion en soi contradictoire, vouée à s'abolir elle-même, voire dépourvue de sens. Il en va d'elle comme de la liberté dans le domaine humain. Loin que celle-ci commence là où finit la nécessité, elle existe et s'anime en mesurant à cette nécessité. Séparer la liberté du règne de la nécessité, c'est lui enlever son objet, elle devient aussi nulle, hors de cet empire,qu'une force ne rencontrant pas de résistance. La liberté absolue serait une liberté vide, qui se supprime elle-même. Semblablement une puissance vide, et ce serait le cas de la toute-puissance absolue. La puissance absolue, totale, signifie une puissance qui n'est limitée par rien, pas même par l'existence de quelque chose d'autre en soi, de quelque chose d'extérieur à elle qui soit différent d'elle. Car la simple existence d'un tel autre représenterait déjà une limitation, et l'unique puissance devrait forcément anéantir cet autre afin de préserver son absoluité. La puissance absolue, dès lors, n'a dans sa solitude aucun objet sur lequel agir. Puissance dépourvue d'objet, c'est alors une puissance dépourvue de pouvoir, qui s'abolit elle-même. « Tout », ici, équivaut à rien. Pour qu'elle puisse agir, il faut qu'existe quelque chose d'autre et aussitôt que c'est là, elle n'est plus toute puissante, bien que sa puissance, comparée au reste, puisse se montrer aussi supérieure qu'on le veut. Tolérée, l'existence per se d'un autre objet limite, en tant que condition de l'activité, la puissance de la force d'action de la puissance, cela en lui permettant simultanément d'être une force active. Bref, la puissance est un concept relationnel et exige une relation à plusieurs pôles. Même alors, la « puissance » qui ne rencontre aucune résistance chez son partenaire de référence équivaut en soi à une non-puissance. La puissance ne vient à s'exercer qu'en rapport avec quelque chose qui de son côté a puissance. Car la puissance, si elle ne doit pas rester vaine, réside dans la capacité de vaincre quelque chose ; et la coexistence d'un autre suffit comme telle à fournir cette condition. Car existence veut dire résistance, et donc force contraire. De même qu'en physique la force sans résistance, donc sans contre-force, demeure vide, de même en métaphysique la puissance sans contre-puissance, aussi inégale que soit la seconde. Donc, ce sur quoi la puissance agit doit avoir une puissance intrinsèque, même si cette dernière provient de la première, et fut originairement dispensée à son détenteur en même temps que l'existence par un renoncement à soi de la puissance illimitée, cela dans l'acte de la création justement. Bref, il ne peut se faire que toute la puissance se trouve du côté d'un seul sujet agissant. Il faut que la puissance soit partagée pour qu'il y ait en soi puissance."
Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, 1984, tr. Fr. Philippe Ivernel, Rivages Poches, 1994, p. 28-30.
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Date de création : 21/11/2010 @ 18:54
Dernière modification : 26/04/2016 @ 11:44
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