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Critiques de la morale kantienne |
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"[…] il n'est pas une école philosophique qui refuse d'admettre que l'influence des actions sur le bonheur doit être prise en considération très sérieusement, et même avant toute autre chose, dans bien des questions de morale appliquée, quelque répugnance qu'éprouvent certains à reconnaître cette influence comme le principe fondamental de la moralité et la source de l'obligation morale. Je pourrais aller beaucoup plus loin et dire que tous les partisans de la morale à priori, pour peu qu'ils jugent nécessaire de présenter quelque argument, ne peuvent se dispenser d'avoir recours à des arguments utilitaristes. Je ne me propose pas présentement de critiquer ces penseurs ; mais je ne puis m'empêcher de renvoyer, à titre d'exemple, à un traité systématique composé par l'un des plus illustres d'entre eux : La Métaphysique des mœurs, de Kant. Cet homme remarquable, dont le système marquera longtemps une date dans l'histoire de la spéculation philosophique, pose, dans le traité en question, comme origine et fondement de l'obligation morale, un premier principe de portée universelle, qui est celui-ci : « Agis de telle sorte que la règle selon laquelle tu agis puisse être adoptée comme loi par tous les êtres raisonnables. » Mais entreprend-il de déduire de ce précepte l'une quelconque de nos obligations morales réelles, il échoue d'une façon presque ridicule, impuissant qu'il est à faire apparaître la moindre contradiction, la moindre impossibilité logique (pour ne pas dire physique) dans l'adoption par tous les êtres raisonnables des règles de conduite les plus outrageusement immorales. Tout ce qu'il montre, c'est que les conséquences de leur adoption universelle seraient telles que personne ne jugerait bon de s'y exposer."
John Stuart Mill, L'Utilitarisme, 1861, Chapitre II, trad. Catherine Audard, PUF, coll. Quadrige, 1998, p. 25-26.
"Ne pas tenir sa promesse, c'est à la fois trahir l'attente de l'autre et l'institution qui médiatise la confiance mutuelle des sujets parlants.
L'analyse sommaire de la promesse à laquelle on vient de procéder[1] accentue la césure si soigneusement occultée par Kant entre le respect pour la règle et le respect pour les hommes. Cette césure, qui va devenir une déchirure dans les cas de conflits qu'on va évoquer, ne pouvait sans doute pas apparaître sur le trajet de la subsomption de l'action sous la maxime et de la maxime sous la règle[2]. En revanche, la déchirure ne peut manquer d'attirer l'attention dès lors que l'on s'engage sur le trajet de retour de la maxime, sanctionnée par la règle, aux situations concrètes. La possibilité de ces conflits est en effet inscrite dans la structure de réciprocité de la promesse. Si la fidélité consiste à répondre à l'attente de l'autre qui compte sur moi, c'est cette attente que je dois prendre pour mesure de l'application de la règle. Une autre sorte d'exception se profile que l'exception en ma faveur, à savoir l'exception en faveur de l'autre. La sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l'exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle. Nous prendrons deux exemples, dont l'un concerne la « vie finissante » et l'autre la « vie commençante ». Le premier exemple est bien connu sous le titre devenu banal de la vérité due aux mourants. Une brèche semble en effet s'ouvrir entre deux attitudes extrêmes. Ou bien dire la vérité sans tenir compte de la capacité du mourant à la recevoir, par pur respect de la loi supposée ne tolérer aucune exception ; ou bien mentir sciemment, de peur, estime-t-on, d'affaiblir chez le malade les forces qui luttent contre la mort et de transformer en torture l'agonie d'un être aimé. La sagesse pratique consiste ici à inventer les comportements justes appropriés à la singularité des cas. Mais elle n'est pas pour autant livrée à l'arbitraire. Ce dont la sagesse pratique a le plus besoin dans ces cas ambigus, c'est d'une méditation sur le rapport entre bonheur et souffrance. [...] C'est faute d'une telle méditation sur le rapport entre souffrance et bonheur que le souci de ne « faire souffrir » à aucun prix les malades au terme de leur vie aboutit à ériger en règle le devoir de mentir aux mourants. Jamais la sagesse pratique ne saurait consentir à transformer en règle l'exception à la règle. Encore moins devrait-on légiférer dans un domaine où la responsabilité de choix déchirants ne saurait être allégée par la loi. Dans de tels cas, il faut peut-être avoir compassion pour des êtres trop faibles moralement et physiquement pour entendre la vérité."
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 1990, Seuil, p. 312-313.
[1] Paul Ricœur vient de montrer qu'il peut y avoir une contradiction entre la "raideur" de la "simple constance" et le souci de répondre à l'attente d'autrui.
[2] La première partie de l'analyse examinait comment l'action peut être rapportée à une règle ("subsomption"). La seconde partie étudie l'application de la règle aux situations concrètes.
Date de création : 04/03/2011 @ 19:47
Dernière modification : 24/01/2025 @ 13:29
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