"La première leçon de la critique, par Freud, de l'hystérie de Charcot [1], fut de nous convaincre qu'il n'existe pas de différence essentielle entre les états de santé et de maladie mentales ; que de l'un à l'autre se produit, tout au plus, une modification dans le déroulement d'opérations générales que chacun peut observer pour son propre compte ; et que, par conséquent, le malade est notre frère, puisqu'il ne se distingue pas de nous sinon par une involution - mineure dans sa nature, contingente dans sa forme, arbitraire dans sa définition, et, en droit au moins temporaire - d'un développement qui est fondamentalement celui de toute existence individuelle. Il était plus confortable de voir dans le malade mental un être d'une espèce rare et singulière, le produit objectif de fatalités externes ou internes, telles que l'hérédité, l'alcoolisme ou la débilité.
De même, pour que l'académisme [2] pictural pût dormir sur ses deux oreilles, il ne fallait pas que le Gréco fût un être sain, apte à récuser certaines manières de représenter le monde, mais un infirme dont les figures élongées attestaient seulement une malformation du globe oculaire... Dans ce cas comme dans l'autre, on consolidait dans l'ordre de la nature des modes de la culture qui, s'ils avaient été reconnus pour tels, auraient aussitôt déterminé la particularité d'autres modes auxquels une valeur universelle était accordée. En faisant de l'hystérique ou du peintre novateur des anormaux, on s'offrait le luxe de croire qu'ils ne nous concernaient pas et qu'ils ne mettaient pas en cause, du seul fait de leur existence, un ordre social, moral, ou intellectuel accepté."
Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'hui (1962), Éd. PUF, 1965, 9e éd. 2002, p. 2-3.
[1] L'hystérie est une maladie dont Charcot attribuait l'origine à une prédisposition congénitale : on naît avec une nature hystérique. Freud a critiqué Charcot en montrant que les symptômes de cette maladie relevaient de troubles psychiques nés de l'expérience et de l'histoire du malade et non de sa « nature » supposée.
[2] L'académisme est le respect et la soumission aux normes en vigueur dans les académies des Beaux-arts. Un peintre académique est un peintre qui imite les grands maîtres sans innover.
Date de création : 09/04/2011 @ 21:25
Dernière modification : 15/11/2022 @ 17:33
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