René Dubos, "Biological Individuality", Forum, XII, 1969, 5.
"Depuis que les hommes existent, ils savent distinguer un individu d'un autre ; d'autres animaux en font autant. Depuis qu'ils parlent, les hommes savent nommer les individus, donc les reconnaître dans le champ de la conscience. Mais, à un autre moment, bien plus tardif, l'homme est devenu plus qu'un fait : une valeur, ce qui mérite de l'attention et du respect, ce qui justifie qu'on se batte pour lui.
La représentation de l'individu permet à la fois de l'identifier et de le mettre en valeur. Les mots de la langue, pris isolément, ont du mal à le saisir : les mots désignent des généralités et des abstractions. Ils peuvent dire que cet homme particulier est bon, aimant, instruit ; mais ces qualités ne lui appartiennent pas exclusivement. Les noms propres, eux, désignent les individus – mais ne les représentent pas ; ce sont des étiquettes dépourvues de sens. Pourtant le langage peut surmonter cette difficulté et faire vivre l'individu : il faut pour cela qu'il s'ordonne en une histoire, qu'il raconte une vie à nulle autre pareille, qu'il se fasse bio-graphie. La représentation picturale, à son tour, peut y conduire, en mettant devant nos yeux un corps, un visage, un regard uniques."
Tzvetan Todorov, "La représentation de l'individu en peinture", in La naissance de l'individu dans l'art, 2005, Grasset, p. 13-14.
"Une naissance de l'individu à l'époque moderne ? En un sens, toute société humaine est composée d'individus. Depuis que les hommes sont des hommes, ils se reconnaissent les uns les autres, se distinguent les uns des autres, s'attribuent des qualités propres, s'identifient personnellement, bref agissent, se considèrent et se perçoivent comme des individus. Néanmoins la société moderne se compose d'individus d'un nouveau genre. Les hommes sont en effet devenus des individus en un sens inédit du terme, voire au sens propre du terme, quand ils en sont venus à se considérer et à se traiter les uns les autres comme des égaux, comme des êtres autonomes et indépendants les uns des autres. Cette mutation des rapports humains, qui est à l'origine de la démocratie, a pris naissance à l'aube de l'époque moderne.
L'humanisme en témoigne. L'art de la Renaissance également : des œuvres plastiques, littéraires et musicales des XVe et XVIe siècles donnent forme à une nouvelle figure de l'humanité, annoncent l'avènement d'un nouveau type d'individu. Sous quels traits l'individu se montre-t-il au sein des œuvres qui inaugurent la modernité ? En quel sens une naissance de l'individu dans l'art ? Tentons de poursuivre l'élucidation de ces questions par quelques réflexions sur la naissance de l'individu moderne.
Quand le principe hiérarchique est au fondement du vivre-ensemble, les appartenances qui impliquent un rang sont en principe des appartenances de naissance, apparaissent dès lors comme naturelles, et sont généralement tenues pour essentielles : elles sont censées déterminer indistinctement la nature et l'essence de ceux qu'elles identifient. Chacun est incité et habituellement enclin à se comporter et à se manifester selon ses appartenances de naissance : comme le membre de telle classe, de telle religion, de tel sexe, de telle ethnie, de telle famille, de tel clan ou tribu, de telle nation. Chacun doit se présenter selon ce qu'il représente, et se conduire selon son rang. Dès lors, dans la vie quotidienne, l'autre homme n'apparaît pas simplement comme un autre homme mais toujours aussi, de prime abord, en tant que ceci ou cela. Donc comme déjà englobé. Ce qui signifie que l'individu au sens ancien est habituellement perçu comme un individu essentiellement particulier.
L'individuation moderne, génératrice des relations démocratiques, suppose une contestation collective des hiérarchies tenues pour naturelles, de l'argument d'autorité, des liens de dépendance personnelle. Une telle contestation suppose des individus qui sont déjà animés du sentiment de leur égalité, de leur autonomie, de leur indépendance. Par conséquent elle suppose des hommes déjà habitués à se percevoir indépendamment de leur rang, de leurs appartenances, de leurs fonctions. Ou abstraction faite de ce qui les identifie ou les particularise. Bref, l'individuation moderne est liée à l'émergence, au sein même de la vie de tous les jours, d'une expérience de l'autre comme semblable. L'autre homme n'apparaît pas simplement en tant que ceci ou cela, mais toujours aussi, de prime abord, indépendamment de toute appartenance. Donc comme déjà désenglobé. Ce qui signifie que l'individu au sens moderne est habituellement perçu comme un individu essentiellement singulier. Plus précisément : comme un individu essentiellement singulier en tant qu'homme.
Bien entendu, des individus se singularisent en toute société humaine. Mais au sein des sociétés fondées sur le principe hiérarchique, dites aristocratiques, la singularisation de chaque individu est généralement occultée : chacun est tenu de se conformer à ce qu'il est, est enclin à se comporter selon des appartenances tenues pour naturelles et essentielles. Dès lors la singularisation est interprétée comme le surgissement de l'arbitraire, l'indice d'un dévoiement, la conséquence d'un égarement. À moins qu'elle ne soit le fait d'un être exceptionnellement supérieur. La singularisation du hors-la-loi atteste une volonté pervertie, une âme dénaturée, une corruption ; celle du héros témoigne de son excellence, de ses vertus, d'une âme hors du commun, d'une noblesse personnelle. La singularisation démocratique, en revanche, n'est pas réservée à des êtres qui se distinguent d'une manière exceptionnelle en mal ou en bien. Elle suggère une fusion énigmatique de l'universel et du singulier. L'homme moderne prend naissance quand la singularisation apparaît comme révélatrice de l'humain. L'humanisme laisse entrevoir cette idée neuve : l'humanité de l'homme (l'essence de l'homme) réside dans la singularisation, donc dans une existence qui se soustrait à toute appartenance, qui précède toute fonction, qui échappe à tout classement, à toute identification."
Robert Legros, "La naissance de l'individu moderne", in La naissance de l'individu dans l'art, 2005, Grasset, p. 121-125.