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Classes et luttes de classes

  "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de classes.
  Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurandes et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la disparition des deux classes en lutte.
  Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une structuration achevée de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie extrêmement diversifiée des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au Moyen-Âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs et, de plus, dans presque chacune de ces classes une nouvelle hiérarchie particulière.
  La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de luttes à celles d'autrefois.
  Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat[1].
[…] La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
  Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques[2]. Tous les liens variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l'individu devenu simple valeur d'échange ; aux innombrables libertés[3] dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l'unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. […]
  Nous assistons aujourd'hui à un processus analogue. Les rapports bourgeois de production et d'échange, de propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d'échange, ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées."

 

Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, 1848, chap. I, trad. L. Lafargue revue par M. Kiitz, Éd. Sociales, bilingue, Paris 1972, p. 31-47.


[1] Par bourgeoisie on entend la classe des capitalistes modernes qui possèdent les moyens sociaux de production et utilisent du travail salarié. Par prolétariat, la classe des ouvriers salariés modernes qui ne possèdent pas de moyens de production et en sont donc réduits à vendre leur force de travail pour pouvoir subsister. [Note de Engels.]
[2] Une idylle est un petit poème d'amour, tendre et naïf. Une représentation idyllique tend à ignorer naïvement les mauvais aspects d'une situation et à se la représenter comme sous l'effet d'un aveuglement amoureux.
[3] Attention, ce terme a ici, employé au pluriel, le sens qu'il avait au Moyen-Âge c'est-à-dire l'ensemble des franchises (exemption de certaines charges, de certaines taxes) et des immunités qui étaient données aux différentes corporations, villes, etc.


 

  "La classe dominante dispose de deux formes de capitaux spécifiques en cela qu'elles sont transmises et donc héritées. Le capital patrimonial et le capital mondain restent à peu près inaccessibles à qui n'en bénéficie pas par la naissance.
  Le capital patrimonial combine, dans une configuration originale, le capital économique, le capital culturel, le capital social et le capital symbolique. Les richesses accumulées représentent de l'argent, beaucoup d'argent, mais aussi de la culture, des savoirs, et encore des relations, une inscription dans des réseaux, le tout se condensant dans la notoriété du nom. L'hôtel particulier ou le grand appartement dans le faubourg Saint-Germain, la maison de famille, souvent un château, les collections de vieux livres, d'objets et d'œuvres d'art, les alliances familiales et les réseaux de connaissances, tout cela symbolise aussi la position dominante. De plus cette richesse patrimonialisée n'est jamais personnelle. Elle appartient à la famille et au groupe. Dans le présent, le passé et l'avenir. Chacun est toujours ce qu'il est par les autres et pour les autres. Par les ancêtres et pour les héritiers. Par et pour les membres du cercle. Le nouveau riche n'entre pas dans ce schéma. I1 devra faire ses preuves : et pour cela passer le test de la transmission et devenir ancêtre de ses héritiers. Et montrer son sens du collectif par l'inscription, qu'il paiera au prix fort, dans de nombreux réseaux.

  Le capital mondain n'est pas réductible au capital social car il met en jeu l'ensemble des qualités des personnes. En posséder, c'est être devenu soi-même ce capital de richesses diverses, partagées, héritées, à transmettre. Le corps doit traduire cet état d'excellence. Le grand bourgeois est au-dessus de la définition par la profession car il est grand bourgeois dans toute l'intimité de sa personne. Il est sa classe, pleinement. Il faut voir là l'une des raisons de sa recherche systématique et obstinée de l'entre-soi, du vivre ensemble en se séparant de tous les autres. Aucun autre groupe social n'est à ce point pénétré et uniformisé par l'intériorisation de ce qui lui fait être ce qu'il est. Lorsqu'on parle des ouvriers, des employés, des cadres moyens ou supérieurs, ces qualifications renvoient aux positions dans les rapports de production, à la place dans le monde du travail. D'autres variables viennent interférer pour moduler ces appartenances sociales, par exemple l'origine géographique ou le sexe. Des variations qui, dans le monde bourgeois sont inversées : c'est le fait d'être bourgeois qui module les manières d'être homme ou femme, grand ou petit, élève brillant ou cancre. L'essence bourgeoise précède l'existence sociale. C'est une donnée à partir de laquelle s'organise tout le rapport au monde social, dont les rapports internes à la classe sur le mode inattendu du collectivisme.
  Le capital mondain se réalise dans le groupe et pour le groupe dont il est indissociable. Il est mis en commun, collectivisé. Les qualités ne sont jamais individuelles, tant elles expriment d'abord celles du groupe. L'anoblissement, fondé sur des prouesses individuelles, concernait une famille dont le patronyme familial, transformé, porte depuis lors les signes de la sanctification. La collectivisation est également matérielle, par le partage, à travers une sociabilité intense, des valeurs d'usage, comme celles des résidences. Elle s'imprime enfin dans les manières d'être et dans le maintien du corps. Chacun représente tous les autres. La grande bourgeoisie défend avec pugnacité et pragmatisme l'intérêt collectif de sa classe.
  Ce collectivisme pratique est difficile à déceler dans le monde de l'économie, ou de la politique. Les réseaux et les lieux de décision sont inaccessibles. Par contre les beaux quartiers, cristallisation spatiale de toutes les richesses accumulées, se laissent plus aisément analyser. Le collectivisme s'y donne à l'observation. Disposant des ressources suffisantes pour vivre où bon lui semble, le grand bourgeois choisit en priorité ses semblables. Il soigne les espaces de sa vie, les entretient avec soin, et les protège efficacement. Pour cela il s'appuie sur ses alliés naturels, autres grands bourgeois avec qui il met en commun pouvoir et compétences. La classe se matérialise dans des espaces qualifiés de beaux, classés historiques et remarquables.
  La classe dominante est organisée. Depuis l'entreprise, avec ses syndicats patronaux, jusqu'à la charité qui a ses associations, parfois anciennes, comme l'ordre de Malte. Elle est très présente dans la défense du patrimoine historique, c'est-à-dire de l'histoire réifiée des familles qui la composent. Dans cette construction d'une nébuleuse de cercles, d'associations et autres comités, c'est l'ensemble de la classe qui se mobilise. Chacun apporte sa pierre à l'édifice, à partir de ce qui le passionne, ou par conscience du devoir et de la nécessité d'être actif pour défendre les acquis.
  Dans tous les champs, scolaire, culturel, économique, politique, ce sont les caractéristiques sociales et humaines des grands bourgeois qui sont peu ou prou les critères d'évaluation de l'excellence. Tout au long de leur cursus, scolaire, universitaire et professionnel, leurs enfants ne pourront éviter cette prédestination attribuée à leurs qualités personnelles, dont ils sont redevables à leur milieu. Ils se retrouvent ainsi dans les pôles dominants de tous les champs sociaux. L'un des objectifs des cercles, non explicite mais réel, est de rassembler en un même lieu les élites de tous les champs de l'activité sociale.
  Outre les cercles, les associations, les comités et les commissions concentrent des agents sociaux dotés des attributs du pouvoir efficace. Inscrits dans de multiples réseaux où leur position personnelle s'enrichit de celle de tous les autres, armés des diplômes qui valent surtout pour les techniques de travail et l'efficacité sociale qu'ils supposent, esprit de synthèse, aisance dans la communication orale, culture générale dans laquelle ils baignent dès le premier âge. Ils mènent le monde, avec tout le respect qui leur est dû. Car, accumulant sur leurs têtes toutes les richesses, ils disposent aussi de cette richesse symbolique qui transfigure en qualités personnelles les richesses du groupe. À ces richesses collectives, chaque membre du groupe participe en bénéficiaire mais aussi en agent chargé d'en accroître le volume avant de les transmettre.
  L'expression spatiale de cette classe sociale contraste avec le flou des localisations des autres groupes sociaux, dont les itinéraires résidentiels les différents lieux habités évoluent en fonction de l'histoire professionnelle et de la taille de la famille. Si les lignes de division de la société peuvent se lire dans les lignes de l'espace géographique, cette homologie n'est parfaitement lisible que pour l'aristocratie de l'argent. Dans les autres groupes sociaux, la précarisation croissante, la mobilité tant vantée, les effets dévastateurs de la spéculation immobilière induisent une instabilité résidentielle qui brouille l'inscription des fractures sociales dans la ville. Par contraste, la stabilité des dominants et l'inscription de- leurs vies dans des espaces ségrégués les rend de plus en plus visibles par le traitement d'exception dont ils bénéficient. Dans ses Mémoires, le duc de Brissac, qui avait été président de Schneider et qui avait parcouru le monde en tous sens pour ses affaires, se gaussait des ouvriers qui, attachés a leur travail, à leur entreprise et à leur pavillon, « comme la patelle à son rocher », étaient rétifs à toute mobilité. On imagine qu'il écrivait cela depuis son château de Brissac, sis à Brissac-Quincé, dans le Maine-et-Loire.
  Les nantis multiplient pour eux les enracinements, dans la multiterritorialité, dans les réseaux les plus divers, dans des familles qui cousinent large et qui sont solidaires entre les générations' mais ils n'ont d'autre pensée pour tous les autres que de les imaginer comme des électrons libres dans un champ magnétique dont eux seuls contrôleront le sens et l'intensité des ondes."

 

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, 2007, rééd. Les ghettos du gotha. Au cœur de la grande bourgeoisie, Points Seuil, 2010, p. 306-310.

 

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Date de création : 31/12/2013 @ 13:40
Dernière modification : 31/12/2013 @ 13:45
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