"Pour l'existant, le suprême intérêt, c'est d'exister, et l'intérêt à l'existence est la réalité. C'est que la réalité ne se laisse pas exprimer dans le langage de l'abstraction. La réalité est un inter-esse entre l'unité abstraite hypothétique de la pensée et l'être. L'abstraction traite de la possibilité et de la réalité, mais sa conception de la réalité est une fausse interprétation, car le plan sur lequel nous sommes n'est pas celui de la réalité, mais celui de la possibilité. L'abstraction ne peut se rendre maîtresse de la réalité qu'en l'abolissant, mais l'abolir signifie justement la transformer en possibilité. Tout ce qui est dit de la réalité dans le langage de l'abstraction se rapporte en effet comme une possibilité à la réalité et non à une réalité qui se trouverait à l'intérieur de l'abstraction et de la possibilité.
La réalité, l'existence, est le moment dialectique dans une trilogie dont le commencement et la fin ne sont pas là pour un homme existant qui, en tant qu'existant, se trouve dans le moment dialectique. L'abstraction ferme la trilogie. Parfait. Mais comment le fait-elle ? L'abstraction est-elle donc quelque chose, ou bien plutôt n'est-elle pas un acte de celui qui abstrait ? Mais celui qui abstrait est bel et bien un être existant et donc, en tant qu'existant, il se trouve dans le moment dialectique qu'il ne peut réduire ou clore, et encore moins clore d'une façon absolue aussi longtemps qu'il existe.
Quand donc il le fait, il faut que cela se rapporte à l'existence, dans laquelle il est lui-même, comme une possibilité à la réalité. Il faut qu'il explique comment il se comporte en l'occurrence, c'est-à-dire comment il se comporte en tant qu'existant, ou s'il cesse d'exister, et si cela est permis à un homme existant. À l'instant même où nous commençons à questionner ainsi, nous sommes sur le plan de l'éthique et nous faisons valoir auprès de l'homme existant l'exigence de l'éthique qui ne peut consister à faire abstraction de l'existence, mais au contraire à devoir exister, ce qui est aussi le suprême intérêt de celui qui existe."
Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques, (1846), Paris, Gallimard, 1941, p. 220.