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La vérité est-elle relative ? |
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"Si les mêmes réalités donnent lieu à des représentations dissemblables selon la diversité des animaux[1], nous serons en mesure de dire quelle vision de l'objet est la nôtre, mais nous devons suspendre notre jugement sur ce qu'il est effectivement par nature. Nous ne sommes pas en effet en mesure d'établir une juste discrimination entre les représentations qui sont nôtres et celles qui sont propres aux autres animaux, car nous sommes nous-mêmes partie du procès et pour cette raison nous devrions recourir à meilleur juge que nous-mêmes. Et du reste, sans démonstration, nous ne sommes pas en mesure de préférer nos représentations à celles qui sont propres aux animaux dépourvus de raison. Mais pas d'avantage en recourant à la démonstration : car [...] de deux choses l'une : ou bien cette démonstration dont nous parlons apparaît avec évidence, ou bien elle n'apparaît pas. Si justement elle n'apparaît pas, nous ne lui accorderons aucun crédit ; mai si elle nous est représentée comme évidente, comme la question porte sur les représentations propres aux animaux, cette démonstration ne peut se prévaloir que de l'évidence qui nous est propre, à nous qui ne sommes que des animaux, et la question se posera alors de savoir si sa conformité à l'apparence représentée garantit sa vérité.[...] Ainsi donc nous n'aurons pas de démonstration nous permettant de trancher le débat en faveur de nos propres représentations face à celles qui sont propres aux animaux dits privés de raison. Si donc il est impossible de porter un jugement sur la différence des représentations qu'entraîne la diversité des animaux, il est nécessaire de suspendre le jugement à l'égard des objets extérieurs."
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Livre I, § 59-61, in Les Sceptiques grecs, trad. J.-P. Dumont, 1996, p. 55-56.
[1] L'argumentation de Sextus Empiricus ne porte pas dans ce texte sur la diversité des représentations selon les individus, mais sur la diversité des représentations selon les espèces animales.
"Il s'avère qu'en cette année de sinistre mémoire [1937], Andreï Ianouarévitch […] Vychinski [1] fit un exposé devenu célèbre dans les cercles spécialisés : dans l'esprit de la dialectique la plus souple (que nous ne permettons ni aux sujets de l'État, ni maintenant aux machines électroniques, car pour celles-ci un oui est un oui, un non est un non), il rappela qu'en ce qui concernait les hommes, il n'était jamais possible d'établir de vérité absolue, mais seulement relative. À partir de là, il fit un pas que, depuis deux mille ans, les juristes n'avaient jamais osé franchir : il déclara qu'en conséquence, la vérité établie par l'instruction et le tribunal ne pouvait être absolue, elle non plus, mais seulement relative. C'est pourquoi, en signant une condamnation à mort, jamais nous ne pouvons de toute façon être absolument sûrs de punir un coupable, mais seulement dans les limites d'une certaine approximation, en émettant certaines suppositions, en un certain sens. Concrètement, il s'ensuit que c'est une pure et simple perte de temps que la recherche de pièces à conviction absolues (elles sont toutes relatives) et de témoins irréfutables (ils peuvent se contredire). Quant à trouver des preuves relatives, approximatives de la culpabilité, cela, le commissaire instructeur peut fort bien y arriver sans pièces à conviction et sans témoins, sans sortir de son bureau, « en s'appuyant non seulement sur sa propre intelligence, mais aussi sur son flair de membre du parti, sur ses forces morales » (c'est-à-dire sur la supériorité de celui qui a bien dormi, bien mangé et qui n'a pas reçu de coups) « et sur son caractère » (c'est-à-dire sa volonté d'exercer sa cruauté) ! […]
C'est ainsi que de déduction en déduction, suivant un développement en spirale, notre science juridique d'avant-garde en est revenue à des conceptions pré-antiques et médiévales. À l'instar des exécuteurs des hautes œuvres du Moyen-Âge, nos commissaires instructeurs, nos procureurs et nos juges s'accordent à voir la preuve principale de la culpabilité dans l'aveu qu'en fait l'inculpé.[2]"
Alexandre Soljénitsyne, L'archipel du Goulag, 1973, tr. fr. Jacqueline Lafond, José Johannet, René Marichal, Serge Oswald et Nikita Struve, Seuil, 1974, Tome 1, p. 81-82
[1] Andreï Ianouarievitch Vychinski était un juriste et un diplomate soviétique, connu pour avoir été le procureur général des procès de Moscou organisés par Staline, entre 1936 et 1938, pour éliminer les vétérans bolcheviks de la Révolution d'Octobre (ceux qui avaient participé à la création de l'Union soviétique en compagnie de Lénine).
[2] Comparez avec le cinquième amendement de la constitution des Etats-Unis : « Il est interdit de déposer contre soi-même.» INTERDIT!... (Même chose dans le Bill of rights du XVIIe siècle.) Note de l'auteur.
"La plus subtile attaque contre la notion de vérité a été menée dans les Temps modernes. Elle a été l'oeuvre d'un groupe de philosophes habituellement réunis sous le nom d'école de Francfort. Ils ont vécu et travaillé dans cette ville d'Allemagne, autour d'un institut de sociologie, avant puis après la Seconde Guerre mondiale. Parmi les noms associés à ce mouvement figurent ceux de Marcuse, d'Adorno et d'Horkheimer. Et ils disent quelque chose de profondément dérangeant. On peut résumer leur propos ainsi. L'objectivité, les lois scientifiques, les fonctions de vérité, à vrai dire la logique elle-même ne sont ni neutres ni éternelles, mais expriment la vision du monde, le pouvoir économique, les idéaux politiques de la classe dominante et, en particulier, de la bourgeoisie occidentale. Les concepts de vérité abstraite, de fait objectif inéluctable sont eux-mêmes des armes de la lutte des classes. La vérité, dans cette explication, est en fait une variable complexe tributaire de buts sociaux et politiques. Les différentes classes ont des vérités différentes. Il n'est pas d'histoire objective, assurent-ils, mais juste une histoire de l'oppresseur. Il n'y a pas d'histoire des opprimés. La logique est une arme les mains de la bourgeoisie lettrée contre les formes d'expression et de sensibilité plus intuitives et sensorielles des masses moins cultivées. L'enchâssement des lois scientifiques - newtoniennes, darwiniennes ou malthusiennes – exprime un investissement délibéré dans le contrôle technique et intellectuel de la société."
George Steiner, Nostalgie de l'absolu, 1974, tr. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, 10/18, 2003, p. 80-81.
" […] la notion de vérité est intimement liée aux préjugés concernant les formes d'expression. La vérité toute nue n'existe pas et n'a jamais existé. Elle doit apparaître vêtue comme il se doit sans quoi on ne la reconnaît pas ; en somme la vérité est une sorte de préjugé culturel. Telle culture considérera certaines formes d'expression symboliques comme la manière la plus authentique de présenter la vérité, alors que dans d'autres cultures ces formes paraîtront déplacées ou insuffisantes.
Pour les Grecs de l'époque d'Aristote, et pendant les deux mille ans qui suivirent, la meilleure manière de découvrir et d'exprimer la vérité scientifique était de déduire la nature des choses d'un ensemble de prémisses qui semblaient évidentes en soi. […]
Nombreux sont les psychologues, sociologues, économistes et autres cabalistes de nos jours qui ne croient à la vérité que si elle s'appuie sur des chiffres. Pourriez-vous imaginer un économiste contemporain exprimant quelques vérités à propos des modes de vie en récitant un poème ? Ou en racontant ce qui lui est arrivé en se promenant tard dans la nuit dans East Saint-Louis ? Ou en parlant par proverbes et par paraboles, à commencer par l'histoire d'un homme riche, d'un chameau et du chas d'une aiguille ? Dans le premier cas, on considérerait ses propos comme déplacés, dans le second comme purement anecdotiques et dans le dernier comme puérils. Et pourtant ces trois formes de langage sont susceptibles d'exprimer des vérités à propos des relations économiques et de toutes autres formes de relations. Elles ont d'ailleurs été employées à cela par de nombreux peuples. Mais pour l'esprit moderne, habitué à d'autres modes de transmission de l'information, le meilleur moyen de découvrir et d'exprimer la vérité en matière économique est censé être les chiffres. C'est peut-être vrai, je n'en discuterai pas. Je veux seulement attirer l'attention sur le fait qu'il y a une certaine part d'arbitraire dans les modes d'expression de la vérité acceptés et reconnus par telle ou telle civilisation. Rappelons-nous que Galilée disait seulement que le langage de la nature est écrit sous forme mathématique. Il ne disait pas que tout l'est. Et même les vérités qui concernent la nature n'ont pas forcément besoin d'être exprimées sous une forme mathématique. Tout au long de la plus grande partie de l'histoire de l'humanité, le langage de la nature a été celui des mythes et des rites. Ces modes d'expression avaient pour avantage de ne pas menacer la nature et d'encourager la croyance que l'être humain en fait partie intégrante. Et on voit mal comment notre civilisation qui est prête à faire exploser la planète pourrait se vanter d'avoir trouvé la véritable manière pour parler de la nature.
En disant cela, je ne veux pas relativiser la connaissance. Certaines manières d'exprimer la vérité sont meilleures que d'autres et ont, par conséquent, une influence plus saine sur les civilisations qui les adoptent. En vérité, j'espère même vous persuader que le déclin d'une connaissance basée sur le livre et le développement simultané d'une connaissance basée sur la télévision a de graves conséquences sur la vie publique au point que nous devenons de plus en plus bêtes. C'est pourquoi il me faut encore insister sur l'idée que la valeur accordée à chaque mode d'expression de la vérité est fonction de l'influence des médias. « Voir, c'est croire » est un axiome épistémologique qui a toujours eu un statut prééminent. Mais « dire, c'est croire », « lire, c'est croire », « compter, c'est croire », « déduire, c'est croire » et « sentir, c'est croire » en sont d'autres dont l'importance a cru ou décru au cours des différentes civilisations avec l'évolution des moyens de transmission de l'information. Quand une civilisation passe de la tradition orale à l'écriture, à la typographie ou à la télévision, ses notions de la vérité se transforment en même temps. […] chaque épistémologie est l'épistémologie qui correspond à un stade du développement des médias. La vérité, comme le temps, est un produit d'une conversation que l'homme a avec lui-même à propos et à travers les techniques de communication qu'il a inventées."
Neil Postman, Se distraire à en mourir, 1985, tr. fr. Thérésa de Chérisey, Nova Éditions, 2010, p. 44-47.
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Date de création : 01/08/2011 @ 13:08
Dernière modification : 01/06/2014 @ 12:04
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