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Vérités scientifiques et vérités morales |
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"Quand je parle ici de la vérité, sans doute je veux parler d'abord de la vérité scientifique ; mais je veux parler aussi de la vérité morale, dont ce qu'on appelle la justice n'est qu'un des aspects. Il semble que j'abuse des mots, que je réunis ainsi sous un même nom deux objets qui n'ont rien de commun ; que la vérité scientifique lui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent.
Et pourtant je ne peux les séparer, et ceux qui aiment l'une ne peuvent pas ne pas aimer l'autre. Pour trouver l'une, comme pour trouver l'autre, il faut s'efforcer d'affranchir complètement son âme du préjugé et de là i1 faut atteindre à l'absolue sincérité. Ces deux vérités, une fois découvertes, nous procurent la même joie ; l'une et l'autre, dès qu'on l'a aperçue, brille du même éclat, de sorte qu'il faut la voir ou fermer les yeux. Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient ; elles ne sont jamais fixées ; quand on croit les avoir atteintes, on voit qu'il faut chercher encore, et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître le repos.
Il faut ajouter que ceux qui ont peur de l'une, auront peur aussi de l'autre ; car ce sont ceux qui, en toutes choses, se préoccupent avant tout des conséquences. En un mot, je rapproche les deux vérités, parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font aimer et parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font redouter.
Si nous ne devons pas avoir peur de la vérité morale, à plus forte raison il ne faut pas redouter la vérité scientifique. Et d'abord elle ne peut être en conflit avec la morale. La morale et la science ont leurs domaines propres qui se touchent mais ne se pénètrent pas. L'une nous montre à quel but nous devons viser, l'autre, le but étant donné, nous fait connaître les moyens de l'atteindre. Elles ne peuvent donc jamais se contrarier puisqu'elles ne peuvent se rencontrer. Il ne peut pas y avoir de science immorale, pas plus qu'il ne peut y avoir de morale scientifique."
Henri Poincaré, La valeur de la science, 1905, Champs Flammarion, 1970, p. 20.
"Il n'existe pas une vérité arithmétique, mais plutôt des vérités arithmétiques : par exemple « 2 et 2 font 4 », « la suite des nombres premiers est infinie » ou « il n'existe pas d'entiers p et q tels que p/q = √2 ». La vérité de chacune de ces propositions se démontre par l'évocation de raisons propres à chacune d'elles. Elle ne se déduit en aucune façon directement – à l'exception de la première – des axiomes de l'arithmétique. Ces axiomes représentent d'ailleurs une formalisation tardive et surplombante de vérités arithmétiques dont le nombre s'est accru progressivement dans le temps.
De même, il existe, non pas une vérité médicale ou biologique, mais des vérités médicales et biologiques plus ou moins bien liées entre elles par des réseaux de théories. Chacune de ces vérités est tenue pour telle parce qu'elle s'appuie sur des systèmes de raisons perçues comme solides. Ni la médecine ni la biologie ne sont, bien sûr, en mesure do répondre à toutes les questions qu'elles rencontrent. Mais elles peuvent donner à certaines questions – à une multitude de questions – une réponse objective, fondée sur des raisons si solides qu'il est difficile d'imaginer des raisons aussi solides aboutissant à une autre conclusion.
On conteste parfois que la notion même de vérité axiologique ait un sens. Certains veulent voir dans les certitudes axiologiques le produit d'émotions non vécues comme telles, ou encore le simple effet de l'intériorisation non consciente de normes. Dans les deux cas, la certitude est interprétée comme une manifestation de la « fausse conscience ». En fait, il n'est pas très difficile d'évoquer des exemples où la certitude axiologique, ainsi la certitude morale, est l'effet de raisons fortes et en ce sens apparaît comme de même nature que la certitude cognitive. On peut donc parler de vérités axiologiques comme on parle de vérités cognitives et définir les unes et les autres comme des conclusions tirées de raisons solides.
De même qu'il n'existe pas une vérité médicale ou biologique, mais des vérités médicales ou biologiques, de même, il existe, non pas une vérité axiologique, mais des vérités axiologiques, c'est-à-dire des jugements de valeur de type « X est bon », « Y est juste », « Z est injuste », objectivement valides au sens où elles se déduisent de systèmes de raisons solides. Bien que la comparaison avec la médecine ou avec la biologie soit ici plus pertinente que la comparaison avec l'arithmétique, arrêtons-nous un instant à ce dernier cas.
Pourquoi « il n'existe pas d'entiers p et q tels que p/q = √2 » est-elle une proposition objectivement valide ? Parce que cette proposition est correctement déduite de principes (par exemple « un nombre ne peut être à la fois pair et impair ». « Correctement », c'est-à-dire selon les règles de la déduction logique. C'est donc une vérité construite. Les principes sur lesquels elle repose ne pourraient être démontrés qu'à partir de principes qu'il faudrait démontrer à leur tour. Comme il est impossible de mener à bien cette tâche infinie, il faudrait s'arrêter à certains principes qu'on accepterait de ne pas démontrer ou retomber de façon circulaire sur des principes déjà rencontrés. Cette difficulté inhérente à la connaissance n'a jamais empêché d'atteindre à l'indiscutable. On pourrait imaginer une arithmétique fondée sur d'autres principes que ceux que nous connaissons. Mais il se trouve que ces derniers rendent bien compte du réel. Deux pommes et deux pommes font bien quatre pommes, et de façon générale 2 quelque chose et 2 quelque chose en font bien 4. Le consensus qui s'établit sur la proposition « il n'existe pas d'entiers p et q tels que p/q = √2 » est en d'autres termes le produit de raisons solides.
Les propositions axiologiques, c'est-à-dire les jugements de valeur, se distinguent des propositions de l'arithmétique sur un point : elles ne se déduisent pas d'un système fini d'axiomes (en dépit des prétentions de bien des théories axiologiques). Mais elles leur ressemblent sur un autre : leur validité est à la mesure de la solidité des raisons qui les fondent."
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance, 1995, Chapitre 8, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2009, p. 332-334.
Date de création : 31/08/2011 @ 16:16
Dernière modification : 24/11/2014 @ 14:05
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