"Des idées des choses et des idées des signes.
Quand on considère un objet en lui-même et dans son propre être, sans porter la vue de l'esprit à ce qu'il peut représenter, l'idée qu'on en a est une idée de chose, comme l'idée de la terre, du soleil ; mais quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l'idée qu'on en a est une idée de signe, et ce premier objet s'appelle signe. C'est ainsi qu'on regarde d'ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux idées : l'une de la chose qui représente, l'autre de la chose représentée, et sa nature consiste à exciter la seconde par la première.
On peut faire diverses divisions des signes; mais nous nous contenterons ici de trois qui sont de plus grande utilité.
Premièrement, il y a des signes certains qui s'appellent en grec techmêria ; comme la respiration l'est de la vie des animaux ; et il y en a qui ne sont que probables et qui sont appelés en grec sêmeia, comme la pâleur n'est qu'un signe probable de grossesse dans les femmes.
La plupart des jugements téméraires viennent de ce que l'on confond ces deux espèces de signes, et que l'on attribue un effet à une certaine cause, quoiqu'il puisse aussi naître d'autres causes, et qu'ainsi il ne soit qu'un signe probable de cette cause.
2° Il y a des signes joints aux choses, comme l'air du visage, qui est signe des mouvements de l'âme, est joint à ces mouvements qu'il signifie ; les symptômes, signes des maladies, sont joints à ces maladies ; et pour me servir d'exemples plus grands, comme l'arche, signe de l'Église, était jointe à Noé et à ses enfants, qui étaient la véritable Église de ce temps-là; ainsi nos temples matériels, signes des fidèles, sont souvent joints aux fidèles: ainsi la colombe, figure du Saint-Esprit, était jointe au Saint-Esprit ; ainsi le lavement du baptême, figure de la régénération spirituelle, est joint à cette régénération.
Il y a aussi des signes séparés des choses, comme les sacrifices de l'ancienne loi, signes de Jésus-Christ immolé, étaient séparés de ce qu'ils représentaient.
Cette division des signes donne lieu d'établir ces maximes :
1° Qu'on ne peut jamais conclure précisément, ni de la présence du signe à la présence de la chose signifiée, puisqu'il y a des signes de choses absentes, ni de la présence du signe à l'absence de la chose signifiée, puisqu'il y a des signes de choses présentes. C'est donc par la nature particulière du signe qu'il en faut juger.
2° Que, quoique une chose dans un état ne puisse être signe d'elle-même dans ce même état, puisque tout signe demande une distinction entre la chose représentante et celle qui est représentée, néanmoins il est très-possible qu'une chose dans un certain état se représente dans un autre état, comme il est très-possible qu'un homme dans sa chambre se représente prêchant ; et qu'ainsi la seule distinction d'état suffit entre la chose figurante et la chose figurée, c'est-à-dire qu'une même chose peut être dans un certain état chose figurante, et dans un autre chose figurée.
3° Qu'il est très-possible qu'une même chose cache et découvre une autre chose en même temps, et qu'ainsi ceux qui ont dit que rien ne paraît par ce qui le cache, ont avancé une maxime très-peu solide ; car la même chose pouvant être en même temps et chose et signe, peut cacher comme chose ce qu'elle découvre comme signe. Ainsi la cendre chaude cache le feu comme chose et le découvre comme signe. Ainsi les formes empruntées par les anges les couvraient comme chose et les découvraient comme signes. Ainsi les symboles eucharistiques cachent le corps de Jésus-Christ comme chose et le découvrent comme symbole.
4° L'on peut conclure que la nature du signe consistant à exciter dans les sens par l'idée de la chose figurante celle de la chose figurée, tant que cet effet subsiste, c'est-à-dire tant que cette double idée est excitée, le signe subsiste, quand même cette chose serait détruite en sa propre nature. Ainsi il n'importe que les couleurs de l'arc-en-ciel, que Dieu a prises pour signe qu'il ne détruirait plus le genre humain par un déluge, soient réelles et véritables, pourvu que nos sens aient toujours la même impression, et qu'ils se servent de cette impression pour concevoir la promesse de Dieu.
Et il n'importe de même que le pain de l'eucharistie subsiste en sa propre nature, pourvu qu'il excite toujours dans nos sens l'image d'un pain qui nous serve à concevoir de quelle sorte le corps de Jésus-Christ est la nourriture de nos âmes, et comment les fidèles sont unis entre eux.
La troisième division des signes est qu'il y en a de naturels qui ne dépendent pas de la fantaisie des hommes, comme une image qui paraît dans un miroir est un signe naturel de celui qu'elle représente, et qu'il y en a d'autres qui ne sont que d'institution et d'établissement, soit qu'ils aient quelque rapport éloigné avec la chose figurée, soit qu'ils n'en aient point du tout. Ainsi les mots sont signes d'institution des pensées et les caractères, des mots."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 1ère partie, Chapitre IV, Champs Flammarion, 1978, p. 80-82.
"En général le signe est ce qui tombe sous les sens, et qui présente à l'entendement la chose dont il est le signe, comme le son d'une cloche qui nous avertit lorsque nous l'entendons qu'il faut aller au Temple.
Le signe est ou naturel, ou institué. Le signe naturel est celui qui signifie quelque chose indépendamment de la volonté des hommes. La fumée, par exemple, est un signe naturel par rapport au feu, et l'aurore par rapport au lever prochain du soleil. Lorsque ce signe est semblable à la chose signifiée, on l'appelle formel. Tels sont les vestiges des pas par rapport à la plante des pieds. Un signe naturel signifie partout, et en tout temps.
Un signe d'institution est celui qu'il a plu aux hommes de choisir pour lui faire signifier une autre chose. Par exemple, un bouchon pendu à une porte est un signe institué qui marque qu'il y a du vin à vendre ; le son des cloches est un signe de la même nature par rapport aux exercices de dévotion. Cette sorte de signe peut différer selon les temps et selon les lieux.
Il y a dans l'homme quelques signes naturels de la pensée, mais il y en a beaucoup plus d'institution.
Le rire est un signe naturel de la joie, et les larmes un signe naturel de douleur.
À l'égard des signes institués, dont il a plu aux hommes de se servir pour se communiquer leurs pensées, outre les divers mouvements des yeux, des mains et de la tête, il y a encore les paroles prononcées de la bouche.
Ces derniers signes sont les seuls que la Logique considère, et même elle ne les considère point tous, puisqu'entre les paroles articulées, elle ne considère que le nom et le verbe dont les propositions sont composées. "
Pierre Bayle, Système de philosophie, contenant la logique et la métaphysique, 1680, La logique, chapitre V : Des signes.
"Il est difficile d'imaginer une société dont les membres ne communiquent pas entre eux par des signes. Les sociétés d'Insectes ont sans doute un langage, et ce langage doit être adapté, comme celui de l'homme, aux nécessités de la vie en commun. Il fait qu'une action commune devient possible. Mais ces nécessités de l'action commune ne sont pas du tout les mêmes pour une fourmilière et pour une société humaine. Dans les sociétés d'Insectes, il y a généralement polymorphisme, la division du travail est naturelle, et chaque individu est rivé par sa structure à la fonction qu'il accomplit. En tout cas, ces sociétés reposent sur l'instinct, et par conséquent sur certaines actions ou fabrications qui sont plus ou moins liées à la forme des organes. Si donc les Fourmis, par exemple, ont un langage, les signes qui composent ce langage doivent être en nombre bien déterminé, et chacun d'eux rester invariablement attaché, une fois l'espèce constituée, à un certain objet ou à une certaine opération. Le signe est adhérent à la chose signifiée. Au contraire, dans une société humaine, la fabrication et l'action sont de forme variable, et, de plus, chaque individu doit apprendre son rôle, n'y étant pas prédestiné par sa structure. Il faut donc un langage qui permette, à tout instant, de passer de ce qu'on sait à ce qu'on ignore. Il faut un langage dont les signes - qui ne peuvent pas être en nombre infini - soient extensibles à une infinité de choses. Cette tendance du signe à se transporter d'un objet à un autre est caractéristique du langage humain. On l'observe chez le petit enfant, du jour où il commence à parler. Tout de suite, et naturellement, il étend le sens des mots qu'il apprend, profitant du rapprochement le plus accidentel ou de la plus lointaine analogie pour détacher et transporter ailleurs le signe qu'on avait attaché devant lui à un objet. « N'importe quoi peut désigner n'importe quoi », tel est le principe latent du langage enfantin. On a eu tort de confondre cette tendance avec la faculté de généraliser. Les animaux eux-mêmes généralisent, et d'ailleurs un signe, fût-il instinctif, représente toujours, plus ou moins, un genre. Ce qui caractérise les signes du langage humain, ce n'est pas tant leur généralité que leur mobilité. Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile."
Henri Bergson, L'évolution créatrice, 1907, P.U.F., 1998, p. 158-159.
"Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe essentiel, est une nomenclature, c'est-à-dire une liste de termes correspondant à autant de choses. [...]
Cette conception est critiquable à bien des égards. Elle suppose des idées toutes faites préexistant aux mots [...] ; elle ne nous dit pas si le mot est de nature vocale ou psychique [...] ; enfin elle laisse supposer que le lien qui unit un nom à une chose est une opération toute simple, ce qui est loin d'être vrai. Cependant cette vue simpliste peut nous approcher de la vérité, en nous montrant que l'unité linguistique est une chose double, faite du rapprochement de deux termes. [...]
Le signe linguistique unit non une chose et un nom mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s'il nous arrive de l'appeler "matérielle", c'est seulement dans ce sens et par opposition à l'autre terme de l'association, le concept, généralement plus abstrait.
Le caractère psychique de nos images acoustiques apparaît bien quand nous observons notre propre langage. Sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler à nous-mêmes ou nous réciter mentalement une pièce de vers. C'est parce que les mots de la langue sont pour nous des images acoustiques qu'il faut éviter de parler des « phonèmes » dont ils sont composés. Ce terme, impliquant une idée d'action vocale, ne peut convenir qu'au mot parlé, à la réalisation de l'image intérieure dans le discours. En parlant des sons et des syllabes d'un mot, on évite ce malentendu, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de l'image acoustique. [...]
Ces deux éléments sont intimement liés et s'appellent l'un l'autre. [...]
Cette définition pose une importante question de terminologie. Nous appelons signe la combinaison du concept et de l'image acoustique mais dans l'usage courant ce terme de signe désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept « arbre », de telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle du total.
L'ambiguïté disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s'appellent les uns les autres, tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces derniers termes ont l'avantage de marquer l'opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font partie. Quant à signe, si nous nous en contentons, c'est que nous ne savons par quoi le remplacer, la langue usuelle n'en suggérant aucun autre."
Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, 1916, I, Chap. I, §. 1 (« Signe, signifié, signifiant »), éd. Payot, 1978, p. 97-100.
"Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe essentiel, est une nomenclature, c'est-à-dire une liste de termes correspondant à autant de choses. Par exemple :
Cette conception est critiquable à bien des égards. Elle suppose des idées toutes faites préexistant aux mots [...]; elle ne nous dit pas si le nom est de nature vocale ou psychique, car arbor peut être considéré sous l'un ou l'autre aspect ; enfin elle laisse supposer que le lien qui unit un nom à une chose est une opération toute simple, ce qui est bien loin d'être vrai. Cependant cette vue simpliste peut nous rapprocher de la vérité, en nous montrant que l'unité linguistique est une chose double, faite du rapprochement de deux termes. [...]
Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s'il nous arrive de l'appeler « matérielle », c'est seulement dans ce sens et par opposition à l'autre terme de l'association, le concept, généralement plus abstrait.
Le caractère psychique de nos images acoustiques apparaît bien quand nous observons notre propre langage. Sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler à nous-mêmes ou nous réciter mentalement une pièce de vers. [...]
Nous appelons signe la combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne généralement l’image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept « arbre », de telle que l'idée de la partie sensorielle implique celle du total.
L'ambiguïté disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s'appellent les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces derniers termes ont l'avantage de marquer l'opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font partie."
Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale (1906-1911), Éd. Payot, 1995, p. 97-99.
"Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. [...] Nous appelons signe la combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept « arbre » de telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle du total. [...]
Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces qui peut être représenté par la figure :
Ces deux éléments sont intimement unis et s'appellent l'un l'autre. Que nous cherchions le sens du mot latin arbor ou le mot par lequel le latin désigne le concept « arbre », il est clair que seuls les rapprochements consacrés par la langue nous apparaissent conformes à la réalité, et nous écartons n'importe quel autre qu'on pourrait imaginer.
Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces derniers termes ont l'avantage de marquer l'opposition qui les sépare soit entre eux soit du total dont ils font partie.
[…]
Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire.
Ainsi l'idée de « soeur » n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quel autre : à preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes : le signifié « boeuf » a pour signifiant b-ö-f d'un côté de la frontière, et o-k-s (Ochs) de l'autre [...].
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant [...] ; nous voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité."
Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, 1916, I, Chap. I, §. 1 (« Signe, signifié, signifiant »), éd. Payot, 1978, p. 98-101.
"Nous appelons signe la combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept "arbre", de telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle du total.
L'ambiguïté disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s'appellent les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant [...].
Le lien unifiant le signifiant et le signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire.
Ainsi l'idée de "soeur" n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quel autre : à preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes [...]
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir de l'individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité."
Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, 1916, I, Chap. I, §. 1 (« Signe, signifié, signifiant »), éd. Payot, 1978, p. 99-101.
"Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultat de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire.
Ainsi, l'idée de « sœur » n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant b-ö-f d'un côté de la frontière et o-k-s (Ochs) de l'autre.
[…] Tout moyen d'expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective ou, ce qui revient au même, sur la convention. Les signes de politesse, par exemple, doués souvent d’une certaine expressivité naturelle (qu'on pense au Chinois qui salue son empereur en se prosternant neuf fois jusqu'à terre), n'en sont pas moins fixés par une règle ; c'est cette règle qui oblige à les employer, non leur valeur intrinsèque. On peut donc dire que les signes entièrement arbitraires réalisent mieux que les autres l'idéal du procédé sémiologique ; c'est pourquoi la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d’expression, est aussi le plus caractéristique de tous ; en ce sens, la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu'un système particulier.
On s'est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus exactement ce que nous appelons le signifiant. Il y a des inconvénients à l’admettre, justement à cause de notre premier principe. Le symbole a pour caractère de n'être jamais tout à fait arbitraire ; il n'est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n'importe quoi, un char, par exemple.
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n’est pas au pouvoir de l’individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu’il est immotivé; c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité."
Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, 1916, I, Chap. I, §. 1 (« Signe, signifié, signifiant »), éd. Payot, 1978, p. 100-101.
"On peut montrer plus précisément où est la différence qui sépare l’homme de l’animal. Prenons d’abord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien souvent confondues quand on parle du « langage animal » : le signal et le symbole.
Un signal est un fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel : éclair annonçant l’orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant le danger. L’animal perçoit le signal et il est capable d’y réagir adéquatement. On peut le dresser à identifier des signaux variés, c’est-à-dire à relier deux sensations par la relation de signal. Les fameux réflexes conditionnés de Pavlov le montrent bien. L’homme aussi, en tant qu’animal, réagit à un signal. Mais il utilise en outre le symbole qui est institué par l’homme ; il faut apprendre le sens du symbole, il faut être capable de l’interpréter dans sa fonction signifiante et non plus seulement de le percevoir comme impression sensorielle, car le symbole n’a pas de relation naturelle avec ce qu’il symbolise. L’homme invente et comprend des symboles ; l’animal, non. Tout découle de là. La méconnaissance de cette distinction entraîne toutes sortes de confusions ou de faux problèmes. On dit souvent que l’animal dressé comprend la parole humaine. En réalité l’animal obéit à la parole parce qu’il a été dressé à la reconnaître comme signal ; mais il ne saura jamais l’interpréter comme symbole. Pour la même raison, l’animal exprime ses émotions, il ne peut les dénommer. On ne saurait trouver au langage un commencement ou une approximation dans les moyens d’expression employés chez les animaux. Entre la fonction sensori-motrice et la fonction représentative, il y a un seuil que l’humanité seule a franchi."
Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, 1963, t. I, Éd. Gallimard, 1966, p. 27.
"Le rôle du signe est de représenter, de prendre la place d'autre chose en l'évoquant à titre de substitut. Toute définition plus précise, qui distinguerait notamment plusieurs variétés de signes, suppose une réflexion sur le principe d'une science des signes, d'une sémiologie, et un effort pour l'élaborer. La moindre attention à notre comportement, aux conditions de la vie intellectuelle et sociale, de la vie de relation, des rapports de production et d'échange nous montre que nous utilisons concurremment et à chaque instant plusieurs systèmes de signes : d'abord les signes du langage, qui sont ceux dont l'acquisition commence le plus tôt avec le début de la vie consciente ; les signes de l'écriture ; les « signes de politesse », de reconnaissance, de ralliement, dans toutes leurs variétés et hiérarchies; les signes régulateurs des mouvements véhiculaires ; les « signes extérieurs » indiquant les conditions sociales ; les « signes monétaires », valeurs et indices de la vie économique ; les signes des cultes, rites, croyances; les signes de l'art dans leurs variétés (musique, images ; reproductions plastiques), bref et sans dépasser la constatation empirique, il est clair que notre vie entière est prise dans des réseaux de signes qui nous conditionnent au point qu'on n'en saurait supprimer un seul sans mettre en péril l'équilibre de la société et de l'individu. Ces signes semblent s'engendrer et se multiplier en vertu d'une nécessité interne, qui apparemment répond aussi à une nécessité de notre organisation mentale. Dans ces nombreuses et si diverses manières qu'ont les signes de se configurer, quel principe introduire qui ordonne les rapports et délimite les ensembles ?"
Émile Benveniste, "Sémiologie de la langue", in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Tel, 1974, T. II, p. 51.
"Quand on lit un livre, on ne fait pas attention aux caractères, mais à ce qu'ils représentent. Au contraire, si on porte l'attention sur les caractères eux-mêmes, alors on perd de vue ce qu'ils représentent. Il y a là quelque chose de paradoxal : d'un côté, pour accéder à la chose représentée, on doit recourir au signe, à la chose représentante, car nous connaissons la chose représentée par son intermédiaire; mais d'un autre côté, on doit faire abstraction du signe, de la chose représentante, pour accéder à ce qu'elle représente : on doit faire comme si le signe n'existait pas, on doit le traiter comme rien. Le signe doit être à la fois présent et absent pour représenter la chose signifiée. [...]
C'est le paradoxe de la présence-absence du signe. Il faut que le signe soit présent (pour représenter la chose signifiée); mais s'il est trop présent, il finit par cacher la chose qu'il est censé dévoiler. Pour accéder à la chose signifiée, on doit certes passer par le signe, mais on ne doit surtout pas s'y arrêter. Quand le doigt montre la lune, il ne faut pas, comme l'imbécile selon un proverbe connu, regarder le doigt."
François Recanati, La Transparence et l'énonciation, 1979, Seuil, p. 17.
"La communication par la langue suppose qu'un sens est produit et perçu. Le sens particulier d'un mot résulte de l'élimination de ceux qu'auraient eus à sa place tous autres mots admis à paraître dans le même contexte. Par conséquent, pour tout sens qui peut être indépendamment dégagé, il faut poser un signe, même si les sons qui lui correspondent sont, avec ceux qui appartiennent à d'autres signes, fondus en une indiscernable alchimie. De là résulte la définition de base du signe : c'est la plus petite association d'un sens, que la tradition, de saint Augustin à Saussure, a nommé son signifié, et d'une tranche de sonorité, appelée son signifiant. Ce dernier est le plus souvent manifeste, comme dans élégant, qui, résultant de l'analyse de la phrase ci-dessus en signes, est lui-même une tranche de sonorité décomposable en cinq phonèmes, ou sons distinguant entre eux les signes : /e/ + /l/ + /e/ + /g/ + /ã/ (voyelle nasale ici notée « ant » dans l'écriture). Mais le signifiant peut également, dans des cas plus complexes comme celui de la fusion illustrée tout à l'heure par est, n'être pas manifeste et résulter d'opérations qui le mettent à jour.
La propriété cardinale du signe est la même qui fait tout le mystère des langues en tant qu'organismes investissant la substance phonique par l'intention de signifier, ou faisant, de la matérialité des sons, surgir le sens : signifiant et signifié sont absolument indissociables et ne peuvent d'aucune manière être conçus séparément, Plus d'une aporie de la linguistique ancienne et moins ancienne naît de la méconnaissance de ce fait aussi élémentaire que les résumés des manuels d'écoliers. Pour être bref, on n'en citera ici qu'une retombée pratique parmi beaucoup d'autres. Les stratégies verbales d'évitement que, depuis la fin du XVIIIe siècle, on appelle tabous, d'un terme emprunté à une des langues de sociétés polynésiennes qui les pratiquent encore (le monde entier les a connues à des moments variables), n'ont pas pour cible l'objet tabouisé lui-même, mais bien le signifié, automatiquement convoqué par la seule profération du signifiant. En proscrivant les sons du mot tabou, on refoule du même coup son sens, et toutes les notions que son évocation réveille. Ainsi, pour un même signe, le signifiant, quelle que soit sa forme, et le signifié quel que soit son domaine, sont, par l'effet des structures de la langue qui les contient, deux faces constitutivement solidaires d'une même réalité :
« L'entité linguistique n'existe que par l'association du signifiant et du signifié [...] ; dès qu'on ne retient qu'un de ces éléments, elle s'évanouit [...] Une suite de sons n'est linguistique que si elle est le support d'une idée ; prise en elle-même, elle n'est plus que la matière d'une étude physiologique. Il en est de même du signifié, dès qu'on le sépare de son signifiant. Des concepts tels que "maison", "blanc", "voir", etc., considérés en eux-mêmes, appartiennent à la psychologie ; ils ne deviennent entités que par association avec des images acoustiques. »[1]
Ces lignes n'ont pas encore perdu, pour être (trop ?) classiques, l'efficacité d'un discours diaphane sur le signe, que ressasse la docilité des uns et que la rhétorique des autres prend pour prétexte à des joutes sans lendemain. Qu'il suffise de souligner qu'il n'y a pas d'adéquation entre le signifiant et le mot d'une part, le signifié et la chose d'autre part. C'est le signe comme unité à deux faces solidaires qui renvoie aux objets et aux notions, à ce que les linguistes appellent le monde. En soi, la langue est un non-lieu. Les énoncés qu'elle permet de produire parlent du monde. Ils ne sont pas le monde. Ils sont la manifestation d'une aptitude humaine à signifier."
Claude Hagège, L'Homme de paroles, 1985, Folio essais, 2002, p. 130-132.
[1] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1972, p. 144.
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