"1o Évitant de stériles définitions de mots, nous avons d’abord distingué, au sein du phénomène total que représente le langage, deux facteurs : la langue et la parole. La langue est pour nous le langage moins la parole. Elle est l’ensemble des habitudes linguistiques qui permettent à un sujet de comprendre et de se faire comprendre.
2o Mais cette définition laisse encore la langue en dehors de sa réalité sociale ; elle en fait une chose irréelle, puisqu’elle ne comprend qu’un des aspects de la réalité, l’aspect individuel ; il faut une masse parlante pour qu’il y ait une langue. À aucun moment, et contrairement à l’apparence, celle-ci n’existe en dehors du fait social, parce qu’elle est un phénomène sémiologique. Sa nature sociale est un de ses caractères internes ; sa définition complète nous place devant deux choses inséparables, comme le montre le schéma :
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Mais dans ces conditions, la langue est viable, non vivante ; nous n’avons tenu compte que de la réalité sociale, non du fait historique.
3o Comme le signe linguistique est arbitraire, il semble que la langue, ainsi définie, soit un système libre, organisable à volonté, dépendant uniquement d’un principe rationnel. Son caractère social, considéré en lui-même, ne s’oppose pas précisément à ce point de vue. Sans doute la psychologie collective n’opère pas sur une matière purement logique ; il faudrait tenir compte de tout ce qui fait fléchir la raison dans les relations pratiques d’individu à individu. Et pourtant, ce qui nous empêche de regarder la langue comme une simple convention, modifiable au gré des intéressés, ce n’est pas cela ; c’est l’action du temps qui se combine avec celle de la force sociale ; en dehors de la durée, la réalité linguistique n’est pas complète et aucune conclusion n’est possible.
Si l’on prenait la langue dans le temps, sans la masse parlante — supposons un individu isolé vivant pendant plusieurs siècles, — on ne constaterait peut-être aucune altération ; le temps n’agirait pas sur elle. Inversement si l’on considérait la masse parlante sans le temps, on ne verrait pas l’effet des forces sociales agissant leur la langue. Pour être dans la réalité il faut donc ajouter à notre premier schéma un signe qui indique la marche du temps :
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Dès lors la langue n’est pas libre, parce que le temps permettra aux forces sociales s’exerçant sur elle de développer leurs effets, et on arrive au principe de continuité, qui annule la liberté. Mais la continuité implique nécessairement l’altération, le déplacement plus ou moins considérable des rapports."
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, 1916, Payot, 1969, p. 112-113.
"Aussi bien quand vous vous applaudissez d'avoir rencontré quelqu'un qui parle le même langage que vous, ne voulez-vous pas dire que vous vous rencontrez avec lui dans le discours de tous, mais que vous lui êtes uni par une parole particulière.
On voit donc l'antinomie immanente aux relations de la parole et du langage. À mesure que le langage devient plus fonctionnel, il est rendu impropre à la parole, et à nous devenir trop particulier il perd sa fonction de langage.
On sait l'usage qui est fait dans les traditions primitives, des noms secrets où le sujet identifie sa personne ou ses dieux jusqu'à ce point que les révéler, c'est se perdre ou les trahir, et les confidences de nos sujets, sinon nos propres souvenirs, nous apprennent qu'il n'est pas rare que l'enfant retrouve spontanément la vertu de cet usage.
Finalement c'est à l'intersubjectivité du « nous » qu'il assume, que se mesure en un langage sa valeur de parole.
Par une antinomie inverse, on observe que plus l'office du langage se neutralise en se rapprochant de l'information, plus on lui impute de redondances. Cette notion de redondances a pris son départ de recherches d'autant plus précises qu'elles étaient plus intéressées, ayant reçu leur impulsion d'un problème d'économie portant sur les communications à longue distance et, notamment sur la possibilité de faire voyager plusieurs conversations sur un seul fil téléphonique ; on peut y constater qu'une part importante du médium phonétique est superflue pour que soit réalisée la communication effectivement cherchée.
Ceci est pour nous hautement instructif, car ce qui est redondance pour l'information, c'est précisément ce qui, dans la parole, fait office de résonance.
Car la fonction du langage n'y est pas d'informer, mais d'évoquer.
Ce que je cherche dans la parole, c'est la réponse de l'autre. Ce qui me constitue comme Sujet, c'est ma question. Pour me faire reconnaître de l'autre, je ne profère ce qui fut qu'en vue de ce qui sera. Pour le trouver, je l'appelle d'un nom qu'il doit assumer ou refuser pour me répondre."
Jacques Lacan, Écrits, Champ freudien, Le Seuil, 1995, p. 298.
"Le mot parole est […] utilisé aujourd'hui dans trois sens différents. Le premier, et le plus courant dans nos sociétés audiocentrées, est le sens de « parole orale », d'expression verbale, comme dans le proverbe Les paroles s'envolent, les écrits restent. Le deuxième sens est plus large, plus général.
Parole sert à désigner tout énoncé porteur de signification. « La parole est le propre de l'homme » dira celui qui veut distinguer l'animal de l'homme, seul être vivant connu à mettre en oeuvre un langage signifiant, que ce soit à l'oral, à l'écrit ou avec un langage « signé », celui des personnes sourdes.
Dans ces deux sens, le mot parole est une catégorie descriptive qui désigne une réalité humaine et sociale : les hommes, comme individus vivant en société, parlent, ils sont doués d'une parole. Cette catégorie est très utile pour désigner tous les phénomènes de « prise de parole », objet qu'étudient volontiers les sciences humaines, compte tenu de son importance comme phénomène social.
Cette catégorie sert à décrire tous les usages que nous avons de la langue et des moyens de communication, usages qui peuvent être à des fins de domination, d'exercice du pouvoir, de violence, de manipulation ou encore de négociation, de coopération, de partage. La parole se diffracte ainsi dans trois grandes formes, qui servent à exprimer, à convaincre, à informer, mais qui permettent aussi de mentir, de manipuler ou de désinformer.
Un troisième usage du mot parole se dégage progressivement des deux premiers. Il s'en distingue par le fait qu'il est une valorisation de certains aspects de la parole. Ce nouveau sens sert à désigner une parole pacifiée et pacifique, plus douce, plus authentique, qui s'appuie sur le respect de l'autre, qui implique une certaine symétrie dans la relation et qui suppose également une certaine pudeur. Une parole en quelque sorte plus juste, qui serait la parole d'un homme plus humain.
C'est dans ce sens que l'utilisent ceux que nous avons appelés les « militants de la parole »."
Philippe Breton, Éloge de la parole, 2003, La Découverte / Poche, 2007, p. 46-47.