"Qu'il appartienne à l'ordre du quotidien, ou à la sphère du laborieux, voire de l'industriel, ou au registre de l'ustensilité, l'objet technique est là pour rendre des services, et pour se faire oublier. Ce n'est que lorsqu'il fait défaut qu'on songe à lui. Cependant, nous venons de terminer l'examen de ses caractéristiques : utilité, robustesse, durée, fiabilité, économie, rendement. On pourrait en donner d'autres encore : adaptation, confort, commodité, sécurité, innocuité. Il faut entendre l'artisan parler de ses outils, le bon ouvrier de l'outil défectueux ou de la matière de mauvaise qualité. [...] La technique est utilitariste. Les moyens sont des ponts pour atteindre les fins. Les méthodes sont des voies pour aller au but.
La conception d'un procédé technique est une pensée intéressée, un calcul des avantages et inconvénients, en forme de bilan. Au savoir qui cherche les causes pour comprendre, répond le savoir-faire, qui obtient, produit et reproduit les effets désirés, qui seuls importent à la poursuite de l'action. La technique se développe au niveau et au service de la pratique, dans une perspective qui est celle d'un pragmatisme délibéré, avoué, intransigeant et, au besoin, brutal.
Cette valeur d'utilité se distribue ou se monnaie en une pluralité de valeurs qui font système avec elle. On reconnaît l'utile, ou la technique à conserver (fût-ce pour la dépasser en l'améliorant) à ceci queue réussit plus souvent ou plus intégralement que les techniques concurrentes. [...] La technique « marche à la réussite ». Elle institue un devenir irréversible où les solutions, les réussites, les succès sont retenus prisonniers. Un devenir qui ressemble en cela à l'histoire de la vie… Un devenir jamais seulement répétitif, où la maîtrise de la répétition a l'effet immédiat et inattendu d'ouvrir la porte à l'innovation."
Jean-Pierre Séris, La Technique, 1994, PUF, 2000, p. 32-33.