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Hors des sentiers battus
Les différents niveaux de conscience
 "[Il existe un trouble neurologique] appelé « anosognosie », et c'est l'un des plus étranges que l'on puisse rencontrer en neuropsychologie. Ce terme – forgé à partir des mots grecs nosos, maladie, et gnosis, « connaissance » – désigne l'incapacité du patient à se percevoir comme malade. Imaginez une personne qui a été victime d'une attaque cérébrale, et qui est entièrement paralysée du côté gauche du corps : elle est, de ce côté du corps, incapable de bouger la main et le bras, la jambe et le pied, la moitié de son visage est condamnée à l'immobilité, et elle est incapable de se tenir debout et de marcher. Et maintenant, imaginez que cette même personne oublie complètement son état, déclarant qu'elle ne souffre d'aucun problème et répondant à la question : « Comment vous sentez-vous ? » par un sincère « Très bien. » […]
 L'anosognosie se rencontre de façon systématique en association avec une lésion particulière du cerveau, et de cette région seule, chez des patients qui peuvent sembler, pour des observateurs non avertis des mystères de la neurologie, mieux lotis que les patients souffrant à la fois de paralysie de la moitié du corps et de trouble du langage. La « dénégation » de la maladie résulte donc de la perte d'une fonction cognitive spécifique, par suite de la lésion d'un système cérébral particulier, provoquée par une hémorragie cérébrale ou par d'autres maladies neurologiques.
 Les patients atteints d'anosognosie ont besoin d'être mis de façon flagrante en face de leur handicap pour qu'ils se rendent compte que quelque chose ne va pas chez eux. Lorsque je questionnais ma patiente, D. J., au sujet de sa paralysie du côté gauche, qui était complète, elle commençait toujours par me dire que ses mouvements étaient entièrement normaux, qu'ils avaient peut-être été handicapés, à un certain moment, mais qu'ils ne l'étaient plus, à présent. Lorsque je lui demandais de bouger son bras gauche, elle cherchait autour d'elle, puis, après avoir regardé son bras inerte, me demandait si je voulais réellement qu'« il bouge tout seul ». Comme je répondais « Oui, s'il vous plaît », elle prenait alors visuellement bonne note de l'immobilité totale du bras et me disait qu'il ne semblait pas beaucoup bouger tout seul ». Pour se montrer coopérative, elle proposait alors de le bouger avec sa main valide: « Je peux le bouger avec ma main droite. »
 Ces patients ne perçoivent donc pas le handicap qui les affecte. Le système sensoriel qui permettrait normalement cette perception, de façon automatique, rapide et interne, est donc, chez eux, dans l'impossibilité de fonctionner. Ce déficit est constant dans les cas sévères d'anosognosie, bien que dans les cas moins graves il puisse être masqué. Par exemple, un patient donné peut se souvenir avoir vu son bras inerte et, par déduction, admettre que quelque chose ne va pas dans cette partie de son corps. Ou bien tel autre patient peut se rappeler les innombrables déclarations, faites par ses proches ou les membres de l'équipe soignante, selon lesquelles il y a paralysie, il y a maladie, et que non, tout n'est pas normal. Se référant à cette information obtenue de source externe, l'un de nos plus intelligents patients atteint d'anosognosie, dit constamment : « J'ai eu autrefois ce problème », ou bien « J'ai été autrefois affecté du syndrome de la dénégation. » Bien entendu, il continue d'en être affecté. Cette incapacité à prendre conscience, dans l'immédiat, de l'état actuel du corps est absolument étonnante. (Malheureusement, on ne fait pas toujours cette subtile distinction entre la perception directe et la conscience indirecte que les patients peuvent avoir de leur état, quand on discute de l'anosognosie)."
 
Antonio R. Damasio, L'erreur de Descartes, 1994, tr. fr. Marcel Blanc, Poches Odile Jacob, 2000, p. 95-98.

Date de création : 12/10/2011 @ 19:33
Dernière modification : 12/10/2011 @ 19:33
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