" […] il y a une cohésion sociale dont la cause est dans une certaine conformité de toutes les consciences particulières à un type commun qui n'est autre que le type psychique de la société. Dans ces conditions, en effet, non seulement tous les membres du groupe sont individuellement attirés les uns vers les autres parce qu'ils se ressemblent, mais ils sont attachés aussi à ce qui est la condition d'existence de ce type collectif, c'est-à-dire à la société qu'ils forment par leur réunion. Non seulement les citoyens s'aiment et se recherchent entre eux de préférence aux étrangers, mais ils aiment leur patrie. Ils la veulent comme ils se veulent eux-mêmes, tiennent à ce qu'elle dure et prospère, parce que, sans elle, il y a toute une partie de leur vie psychique dont le fonctionnement serait entravé. Inversement, la société tient à ce qu'ils présentent tous ces ressemblances fondamentales, parce que c'est une condition de sa cohésion. Il y a en nous deux consciences : l'une ne contient que des états qui sont personnels à chacun de nous et qui nous caractérisent, tandis que les états que comprend l'autre sont communs à toute la société. La première ne représente que notre personnalité individuelle et la constitue ; la seconde représente le type collectif et, par conséquent, la société sans laquelle il n'existerait pas. Quand c'est un des éléments de cette dernière qui détermine notre conduite, ce n'est pas en vue de notre intérêt personnel que nous agissons, mais nous poursuivons des fins collectives. Or, quoique distinctes, ces deux consciences sont liées l'une à l'autre, puisqu'en somme elles n'en font qu'une, n'ayant pour elles deux qu'un seul et même substrat organique. Elles sont donc solidaires. De là résulte une solidarité sui generis[1]qui, née des ressemblances, rattache directement l'individu à la société. […] Cette solidarité ne consiste pas seulement dans un attachement général et indéterminé de l'individu au groupe, mais rend aussi harmonique le détail des mouvements. En effet, comme ces mobiles collectifs se retrouvent partout les mêmes, ils produisent partout les mêmes effets. Par conséquent, chaque fois qu'ils entrent en jeu, les volontés se meuvent spontanément et avec ensemble dans le même sens."
Durkheim, De la division du travail social, 1893, PUF, Quadrige, 1998, p. 74.
"Toute connaissance de la réalité doit [...] être comprise comme soumise à la condition restrictive de la situation, grâce à laquelle la première personne, l'affirmation personnelle, prend le pas sur l'impersonnalité objective. La présence au monde de la personne ne correspond nullement à celle d'un pur sujet intellectuel qui se contenterait d'enregistrer aussi impartialement que possible le panorama environnant. L'homme, comme déjà l'animal ou l'enfant en bas âge, ne bénéficie pas d'une liberté d'indifférence, qui le rendrait également sensible ou insensible à tous les aspects du monde, à tous les objets, à toutes les excitations du milieu. En réalité, le vivant aborde son entourage avec des partis pris qui orientent ses démarches, et inspirent sa manière de déchiffrer le paysage en chaque phase de son existence. Il obéit à celles de ses tendances… Et le même paysage changera de sens pour l'animal ou pour l'enfant, selon qu'il a faim, qu'il a soif, qu'il est fatigué ou qu'il dispose d'une énergie surabondante à dépenser.
La conscience n'éclaire donc jamais d'une manière égale la totalité du champ matériel de l'action. Elle obéit elle-même à la régularisation générale du comportement. Elle aide à l'insertion dans le monde et à la satisfaction des exigences individuelles. Le sens de noire présence au monde et donc notre prise de conscience de la situation dans laquelle nous nous trouvons engagés dépendent ainsi de nos intentions maîtresses, c'est-à-dire des valeurs que nous affirmons à cet instant et dans cette situation [...]. L'objectivité, la réceptivité toute passive qui enregistrerait le panorama « tel qu'il est », si du moins cette expression a un sens, correspondrait elle-même à une préoccupation d'un autre ordre, et, par exemple, à l'affirmation des valeurs intellectuelles. […]
Ainsi la conscience, dont nous croyons d'ordinaire qu'elle nous livre une réalité indépendante de nous, imprime, bien au contraire, à ce monde qu'elle révèle, la marque de notre être [...]. La conscience immédiate n'est pas contemplative, mais active, engagée [...]. Elle choisit les éléments de la situation qui correspondent à nos visées du moment et anticipent à travers eux la situation à venir qui satisfera nos réclamations urgentes. C'est pourquoi la conscience immédiate demeure fractionnaire, localisée, parcellaire."
Georges Gusdorf, Traité de l'existence morale, Armand Colin, 1949, p. 108-109.
[1] Disposant d'un genre propre, d'une identité propre.
"Lorsque vous et moi regardons un objet extérieur, nous formons des images comparables dans nos cerveaux respectifs, et nous pouvons décrire les objets d'une façon très semblable. Cela ne veut cependant pas dire que l'image que nous voyons est une réplique de l'objet. L'image que nous voyons est fondée sur des modifications qui surviennent dans notre organisme, dans le corps et le cerveau, tandis que la structure physique de cet objet interagit avec notre corps. L'ensemble des détecteurs sensoriels sont situés dans tout notre corps et nous aident à construire des structures neurales qui sont la carte de l'interaction globale de l'organisme avec l'objet dans ses multiples dimensions. [...]
Les images que nous avons dans notre esprit sont donc le résultat des interactions qui ont lieu entre nous et les objets qui engagent notre organisme, en tant qu'elles sont encartées dans des structures neurales construites selon la configuration de l'organisme. Il convient de remarquer que cela ne remet pas en cause la réalité des objets. Ils sont bel et bien réels. Cela ne contredit pas non plus la réalité des interactions entre l'objet et l'organisme. Bien sûr, les images sont réelles aussi. Et pourtant, ce sont des constructions suscitées par un objet, plutôt que des reflets spéculaires de l'objet."
Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions, 2003, tr. fr. J.-L. Fidel, Odile Jacob, 2005, pp. 207-208.
Date de création : 11/11/2011 @ 17:18
Dernière modification : 12/11/2011 @ 10:33
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