"Je lui demandai en quoi consistait l'autorité du roi, et il me répondit : « Il peut tout sur le peuple; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu'il sera le père de ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à la félicité de tant d'hommes; et non pas que tant d'hommes servent, par leur misère et par leur servitude lâche, à flatter l'orgueil et la mollesse d’un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus les autres, excepté ce qui est nécessaire ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur, qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire que le reste des hommes. Il doit être au dehors le défenseur de la patrie, en commandant les armées ; et au dedans, le juge des peuples, pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n'est point pour lui-même que les dieux l'ont fait roi : il ne l'est que pour être l'homme des peuples : c'est aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection : et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie lui-même pour se sacrifier au bien public. Minos n'a voulu que ses enfants régnassent après lui qu'à condition qu'ils régneraient suivant ces maximes : il aimait encore plus son peuple que sa famille. C'est par une telle sagesse qu’il a rendu la Crète si puissante et si heureuse; c'est par cette modération qu'il a effacé la gloire de tous les conquérants qui veulent faire servir les peuples à leur grandeur, c'est-à-dire à leur vanité; enfin, c'est par sa justice qu’il a mérité d'être aux enfers le souverain juge des morts. »"
François Fénelon, Les aventures de Télémaque, 1699, Livre V.
"Quand des personnes se soumettent à l'autorité d'autres personnes, c'est pour se procurer une certaine garantie contre la malfaisance et l'injustice des hommes, qui sont perpétuellement poussés à violer toutes les lois de la société par leurs passions indisciplinées et leur intérêt Immédiat et présent. Mais comme cette imperfection est inhérente à la nature humaine, nous savons qu'elle doit suivre les hommes dans tous leurs états[1] et toutes leurs conditions, et que ceux que nous choisissons comme dirigeants ne deviennent pas aussitôt d'une nature supérieure à celle du reste de l'humanité, sous prétexte que leur pouvoir et leur autorité la sont. Ce que nous attendons d'eux ne dépend pas d'un changement de leur nature, mais d'un changement de leur situation, lorsqu'ils acquièrent un intérêt plus immédiat au maintien de l'ordre et à l'exécution de la justice. Mais, outre que cet intérêt est plus immédiat seulement pour l'exécution de la justice par leurs sujets, et non dans les différends entre eux-mêmes et leurs sujets, outre cela, dis-je, nous pouvons souvent attendre, à cause des irrégularités de la nature humaine, qu'ils négligent même cet intérêt immédiat et que leurs passions les mènent dans tous les excès de la cruauté et de l'ambition. Notre connaissance générale de la nature humaine, notre observation du passé de l'humanité, notre expérience des temps présents, tout cela doit nous conduire à accueillir les exceptions et nous faire conclure qu'il nous est permis de résister aux effets plus violents du pouvoir suprême sans qu'il y ait là un crime ou une injustice."
Hume, Traité de la nature humaine, 1740, III, 2, 9, tr. fr. Philippe Saltel, GF, p. 165-166.
[1] Etats : fonctions sociales ou métiers.
"On a certainement fait tout ce qui pouvait être fait en faveur d'un pouvoir quelconque lorsqu'on a fait en sorte qu'il soit le plus fort. Il faut ensuite employer ses soins à l'empêcher d'absorber tous les autres. Lorsque toutes les forces de la société agissent dans la même direction, les revendications justement associées à l'individualité sont mises mortellement en danger. Le pouvoir de la majorité est salutaire tant qu'on en use de façon défensive et non offensive, lorsque son exercice se tempère du respect qui est dû à la personnalité de chacun et de la déférence que méritent des formes supérieures d'intelligence et de culture."
John Stuart Mill, Essai sur Bentham, 1838, tr. fr. Patrick Thierry, PUF, 1998, p. 230-231.
"L'homme libre ne se demande ni ce que son pays peut faire pour lui ni ce que lui-même peut faire pour son pays. La question qu'il se pose est plutôt la suivante : « Pour nous décharger quelque peu de nos responsabilités individuelles, pour atteindre nos divers buts, pour réaliser nos différents desseins, et, surtout, pour préserver notre liberté, comment pouvons-nous, mes compatriotes et moi, utiliser le gouvernement ? » Et aussi : « Comment empêcher le gouvernement, notre créature, de devenir un monstre qui détruira cette liberté même pour la protection de laquelle nous l'avons établi ? »
Car la liberté est une plante rare et délicate ; la réflexion nous apprend — et l'histoire le confirme — que la concentration du pouvoir est pour elle une grave menace. Le gouvernement est certes nécessaire à la préservation de la liberté ; c'est l'instrument qui nous permet d'en jouir. Mais c'est en même temps la mettre en danger que de concentrer le pouvoir entre les mains des politiques : quelle que soit au début la bonne volonté de ceux qui le détiennent, et même si son exercice ne les corrompt pas, le pouvoir attire puis forme des hommes d'une trempe particulière."
Milton Friedman, Capitalisme et liberté, 1962, Introduction, tr. fr. A. M. Charno, LEDUC.S Éditions, 2010, p. 40.
"Comment bénéficier des avantages qu'offre le gouvernement sans mettre pour autant la liberté en péril ? La réponse nous est donnée par deux grands principes contenus dans la Constitution des États-Unis. Peu importe que, dans la pratique, on les ait violés à maintes reprises, tout en ne cessant pas de les invoquer en théorie.
Le premier veut que la compétence du gouvernement soit limitée. Sa fonction essentielle est de protéger notre liberté contre ses ennemis extérieurs et contre nos concitoyens eux-mêmes : il fait régner la loi et l'ordre, il fait respecter les contrats privés, et il favorise la concurrence. Outre cette fonction majeure, il arrive que le gouvernement nous permette d'accomplir ensemble ce qu'il nous serait plus difficile ou plus coûteux de réaliser séparément. Pourtant, s'il n'est ni possible ni désirable d'éviter de l'utiliser ainsi, tout usage de ce genre n'en est pas moins lourd de dangers, et il faut, avant de nous y résoudre, nous convaincre que ses avantages l'emportent nettement et largement sur ses inconvénients. Que l'activité considérée soit ou non économique, c'est d'abord en faisant fond sur la coopération volontaire et l'entreprise privée que nous pourrons avec certitude mettre un frein aux empiétements du secteur public, et garantir efficacement la liberté de parole, de religion et de pensée.
Le second grand principe, c'est que le pouvoir doit être dispersé. Si, en effet, il faut l'exercer, mieux vaut que ce soit dan le cadre du comté que dans celui de l'État, et mieux, dans le cadre de l'État [fédéré], qu'à Washington. Je n'aime pas ce qui se fait dans ma localité, que ce soit en matière d'égouts ou d'enseignement, je peux aller m'établir dans une autre communauté ; et quelque rares que soient ceux qui en viennent à pareille extrémité, cette seule possibilité joue un rôle de frein. De même, si c que fait l'État où j'habite ne me convient pas, il m'est loisible de le quitter pour un autre. Mais si je refuse ce que m'impose Washington, il me reste peu de choix dans ce monde de nations jalouses.
Bien sûr, ce qui dan la centralisation fascine nombre de ses zélateurs, c'est précisément qu'il est difficile d'échapper aux décrets du gouvernement fédéral. Elle leur permettra pensent-ils, de donner force de loi à des programme qui sont à leur avis dans l'intérêt du public – qu'il s'agisse de transférer les ressources des riches aux pauvres ou de les détourner des objectifs privés vers les objectifs publics . En un sens, ils ont raison. Mais l'arme est à double tranchant : le pouvoir de faire le bien est aussi celui de faire le mal ; ceux qui aujourd'hui détiennent le pouvoir peuvent ne plus le détenir demain ; et, chose plus importante, ce qu'un homme considère comme un bien, un autre y peut voir un mal. Ce qu'il y a de tragique dans le mouvement centralisateur, comme plus généralement, dans la tendance à étendre le champ d'action du gouvernement, c'est qu'on trouve à sa tête des gens de bonne volonté qui seront les premiers à en regretter les conséquences.
La limitation et la décentralisation du pouvoir trouvent leur légitimité dans la préservation de la liberté. Les grand progrès de la civilisation – que ce soit en architecture ou en peinture, en sciences ou en littérature, dans l'industrie ou dans l'agriculture – n'ont jamais été le fait du centralisme. Ce ne fut pas pour obéir au vote d'une majorité parlementaire – bien qu'il fût en partie financé par un monarque absolu - que Christophe Colomb s'embarqua à la recherche d'une nouvelle route vers la Chine. Newton et Leibniz ; Einstein et Bohr ; Shakespeare, Milton et Pasternak ; Whitney, McCormick, Edison et Ford ; Jane Addams, Florence Nightingale et Albert Schweitzer – s'ils ont fait reculer les frontières des possibilités humaines, ce ne fut pas pour s'être conformés à des directives gouvernementales. À la source de leurs exploits, il y a le génie individuel, de vigoureuses convictions minoritaires, et un climat social favorable à la variété et à la diversité.
Cette variété et cette diversité de l'action individuelle un gouvernement ne pourra jamais les reproduire. Certes, le pouvoir central peut, à tel moment donné, élever le niveau de vie de nombreux individus en imposant des normes uniformes de logement, d'alimentation ou d'habillement ; et il lui est sans doute possible, en imposant de normes uniformes pour l'enseignement, la voirie ou l'hygiène, d'améliorer les conditions qui règnent ici et là, voire la situation générale moyenne. Mais, ce faisant, il remplace le progrès par la stagnation, il substitue à la variété une médiocre uniformité – et la variété est essentielle dans ce processus expérimental qui donnera aux humbles de demain une vie supérieure à celle que connaissent aujourd'hui la plupart des hommes."
Milton Friedman, Capitalisme et liberté, 1962, Introduction, tr. fr. A. M. Charno, LEDUC.S Éditions, 2010, p. 40-43.
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