"Signalons un vice grave de raisonnement. [...] Évite cette erreur et garde-toi bien d'y tomber. La clairvoyance des yeux n'a pas été créée, comme tu pourrais croire, pour nous permettre de voir au loin ; ce n'est pas davantage pour nous permettre de marcher à grands pas que l'extrémité des jambes et des cuisses s'appuie et s'articule sur les pieds ; non plus que les bras que nous avons attachés à de solides épaules, les mains qui nous servent des deux côtés, ne nous ont été données pour subvenir à nos besoins.
Interpréter les faits de cette façon, c'est faire un raisonnement qui renverse le rapport des choses, c'est mettre partout la cause après l'effet. Aucun organe de notre corps, en effet, n'a été créé pour notre usage mais c'est l'organe qui crée l'usage. Ni la vision n'existait avant la naissance des yeux, ni la parole avant la création de la langue : c'est bien plutôt la naissance de la langue qui a précédé de loin celle de la parole; les oreilles existaient bien avant l'audition du premier son ; bref, tous les organes à mon avis sont antérieurs à l'usage qu'on en a pu faire. Ils n'ont donc pu être créés en vue de nos besoins."
Lucrèce, De la nature, Livre IV, v. 823-842.
"Voici le sens de [la] proposition [d'Hippocrate] : Toutes les parties du corps sont en sympathie, c'est-à-dire que toutes coopèrent à l'accomplissement d'une opération. Ainsi les grandes parties de tout l'animal, comme les mains, les pieds, les yeux, la langue, ont été ordonnées en vue des fonctions générales de l'animal, et toutes concourent à ces fonctions ; les parties les plus petites qui entrent dans la composition des parties susdites, coopèrent à l'accomplissement de l'acte de tout l'organe ; par exemple, l'oeil, organe de la vue, est composé de plusieurs parties qui, toutes, s'accordent pour accomplir un seul office, la vision : les unes, à l'aide desquelles nous voyons, les autres sans lesquelles il est impossible de voir, celles-ci qui nous font mieux voir, celles-là qui servent à protéger toutes les autres. Il en est de même pour toutes les autres parties, le ventre, la bouche, la langue, les pieds, enfin les mains dont je vais m'occuper maintenant, et dont personne n'ignore les fonctions, car il est évident qu'elles ont été créées pour être un organe de préhension ; mais que la forme et la grandeur de toutes les parties entrent dans leur composition, sont telles qu'elles concourent à l'accomplissement d'une action unique de tout l'organe, c'est ce que tout le monde ne sait pas ; cependant Hippocrate l'entendait ainsi, et c'est maintenant la démonstration de ce fait que nous nous proposons. En effet, cette règle qui nous fournit la méthode pour la recherche de l'utilité des parties, nous donne en même temps le moyen de réfuter ceux qui professent des opinions contraires à la vérité".
Galien (129-200), De l'utilité des parties du corps humain, in Oeuvres anatomiques, physiologiques et médicales, tr. de Ch. Daremberg, Baillière, Paris 1854 I, p. 124-125.
"Si quelqu'un, dans un pays qui lui semble inhabité, remarquait tracée sur le sable une figure géométrique, une sorte d'hexagone régulier, sa réflexion, tandis qu'elle en poursuit le concept, saisirait, il est vrai obscurément, l'unité du principe qui l'a produit, grâce à la raison ; et, conformément à celle-ci, il ne considérerait pas le sable, la mer avoisinante, les vents, les pas même des animaux qu'il connaît, ou toute autre cause dépourvue de raison, comme le fondement de la possibilité d'une telle figure ; en effet, le hasard d'un accord de celle-ci avec un concept, possible en raison seulement, lui paraîtrait si infiniment grand qu'autant vaudrait qu'il n'y eût pas en ce cas de loi naturelle ; et il s'en suivrait qu'aucune cause dans l'activité purement mécanique de la nature, mais uniquement le concept d'un tel objet, en tant que concept que seule la raison fournit et peut comparer à l'objet, constitue la véritable causalité d'un pareil effet et que celui-ci donc peut être absolument considéré comme fin, non fin de la nature, mais comme produit de l'art [...].
Mais pour qualifier également de fin, donc de fin naturelle, ce qu'on reconnaît comme produit de la nature, il faut plus encore, si toutefois il n'y a pas là une contradiction. je dirais au préalable qu'une chose existe comme fin de nature, si [...] elle est cause et effet d'elle-même [...]. Premièrement un arbre en produit un autre suivant une loi naturelle connue; l'arbre produit est de même espèce; il se reproduit donc conformément à l'espèce; et ainsi reproduit sans cesse de lui-même, soit comme effet, soit comme cause, et se reproduisant souvent lui-même il s'y maintient constamment en tant qu'espèce.
Deuxièmement un arbre se reproduit aussi comme individu. A cette sorte d'effet nous donnons seulement il est vrai le nom de croissance ; comprenons qu'elle est absolument distincte de tout autre accroissement suivant des lois mécaniques et doit être considérée comme une production bien que sous un autre nom. A la matière qu'elle absorbe, cette plante donne en l'élaborant une qualité spécifique particulière que le mécanisme de la nature extérieure ne peut fournir et elle se développe ainsi grâce à une substance qui, par la composition, est son produit propre [... ].
Troisièmement, une partie de cette créature se reproduit de telle sorte que la conservation de l'une dépend de la conservation de l'autre et réciproquement. L'oeil d'une feuille d'arbre enté sur le rameau d'un autre donne naissance sur un pied étranger à une plante de sa propre espèce, de même la greffe, sur un autre arbre. On peut donc considérer chaque tige, chaque feuille d'un même arbre comme simplement greffé ou écussonné, donc comme un arbre existant pour soi, établi sur un autre et s'en nourrissant en parasite. Les feuilles sont aussi des produits de l'arbre, mais le conservent à leur tour car un dépouillement répété de feuilles le tuerait et sa croissance dépend de leur influence sur le tronc."
Kant, Critique du jugement, 1790, Vrin, 1928, trad. Gibelin, p. 188-189.
"La finalité partout présente dans la nature organique, et destinée à assurer le maintien de chaque être, ainsi que la conformité de cette nature organique avec la nature inorganique, ne peut prendre plus naturellement place dans la suite d'aucun système philosophique que dans celui qui donne pour fondement à l'existence de toute créature naturelle une volonté propre à en exprimer l'essence et la tendance non seulement dans les actions, mais déjà même dans la forme de l'organisme tel qu'il nous apparaît. […]
L'admiration pleine de surprise, qui a coutume de nous saisir à l'examen de la convenance infinie répandue dans la structure de tous les êtres organisés, repose au fond sur une supposition bien naturelle, mais qui n'en est pas moins fausse : cette concordance des parties les unes avec les autres, avec l'ensemble de l'organisme, avec ses fins extérieures, conçue et jugée par nous au moyen de la connaissance, c'est-à-dire par la voie de la représentation, nous semble aussi y avoir été introduite par la même voie ; c'est pour l'intelligence qu'elle existe ; c'est de même par l'intelligence qu'elle aurait été réalisée à nos yeux. Sans doute, nous ne pouvons produire rien d'aussi ordonné, d'aussi régulier qu'un cristal par exemple, sans l'appui de la règle et de la loi, ni mettre en rien la finalité, sans être guidés par le concept de fin : mais rien ne nous autorise à transporter cette limitation de nos facultés à la nature, qui est un prius de tout intellect, et dont l'action diffère totalement de la nôtre. Elle crée ce qui paraît si convenable et si médité, sans réflexion, sans notion de fin, dénuée qu'elle est de la représentation, élément d'origine toute secondaire. Considérons d'abord la simple régularité, avant la finalité. Dans un flocon de neige, les six rayons égaux et séparés par des angles égaux n'ont pas été l'objet de la mesure préalable d'une intelligence ; c'est la simple tendance de la volonté primitive qui, lors de l'apparition de la connaissance, se présente à elle sous cette forme. De même qu'ici la volonté réalise sans mathématiques une figure régulière, de même elle produit aussi, sans physiologie, un organisme parfaitement combiné en vue de sa fin. La forme régulière dans l'espace n'existe que pour l'intuition, dont l'espace est la forme ; de même la finalité de l'organisme n'existe que pour la raison connaissante, dont les opérations sont liées aux concepts de moyen et de fin. S'il nous était donné d'avoir une vue immédiate sur l'action de la nature, nous devrions reconnaître que cet étonnement téléologique signalé plus haut est analogue à celui de ce sauvage dont Kant parle dans son explication du risible : en voyant la mousse jaillir en jet continu d'une bouteille de bière qu'on venait d'ouvrir, le sauvage se demandait avec surprise non pas comment elle sortait, mais comment on avait pu l'y introduire ; de même nous supposons aussi que la finalité a été mise dans les œuvres de la nature par la même voie qu'elle suit pour en ressortir à nos yeux. Notre étonnement téléologique se peut donc encore comparer à l'admiration excitée par les premières œuvres de l'imprimerie sur ceux qui, les supposant dues à la plume, recouraient ensuite, pour expliquer le miracle, à l'intervention d'un démon. - Car, répétons le encore une fois, c'est seulement l'intellect qui, saisissant comme objet, au moyen de ses formes propres, espace, temps et causalité, l'acte de la volonté métaphysique et indivisible en soi, manifestée dans le phénomène d'un organisme animal, crée la multiplicité et la diversité des parties et des fonctions, pour s'étonner ensuite du concours régulier et de la concordance parfaite qui résulte de leur unité primitive : il ne fait donc, en un certain sens, qu'admirer son œuvre propre.
Supposons-nous tout occupés à observer l'art infini et inexprimable qui préside à la structure de tout animal, fût-ce l'insecte le plus commun. Nous sommes plongés dans l'admiration ; tout à coup l'idée nous vient que la nature livre sans merci à la destruction ces organismes mêmes, si parfaits et si compliqués, que chaque jour elle les laisse périr par milliers, victimes du hasard, de la rapacité animale, du caprice humain ; cette prodigalité insensée nous jette aussitôt dans une profonde surprise. Mais il y a là une confusion d'idées : nous avons dans l'esprit l'œuvre d'art humaine, qui demande l'aide de l'intelligence pour dompter la résistance d'une matière étrangère et rebelle, et qui coûte ainsi sans doute bien des efforts. Mais les productions de la nature, quelle qu'en soit la perfection, ne lui coûtent pas la moindre peine : chez elle la volonté d'agir est déjà l'action, l'œuvre elle-même ; car, je le répète, l'organisme n'est que la réalisation dans le cerveau de la forme visible d'une volonté déjà existante.
Il résulte de cette condition nettement marquée des êtres organisés, que la téléologie, hypothèse de l'appropriation de tout organe à une fin, est un guide des plus sûrs dans l'étude de toute la nature organique. Au point de vue métaphysique, au contraire, quand il s'agit de comprendre la nature au-delà de toute expérience possible, on ne peut y faire appel que secondairement et subsidiairement, pour confirmer des principes d'explication puisés ailleurs : car ici elle fait elle-même partie des problèmes dont il s'agit de rendre compte. – Aussi, quand on rencontre chez un animal un organe, dont on n'aperçoit pas la destination, Il ne faut jamais avancer l'idée que la nature l'aurait produit sans but, par jeu et par pur caprice. Une telle pensée serait tout au plus possible dans l'hypothèse d'Anaxagore, pour qui la nature tiendrait son arrangement d'une raison ordonnatrice, mise en celle qualité au service d'une volonté étrangère ; mais elle est inadmissible dans la théorie qui place l'essence intime (c'est-à-dire extérieure à notre représentation) de tout organisme tout entière dans sa propre volonté : car alors aucune partie ne peut exister que sous condition d'être utile à la volonté qui lui sert de base, d'en exprimer et d'en réaliser quelque tendance, et de contribuer ainsi en quelque manière à la conservation de cet organisme. En effet, en dehors de la volonté qui apparaît en lui et des conditions extérieures, parmi lesquelles il a, de son plein gré, entrepris de vivre, et dont toute sa forme et toute son ordonnance sont disposées en vue de soutenir le conflit, il n'est rien qui ait pu influer sur lui, déterminer sa figure et ses parties, ni l'arbitraire, ni la fantaisie. Tout en lui doit donc être approprié à une fin, et les causae finales doivent être notre guide dans l'intelligence de la nature organique, comme les causae efficientes dans celle de la nature inorganique. De là, en anatomie ou en zoologie, notre entendement est scandalisé quand nous ne pouvons trouver la destination d'un organe donné, comme, en physique, à la vue d'un effet dont la cause demeure cachée : et dans un cas comme dans l'autre nous tenons, nous posons pour certain ce qui nous échappe, et nous continuons nos recherches, malgré l'insuccès répété des tentatives antérieures. Tel est par exemple le cas pour la rate : on ne cesse d'amasser les hypothèses sur son utilité possible, et cela jusqu'au jour où l'une d'entre elles se confirmera comme la véritable. Il en est de même des grandes défenses en spirale du babiroussa, des appendices en forme de cornes de certaines chenilles, etc. Nous jugeons d'après le même principe des cas négatifs ; par exemple, de l'absence chez certains sauriens, ordre en général si uniforme, d'une partie aussi importante que la vessie urinaire, présente en bien des espèces ; ou encore de l'absence totale chez les dauphins et quelques cétacés du même genre des nerfs olfactifs, que possèdent les autres cétacés et même les poissons : il doit y avoir une raison précise à tous ces faits."
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, 1818, Suppléments, Chapitre XXVI, tr. fr. A. Burdeau, PUF, 1966, p. 1050-1053.
"Quand nous voyons, dans les phénomènes naturels, l'enchaînement qui existe de telle façon que les choses semblent faites dans des buts de prévision, comme l'oeil, l'estomac, etc., qui se forment en vue d'aliments, de lumières futurs, etc., nous ne pouvons nous empêcher de supposer que ces choses sont faites intentionnellement, dans un but déterminé. Parce qu'en effet, quand nous faisons nous-mêmes les choses de cette manière, nous disons que nous les faisons avec intention et nous ne pourrions admettre que c'est le hasard qui a tout fait. Eh bien ! il paraîtrait que si, quand nous faisons les choses de manière à ce qu'elles concordent pour un but déterminé, nous disons qu'il y a une intelligence intentionnelle de notre part ; nous devons reconnaître dans l'ensemble des phénomènes naturels et leurs rapports déterminés pour des buts déterminés une grande intelligence intentionnelle".
Claude Bernard, "Le cahier rouge", 1850-1860, Cahiers de notes, Éd. Gallimard, 1965, p. 58-59.
"Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une manière absolue. Ce qui veut dire en d'autres termes que, la condition d'un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de l'expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien autre chose que la négation de la science même. En effet, la science n'étant que le déterminé et le déterminable, on doit forcément admettre comme axiome que dans des conditions identiques tout phénomène est identique, et qu'aussitôt que les conditions ne sont plus les mêmes, le phénomène cesse d'être identique. Ce principe est absolu, aussi bien dans les phénomènes des corps bruts que dans ceux des êtres vivants, et l'influence de la vie, quelle que soit l'idée qu'on s'en fasse, ne saurait rien y changer [... ].
Il est très vrai [...] que la vie n'introduit absolument aucune différence dans la méthode scientifique expérimentale qui doit être appliquée à l'étude des phénomènes physiologiques et que, sous ce rapport, les sciences physiologiques et les sciences physico-chimiques reposent exactement sur les mêmes principes d'investigation. Mais cependant il faut reconnaître que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est non seulement un déterminisme très complexe, mais que c'est en même temps un déterminisme qui est harmoniquement hiérarchisé. De telle sorte que les phénomènes physiologiques complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples qui se déterminent les uns les autres en s'associant ou se combinant pour un but final commun [...]. Ainsi les organes musculaires et nerveux entretiennent l'activité des organes qui préparent le sang ; mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent. Il y a là une solidarité organique ou sociale qui entretient une sorte de mouvement perpétuel, jusqu'à ce que le dérangement ou la cessation d'action d'un élément vital nécessaire ait rompu l'équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu de la machine animale."
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la Médecine Expérimentale, 1865, Champs Flammarion, 1984, p. 109 et pp. 135-136.
"La finalité n'est point une loi physiologique ; ce n'est point une loi de la nature, comme le disent certains philosophes : c'est bien plutôt une loi rationnelle de l'esprit. Le physiologiste doit se garder de confondre le but avec la cause ; le but conçu dans l'intelligence avec la cause efficiente qui est dans l'objet. "Les causes finales, suivant le mot de Spinoza, ne marquent point la nature des choses, mais seulement la constitution de la faculté d'imaginer.
[…]
Mais en limitant ainsi la finalité dans le domaine métaphysique pour satisfaire aux exigences de la pensée, il faut encore n'en point faire abus. On peut, dans cet ordre d'idées, admettre comme physiologiste philosophe une sorte de finalité particulière, de téléologie intra-organique : le groupement des phénomènes vitaux en foncions est l'expression de cette pensée. Mais alors, la cause finale, le but est cherché dans l'objet même, et non en dehors de lui. Tout acte d'un organisme vivant a sa fin dans l'enceinte de cet organisme. Celui-ci forme en effet un microcosme, un petit monde où les choses sont faites les unes pour les autres, et dont on peut saisir la relation parce que l'on peut embrasser l'ensemble naturel de ces choses.
Cette finalité particulière est seule absolue. Dans l'enceinte de l'individu seulement, il y a des lois absolues prédéterminées. Là seulement on peut voir une intention qui s'exécute. Par exemple, le tube digestif de l'herbivore est fait pour digérer des principes alimentaires qui se rencontrent dans les plantes. Mais les plantes ne sont pas faites pour lui. Il n'y a qu'une nécessité pour la vie, nécessité qui sera obéie, c'est qu'il se nourrisse : le reste est contingent. Les rapports de l'animal avec la plante sont purement contingents et non plus nécessaires."
Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, 1878, rééd. Vrin, Paris, 1966, p. 338 et p. 340.
"Il serait ridicule de dire qu'un animal a été organisé pour servir de pâture à l'insecte parasite, tandis qu'on ne peut douter que l'organisation de l'insecte parasite n'ait été accommodé à la nature des tissus et des humeurs de l'animal aux dépens duquel il vit. Si l'on y prend garde, et qu'on examine la plupart des exemples qu'on a coutume de citer pour frapper de ridicule le recours aux causes finales, on verra que le ridicule vient de ce qu'on a inverti les rapports, et méconnu la subordination naturelle des phénomènes les uns aux autres. Mais, de ce que les matériaux, comme la pierre et le bois, n'ont pas été créés pour servir à la construction d'un édifice, il ne s'ensuit pas qu'on doive expliquer par des réactions aveugles ou par une coïncidence fortuite la convenance qui s'observe entre les propriétés des matériaux et la destination de l'édifice. Or, dans le plan général de la nature (autant qu'il nous est donné d'en juger), les mêmes objets doivent être successivement envisagés, d'abord comme des ouvrages que la nature crée pour eux-mêmes, en disposant industrieusement pour cela des matériaux préexistants ; puis comme des matériaux qu'elle emploie avec non moins d'industrie à la construction d'autres ouvrages. Intervertir cet ordre toutes les fois qu'il se montre avec clarté, c'est heurter la raison, ainsi qu'on l'a fait souvent, quand on s'est plu à considérer l'homme comme le centre et le but de toutes les merveilles dont il est seulement le témoin intelligent, et dont il n'a encore, le plus souvent, qu'une notion fort imparfaite".
Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851, Chapitre V, 66.
"Lorsque le biologiste mécaniste découvre les véritables causes efficientes ou raisons suffisantes d'un phénomène, il est persuadé que l'interprétation finaliste qu'on a pu en donner s'évanouit et paraît même puérile ; je ne suis pas de cet avis ; lorsqu'on aura démonté le mécanisme ontogénétique qui conduit à la formation d'un oeil, depuis les gènes chromosomiens des cellules germinales jusqu'à l'organe développé et ses différentes annexes, puis reconnu la marche des rayons lumineux et les changements du pourpre rétinien, constaté que ce dernier a besoin pour se constituer de la vitamine A, qui est aussi un facteur antixérophtalmique, - ce qui exige l'existence d'un tube digestif, d'un appareil circulatoire, et bien entendu de végétaux élaborant le carotène (= provitamine), donc du Soleil et de l'Univers -, expliqué la nature de l'influx nerveux et le processus de la sensation consciente, et encore quelques autres petites choses, il n'en restera pas moins que l'oeil sert à voir ; c'est sa fonction (= fin). Plus on pénètre profondément dans les déterminismes, plus les relations se compliquent ; et comme cette complexité aboutit à un résultat univoque que le moindre écart peut troubler, alors naît invinciblement l'idée d'une direction finaliste ; je concède quelle est incompréhensible, indémontrable, que c'est expliquer l'obscur par le plus obscur, mais elle est nécessaire ; elle est d'autant plus nécessaire que l'on connaît mieux les déterminismes, parce qu'on ne peut se passer d'un fil conducteur dans la trame des événements. Il n'est pas téméraire de croire que l'oeil est fait pour voir."
Lucien Cuénot, Invention et finalité en biologie, 1941, Paris, Flammarion, p. 57-58.
"Ce problème de la « signification biologique » ou de la « fonction » des processus vitaux est l'un des plus passionnants de la biologie. Il se pose à propos de la physiologie de l'individu, et aussi de celle de chacun de ses organes. D'autre part, à un niveau plus général, il se pose en sociologie. Alors que le physicien ou le chimiste ne sont pas censés étudier la fin des phénomènes qu'ils analysent, le biologiste doit en tenir compte. Ici, bien entendu, le mot « fin » est pris en un sens restreint. Je ne veux pas dire que le biologiste doive se demander pourquoi il y a de la vie plutôt que pas de vie (pas plus que le physicien ne se demande pourquoi il y a de la matière et du mouvement, plutôt que ni l'un, ni l'autre) Simplement, la nature même des êtres vivants, leur caractère instable, nous amène à nous demander : comment se peut-il que les êtres vivants ne succombent pas aux forces de destruction partout présentes dans leur milieu ? Comment font-ils pour survivre, pour subsister et se reproduire ? Au sens restreint où nous l'entendons, la fin ou le but des processus vitaux est le maintien de l'individu, du groupe et de l'espèce. Une communauté d'individus doit être maintenue en vie et protégée contre la désintégration, tout autant qu'un organisme, lequel, comme son nom l'indique, est une communauté de parties : organes, parties d'organes, parties de parties d'organes. De même que le physiologue se demande comment l'individu, ou l'organe, ou la cellule, font en sorte de subsister, grâce à la coopération organisée de leurs éléments constitutifs, de même le sociologue doit se demander comment les éléments constitutifs du groupe (c'est-à-dire les individus) font en sorte de maintenir le groupe en vie."
Nikolaas Tinbergen, La Vie sociale des animaux, 1953, tr. fr. Laurent Jospin, Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 12-13.
"Certains puristes affirment que les scientifiques devraient se demander « comment » et non pas « pourquoi ». Ils considèrent que demander « pourquoi » implique qu'il y a un dessein intelligent [intelligent purpose] derrière la conception [design] des choses et que les activités sont dirigées par un agent surnaturel vers certains objectifs. C'est le point de vue téléologique et il est rejeté par la science d'aujourd'hui, qui s'efforce de comprendre le mécanisme de tous les phénomènes naturels. Von Bruecke observa jadis que :
« La téléologie est une femme sans qui aucun biologiste ne peut vivre, et pourtant il a honte de se montrer en public avec elle. »
En biologie, se demander « pourquoi » est justifié parce que tous les événements ont des causes, et parce que les structures et les réactions remplissent habituellement certaines fonctions qui ont une valeur de survie pour l'organisme, et en ce sens elles ont un but. Demander « pourquoi » est un stimulant utile afin d'imaginer ce que la cause ou le but peut être. « Comment » est aussi une question utile qui incite à réfléchir au mécanisme d'un processus."
W.I.B. Beveridge, The Art of scientific investigation, New York, 1957, p. 62.
"Some purists contend that scientists should wonder « how » and not « why ».They consider that to ask « why » implies that there is an intelligent purpose behind the design of things and that activities are directed by a supernatural agency toward certain aims. This is the teleological view and is rejected by present-day science, which strives to understand the mechanism of all natural phenomena. Von Bruecke once remarked :
« Teleology is a lady without whom no biologist can live; yet he is ashamed to show himself in public with her. »
In biology, asking « why » is justified because all events have causes ; and because structures and reactions usually fulfil some function which has survival value for the organism, and in that sense they have a purpose. Asking « why » is a useful stimulus towards imagining what the cause or purpose may be. « How »
is also a useful question in provoking thought about the mechanism of a process."
W.I.B. Beveridge, The Art of scientific investigation, New York, 1957, p. 62.
"[…] il serait arbitraire et stérile de vouloir nier que l'organe naturel, l'oeil, ne représente l'aboutissement d'un « projet » (celui de capter des images) alors qu'il faudrait bien reconnaître cette origine à l'appareil photographique. Ce serait d'autant plus absurde qu'en dernière analyse, le projet qui « explique » l'appareil ne peut être que le même auquel l'oeil doit sa structure. Tout artefact est un produit de l'activité d'un être vivant qui exprime ainsi, et de façon particulièrement évidente, l'une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception - celle d'être des objets doués d'un projet qu'à la fois ils représentent dans leurs structures et accomplissent par leurs performances (telles que, par exemple, la création d'artefacts).
Plutôt que de refuser cette notion (ainsi que certains biologistes ont tenté de le faire), il est au contraire indispensable de la reconnaître comme essentielle à la définition même des êtres vivants. Nous dirons que ceux-ci se distinguent de toutes les autres structures de tous les systèmes présents dans l'univers, par cette propriété que nous appellerons la téléonomie.
On remarquera cependant que cette condition, si elle est nécessaire à la définition des êtres vivants, n'est pas suffisante puisqu'elle ne propose pas de critères objectifs qui permettraient de distinguer les êtres vivants eux-mêmes des artefacts, produits de leur activité."
Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, 1970, Éd. du Seuil, p. 25.
"La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l'objectivité de la Nature. C'est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c'est-à-dire de « projet ». [...] Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d'imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d'un projet, d'un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. Mais le postulat d'objectivité est consubstantiel à la science, il a guidé tout son prodigieux développement depuis trois siècles. Il est impossible de s'en défaire, fût-ce provisoirement, ou dans un domaine limité, sans sortir de celui de la science elle-même.
L'objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde. Le problème central de la biologie, c'est cette contradiction elle-même, qu'il s'agit de résoudre si elle n'est qu'apparente, ou de prouver radicalement insoluble si en vérité il en est bien ainsi."
Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, 1970, Seuil, p. 37-38.
"Longtemps le biologiste s'est trouvé devant la téléologie comme auprès d'une femme dont il ne peut se passer, mais en compagnie de qui il ne veut pas être vu en public. À cette liaison cachée, le concept de programme donne maintenant un statut légal.
La biologie moderne a l'ambition d'interpréter les propriétés de l'organisme par la structure des molécules qui le constituent. En ce sens, elle correspond à un nouvel âge du mécanisme. Le programme représente un modèle emprunté aux calculatrices électroniques. Il assimile le matériel génétique d'un oeuf à la bande magnétique d'un ordinateur. Il évoque une série d'opérations à effectuer, la rigidité de leur succession dans le temps, le dessein qui les sous-tend. En fait, les deux sortes de programmes diffèrent à bien des égards. D'abord par leurs propriétés. L'un se modifie à volonté, l'autre non : dans un programme magnétique, l'information s'ajoute ou s'efface en fonction des résultats obtenus; la structure nucléique au contraire n'est pas accessible à l'expérience acquise et reste invariante à travers les générations. Les deux programmes diffèrent aussi par leur rôle et par les relations qu'ils entretiennent avec les organes d'exécution. Les instructions de la machine ne portent pas sur ses structures physiques ou sur les pièces qui la composent. Celles de l'organisme, au contraire, déterminent la production de ses propres constituants, c'est-à-dire des organes chargés d'exécuter le programme. Même si l'on construisait une machine capable de se reproduire, elle ne formerait que des copies de ce qu'elle est elle-même au moment de les produire. Toute machine s'use à la longue. Peu à peu les filles deviendraient nécessairement un peu moins parfaites que les mères. En quelques générations, le système dériverait chaque fois un peu plus vers le désordre statistique. La lignée serait vouée à la mort. Reproduire un être vivant, au contraire, ce n'est pas recopier le parent tel qu'il est au moment de la procréation. C'est créer un nouvel être. C'est mettre en route, à partir d'un état initial, une série d'événements qui conduisent à l'état des parents. Chaque génération repart, non de zéro, mais du minimum vital, c'est-à-dire de la cellule. Dans le programme sont contenues les opérations qui parcourent chaque fois le cycle tout entier, conduisent chaque individu de la jeunesse à la mort. En outre, tout n'est pas fixé avec rigidité par le programme génétique. Bien souvent, celui-ci ne fait qu'établir des limites à l'action du milieu, ou même donner à l'organisme la capacité de réagir, le pouvoir d'acquérir un supplément d'information non innée. Des phénomènes tels que la régénération au les modifications induites par le milieu chez l'individu montrent bien une certaine souplesse dans l'expression du programme. À mesure que se compliquent les organismes et que s'accroît l'importance de leur système nerveux, les instructions génétiques leur confèrent des potentialités nouvelles, comme la capacité de se souvenir ou d'apprendre. Mais le programme intervient jusque dans ces phénomènes."
François Jacob, La Logique du vivant, 1970, Gallimard tel, p. 17-18.
L'étude de la finalité.
"Entre les causes de tout devenir des êtres, c'est la sélection qui joue le rôle le plus important à côté de la mutation et de nouvelles combinaisons de gènes. La sélection naturelle engendre l'adaptation, qui est un vrai processus cognitif par lequel l'organisme incorpore des informations existant dans le milieu ambiant, fort importantes pour sa survie. Il s'agit, en somme, du processus par lequel l'organisme reçoit son savoir du milieu environnant.
L'existence de structures et de fonctions créées par l'adaptation, est caractéristique des êtres vivants. On ne trouve rien de tel dans le monde inorganique. De ce fait, le scientifique se voit obligé de poser une question ignorée par le physicien et le chimiste : « Dans quel but ? »
Quand le biologiste pose cette question, il ne procède pas à l'étude des finalités, il recherche plus modestement la fonction nécessaire à la survie d'une espèce. Si nous nous demandons pourquoi le chat a des griffes recourbées et que nous répondons : « Pour attraper des souris », nous n'envisageons qu'un aspect sommaire de la question. Il s'agit de savoir quelle fonction, destinée à maintenir l'espèce, a développé cette forme de griffe chez le chat.
Lorsqu'on a passé une bonne partie de sa vie de chercheur à poser et reposer cette question, devant les formes les plus étonnantes de structures et de comportements, et qu'on a toujours reçu une réponse convaincante, on est tenté de croire que des formes complexes et invraisemblables de la morphologie et du comportement ne peuvent provenir que de la sélection et de l'adaptation."
Konrad Lorenz, Les Huit péchés de notre civilisation, 1973, I, tr. fr. Elizabeth de Miribel, Flammarion, p. 14-15.
"Il a sans cesse fallu lutter, dans les sciences de la nature, pour se débarrasser de l'anthropomorphisme, pour éviter d'attribuer des qualités humaines à des entités variées. En particulier, la finalité qui caractérise beaucoup d'activités humaines a longtemps servi de modèle universel pour expliquer tout ce qui, dans la nature, paraît orienté vers un but. C'est le cas notamment des êtres vivants dont toutes les structures, les propriétés, le comportement semblent à l'évidence répondre à un dessein. Le monde vivant a donc constitué la cible favorite des causes finales. De fait, la principale « preuve » de l'existence de Dieu a longtemps été « l'argument d'intention ». Développé notamment par Paley dans sa Théologie naturelle, publiée quelques années seulement avant L'origine des espèces, cet argument est le suivant. Si vous trouvez une montre, vous ne doutez pas qu'elle a été fabriquée par un horloger. De même, si vous considérez un organisme un peu complexe, avec l'évidente finalité de tous ses organes, comment ne pas conclure qu'il a été produit par la volonté d'un Créateur ? Car il serait simplement absurde, dit Paley, de supposer que l'œil d'un mammifère, par exemple, avec la précision de son optique et sa géométrie, aurait pu se former par pur hasard.
Il y a deux niveaux d'explication, bien distincts mais trop souvent confondus, pour rendre compte de l'apparente finalité dans le monde vivant. Le premier correspond à l'individu, à l'organisme dont la plupart des propriétés, tant de structure que de fonctions ou de comportement, semblent bien dirigées vers un but. C'est le cas, par exemple, des différentes phases de la reproduction, du développement embryonnaire, de la respiration, de la digestion, de la recherche de nourriture, de la fuite devant le prédateur, de la migration, etc. Ce genre de dessein préétabli, qui se manifeste dans chaque être vivant, ne se retrouve pas dans le monde inanimé. D'où, pendant longtemps, le recours à un agent particulier, à une force vitale échappant aux lois de la physique. C'est seulement au cours de ce siècle qu'a disparu l'opposition entre, d'un côté, l'interprétation mécaniste donnée aux activités d'un être vivant et, de l'autre, ses propriétés et son comportement. En particulier, le paradoxe s'est résolu quand la biologie moléculaire a emprunté à la théorie de l'information le concept et le terme de programme pour désigner l'information génétique d'un organisme. Selon cette manière de voir, les chromosomes d'un oeuf fécondé contiennent, inscrits dans l'ADN, les plans qui régissent le développement du futur organisme, ses activités, son comportement.
Le second niveau d'explication correspond, non plus à l'organisme individuel, mais à l'ensemble du monde vivant. C'est là qu'a été détruite par Darwin l'idée de création particulière, l'idée que chaque espèce a été individuellement conçue et exécutée par un créateur. Contre l'argument d'intention, Darwin montra que la combinaison de certains mécanismes simples peut simuler un dessein préétabli. Trois conditions doivent être remplies : il faut que les structures varient ; que ces variations soient héréditaires, que la reproduction de certains variants soit favorisée par les conditions de milieu. A l'époque de Darwin, les mécanismes qui sous-tendent l'hérédité étaient encore inconnus. Depuis lors, la génétique classique, puis la biologie moléculaire ont donné des bases génétiques et biochimiques à la reproduction et à la variation. Peu à peu, les biologistes ont ainsi élaboré une représentation raisonnable, quoiqu'encore incomplète de ce qui est considéré comme le principal moteur de l'évolution du monde vivant : la sélection naturelle."
François Jacob, Le Jeu des possibles, 1981, Fayard, p. 32 sq, Le Livre de poche, p. 30-32.
"Bien qu'elle se manifeste à l'évidence, dans le développement des embryons, par exemple, ou le comportement des animaux, cette finalité est longtemps restée la bête noire, pour ne pas dire la honte, de nombreux biologistes. Cela me paraît tenir à deux raisons au moins. La première est la longue domination exercée par la physique sur les autres sciences de la nature. Pratiquement tout ce qui a été écrit sous le titre de philosophie des sciences représente une réflexion sur la démarche de la physique. Celle-ci n'a pas seulement été la première à se constituer en science vers la fin de la Renaissance. Par ses méthodes et ses succès, elle est demeurée la plus « forte » des sciences, celle à quoi les autres devaient se référer et emprunter des modèles. L'expression de philosophie naturelle est longtemps restée synonyme de physique. Pour mériter le nom de science, toute discipline devait se plier aux exigences de la soeur aînée. Pour n'être pas un produit de la magie ou de la rêverie, tout phénomène devait obéir aux concepts de la physique et à ceux-là seulement. Malheureusement, il se trouve que nombre des généralisations qu'a produites la physique sont simplement dépourvues de signification en biologie. Pis encore, certaines de ces généralisations se révèlent fausses lorsqu'on tente de les appliquer aux phénomènes du monde vivant, comme l'ont souligné notamment George Gaylord Simpson et Ernst Mayr. C'est le cas, par exemple, des relations entre causes et effets ; ou des rapports entre valeurs explicatives et prédictives d'une théorie ; ou encore de l'identité des objets, particules et molécules, qu'étudient la physique et la chimie par opposition au caractère unique de chaque individu chez les organismes qui se reproduisent par voie sexuelle. Et inversement, de nombreux phénomènes biologiques n'ont aucun équivalent dans l'étude du monde inanimé. Ils sont alors simplement omis de toute philosophie des sciences qui se fonde sur la physique. Il en est ainsi, notamment, pour le rôle du temps : les corps inertes ne dépendent pas du temps ; les corps vivants, au contraire, lui sont indissolublement liés puisque chaque organisme, chaque cellule, chaque molécule d'un organisme est le résultat d'une expérimentation par essais et erreurs poursuivie pendant trois milliards d'années. Il en est de même pour la finalité de l'organisme : on ne voyait aucun moyen de la faire entrer dans le costume taillé à la mesure de la physique et longtemps considéré comme seul capable de conférer dignité et respectabilité à une autre science.
La seconde raison qui conduisait à se méfier de la finalité résultait d'une confusion entre l'ordre qui règne au sein d'un organisme et l'ordre établi parmi les organismes : entre la finalité de l'individu et celle du monde vivant. Il peut être commode de décrire un organisme comme occupé sans cesse à résoudre des problèmes : chercher sa nourriture, trouver un partenaire sexuel, éviter un ennemi. Chez la plupart des êtres vivants, ces problèmes sont résolus grâce à l'automatisme de certaines séquences de comportement. Une situation est créée qui déclenche la première d'une série de réponses. Mais pour que fonctionne la sélection naturelle, il faut que l'organisme soit poussé du dedans à résoudre les problèmes qui se posent à lui et à éviter la mort. Car ne sont pas sélectionnés simplement ceux qui se reproduisent le plus vite et le plus abondamment. Les organismes se compliquent au cours de l'évolution. Ils cessent de constituer de simples usines chimiques comme les bactéries. A mesure qu'ils gagnent en autonomie sur leur milieu, ils se trouvent placés devant des problèmes toujours plus nombreux et plus difficiles à résoudre. Seuls finissent par survivre et se multiplier ceux dont le comportement est guidé par une forte tendance à résoudre ces problèmes. A l'idée d'une telle force, le biologiste n'a aucune objection à formuler. Il est clair que ce genre de tendance doit être fortement sélectionné et par conséquent s'inscrire dans les programmes génétiques. Ce qui n'est plus acceptable, en revanche, c'est l'idée d'une force semblable pour guider la démarche de l'évolution dans son ensemble. Celle-ci peut parfaitement être considérée aussi comme le résultat de solutions apportées à une série de problèmes. Mais là, chaque situation est traitée isolément. Chaque problème reçoit une solution par tâtonnements, par essais et erreurs, sans recours à ce que Bergson appelait « l'élan vital ».
C'est donc la finalité du monde vivant, la vieille téléologie aristotélicienne, qu'a fait disparaître Darwin. La finalité de l'organisme, au contraire, n'a pas seulement reçu une consécration officielle ; elle fonctionne désormais comme un concept opérateur, comme un outil d'analyse. L'expression de programme génétique implique que la forme, les propriétés et, pour une large part, le comportement de l'organisme sont « programmés » au sens où l'activité d'un ordinateur est programmée. Quel que soit son objet d'étude, qu'il s'occupe d'organismes, de cellules ou de molécules, le biologiste expérimental est contraint de poser l'histoire comme perspective nécessaire et l'affinement par la sélection comme principe d'explication. On ne peut plus dissocier la structure de sa signification, non seulement dans l'organisme, mais aussi dans la suite des événements qui ont conduit cet organisme à être ce qu'il est. Quelle signification pourrait bien avoir un mécanisme ajustant la production d'un métabolite[1] à son utilisation sinon une économie de matériaux et d'énergie ? Ou les changements de conformation que subit l'hémoglobine[2] sinon de favoriser le transport de l'oxygène et du gaz carbonique ? Et cela ne vaut pas seulement pour l'étude des structures, mais bien évidemment aussi pour l'étude du comportement dans bien des aspects. C'est à des fins précises que l'anguille migre chaque année dans la mer des Sargasses ; que la cigale chante en été ; que le pigeon se pavane devant sa pigeonne. Ajuster une réaction à un milieu, à un partenaire sexuel, à un ennemi éventuel, c'est très exactement s'adapter. Avec la sélection naturelle, un programme génétique qui détermine l'automatisme de tels comportements est favorisé par rapport à d'autres qui les ignorent. De même est favorisé un programme permettant l'apprentissage et l'adaptation à des situations imprévues grâce à divers systèmes de régulation."
François Jacob, Évolution et réalisme, Librairie Payot, libraire de l'université de Lausanne, 1974, p. 23-26.
[1] Métabolite : substance chimique participant aux réactions du métabolisme d’un organisme.
[2] Hémoglobine : dans le sang, l'hémoglobine assure le transport de l'oxygène entre le système respiratoire et les cellules.
"Ce qu'a montré Darwin avec la sélection naturelle, c'est la possibilité de remplacer l'intention, le dessein qui semble guider l'évolution du monde vivant, par un système de causalité physique. Un mécanisme, simple dans son principe, permet de simuler les actions qu'une volonté dirige vers un but. But et volonté signifient qu'une intention précède l'action ; qu'un projet d'adaptation préexiste à la réalisation des structures. La théorie de la sélection naturelle consiste très précisément à retourner cette proposition. Les structures se forment d'abord. Ensuite elles sont triées par les exigences de la vie et de la reproduction. Ne peuvent persister que celles accordées à leur milieu. C'est de ce renversement, de cette sorte de révolution copernicienne que vient l'importance de Darwin pour notre représentation de l'univers et de son histoire. En théorie, toute séquence d'événement qui, a posteriori, paraît orientée vers un but peut être expliquée par un mécanisme physique, par une série d'essais avec élimination des erreurs. Il faut dire en théorie, car bien des lacunes demeurent encore dans notre compréhension de l'évolution. Et peut-être demeureront-elles fort longtemps. Malgré les développements récents de la génétique, nous ne connaissons pas toutes les ruses de l'hérédité. Nous ne voyons pas les mécanismes qui ont permis les grands sauts, comme la formation de la cellule eucaryote ou celle des organismes pluricellulaires. Mais la substitution d'une causalité physique à une harmonie préétablie est désormais acquise. Même ceux que ne satisfont ni le concept de survie ni celui d'adaptation, même ceux qui discutent les paramètres du temps et de la mutabilité dans l'apparition d'un organe aussi complexe et précis que l'œil, même ceux-là ne cherchent plus à la démarche de l'évolution d'autres causes que physiques."
François Jacob, Évolution et réalisme, Librairie Payot, libraire de l'université de Lausanne, 1974, p. 22.