"Que l'homme soit un animal politique à un plus haut degré qu'une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l'état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l'homme, seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu'à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu'à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours (logos) sert à exprimer l'utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l'injuste: car c'est le caractère propre de l'homme par rapport aux autres animaux d'être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, et des autres notions morales, et c'est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité."
Aristote, La Politique, I, 2, tr. fr. J. Tricot, Vrin, 1962, p. 26.
"Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l'homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard <des circonstances>, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère :
« sans lignage, sans loi, sans foyer »[1]
Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C'est pourquoi il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et que n'importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l'homme a un langage (logos). Certes la voix est le signe du douloureux et de l'agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu'au point d'éprouver la sensation du douloureux et de l'agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l'avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l'injuste. Il n'y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres <notions de ce genre>. Or avoir de telles <notions> en communs c'est ce qui fait une famille et une cité. »
Aristote, Les Politiques, I, 2, 1253a9-1253a12, tr. fr. Pierre Pellegrin, GF, 1990, p. 90-92.
"La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici, parmi la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois ; et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soi-même et sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble. Comment connaît-il, par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par qu’elle comparaison d’eux à nous conclut-il la bêtise qu’il leur attribue ?
Quand je joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Platon, en sa peinture de l’âge doré sous Saturne, compte entre les principaux avantages de l’homme de lors la communication qu’il avait avec les bêtes, desquelles s’enquérant et s’instruisant, il savoit les vraies qualités et différences de chacune d’icelles ; par où il acquérait une très parfaite intelligence et prudence, et en conduisait de bien loin plus heureusement sa vie que nous ne saurions faire. Nous faut-il meilleure preuve à juger l’impudence humaine sur le fait des bêtes ? Ce grand auteur a opiné qu’en la plupart de la forme corporelle que nature leur a donnée, elle a regardé seulement l’usage des prognostications qu’on en tirait en son temps.
Ce défaut qui empêche la communication d’entre elles et nous, pourquoi n’est-il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point ; car nous ne les entendons non plus qu’elles nous. Par cette même raison, elles nous peuvent estimer bêtes, comme nous les en estimons. Ce n’est pas grand merveille si nous ne les entendons pas (aussi ne faisons-nous les Basques et les Troglodytes). Toutefois aucuns se sont vantés de les entendre, comme Apollonius, Thyanéus, Mélampsus, Tyrésias, Thalès et autres. Et puisqu’il est ainsi, comme disent les cosmographes, qu’il y a des nations qui reçoivent un chien pour leur Roi, il faut bien qu’ils donnent certaine interprétation à sa voix et mouvements. Il nous faut remarquer la parité qui est entre nous. Nous avons quelque moyenne intelligence de leur sens : aussi ont les bêtes du nôtre, environ à une même mesure. Elles nous flattent, nous menacent et nous requièrent ; et nous, elles.
Au demeurant, nous découvrons bien évidemment qu’entre elles il y a une pleine et entière communication et qu’elles s’entre’entendent, non seulement celles de même espèce, mais aussi d’espèces diverses."
Montaigne, Les Essais, II, 12, "Apologie de Raymond Sebond", Hachette, Livre de Poche, p. 710-711.
"La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c'est l'homme, et en même temps la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici, parmi la bourbe et le fumier du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et basse partie de l'univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition ; et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la lune et ramenant le ciel sous ses pieds. C'est par la vanité de cette même imagination qu'il s'égale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soi-même et se sépare de la foule des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble. Comment connaît-il, par l'effort de son intelligence, les mouvements internes et secrets des animaux ? Par quelle comparaison d'eux à nous conclut-il la bêtise qu'il leur attribue ?
Quand je joue avec ma chatte, qui sait si je ne suis pas son passe-temps plutôt qu’elle n’est le mien ? Nous nous taquinons réciproquement. Si j’ai mes heures pour jouer ou refuser de le faire — il en est de même pour elle. Platon, en décrivant « l’Âge d’or » sous Saturne, met la communication qu’il entretenait avec les animaux au rang des plus importants avantages de l’homme de ce temps. En les interrogeant et en s’informant auprès d’eux, il connaissait leurs véritables qualités et les différences qu’ils présentaient ; et il en tirait une parfaite intelligence, une parfaite sagesse, ce qui lui permettait de mener sa vie bien plus heureusement que nous ne saurions le faire. Nous faut-il une meilleure preuve pour juger de l’impudence humaine à propos des animaux ? Ce grand auteur a émis l’opinion2 que dans la plupart des cas, la nature leur a donné une forme corporelle fondée seulement sur l’usage que l’on pourrait plus tard en tirer dans les oracles, ainsi qu’on le faisait de son temps.
Ce défaut qui empêche la communication entre les animaux et nous, pourquoi ne viendrait-il pas aussi bien de nous que d’eux ? Reste à deviner à qui revient la faute de ne pas pouvoir nous comprendre : car nous ne les comprenons pas plus qu’ils ne nous comprennent. Et c’est pourquoi ils peuvent nous estimer bêtes, comme nous le faisons pour eux. Il n’est pas très étonnant que nous ne les comprenions pas : nous ne comprenons pas non plus ni les Basques, ni les Troglodytes ! Et pourtant, certains se sont vantés de les comprendre : Apollonius de Tyane, Melampsus, Tirésias, Thalès et d’autres. Et puisqu’il paraît, à ce que disent les géographes, qu’il est des peuples qui se choisissent un chien pour roi, il faut bien qu’ils interprètent sa voix et ses mouvements ! On doit d’ailleurs remarquer cette égalité entre nous : nous avons un peu conscience de ce que ressentent les animaux, et eux sont à peu près dans la même situation vis-à-vis de nous. Ils nous flattent, nous menacent et nous réclament : il en est de même pour nous.
Au demeurant, nous voyons bien qu’il existe entre eux une pleine et entière communication, et qu’ils s’entendent entre eux ; non seulement ceux de la même espèce, mais ceux d’espèces différentes également."
Montaigne, Les Essais, II, 12, "Apologie de Raymond Sebond", traduction en français moderne par Guy de Pernon, 2008.
"Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s'il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles, et même qu'elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes ; comme si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on veut lui dire, si en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu'elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu'aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine, pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées, et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins le raison que les hommes mais qu'elles n'en ont point du tout."
Descartes, Discours de la Méthode, 1637, 5e partie, La Pléiade, p. 164-165.
"C'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout. Car on voit qu'il n'en faut que fort peu pour savoir parler ; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre les animaux d'une même espèce aussi bien qu'entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable qu'un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n'égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n'était d'une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent des passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par des animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage. Car, s'il était vrai, puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu'à leurs semblables. C'est aussi une chose fort remarquable que, bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d'industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en témoignent point du tout en beaucoup d'autres: de façon que ce qu'ils font mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à ce compte ils en auraient plus qu'aucun de nous, et feraient mieux en toute autre chose ; mais plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu'on voit qu'une horloge qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence."
Descartes, Discours de la Méthode, 1637, 5e partie, La Pléiade, p. 164-165.
"Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui ne puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent bien qu'il ne suive pas la raison ; et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l'espérance qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu'elle l'a dit ; et ainsi toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or, il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu'à l'homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu'il y a plus différence d'homme à homme, que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions ; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles ; mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient".
Descartes, "Lettre du 23 novembre 1646 au Marquis de Newcastle", in Oeuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 1255-1256.
"Mais de tous les arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensée, le principal, à mon avis, est que bien que les unes soient plus parfaites que les autres dans une même espèce, tout de même que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et chez les chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisément que d'autres ce qu'on leur enseigne ; et bien que toutes nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim, ou autres états semblables, par la voix ou par d'autres mouvements du corps, jamais cependant jusqu'à ce jour on n'a pu observer qu'aucun animal en soit venu à ce point de perfection d'user d'un véritable langage c'est-à-dire d'exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l'impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d'une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d'esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c'est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes."
Descartes, Lettre à Morus du 5 février 1649,in Oeuvres et lettres, Pléïade, p. 1320,AT V, p. 275-276, trad. in Alquié III, p. 885.
"La même Mécanique, qui ouvre le Canal d'Eustachi dans les Sourds, ne pourrait-il le déboucher dans les Singes ? Une heureuse envie (l'imiter la prononciation du Maître, ne pourrait-elle mettre en liberté les organes de la parole, dans (les Animaux, qui imitent tant d'autres Signes, avec tant d'adresse et d'intelligence ? Non seulement je défie qu'on me cite aucune expérience vraiment concluante, qui décide mon projet impossible et ridicule ; mais la similitude de la structure et des opérations du Singe est telle, que je ne doute presque point, si on exerçait parfaitement cet Animal, qu'on ne vint enfin à bout de lui apprendre à prononcer, et par conséquent à savoir une langue. Alors ce ne serait plus ni un Homme Sauvage, ni un Homme manqué : ce serait un Homme parfait, un petit Homme de Ville, avec autant (l'étoffe ou de muscles que nous mêmes, pour penser et profiter de son éducation.
Des Animaux à l'Homme, la transition n'est pas violente ; les vrais Philosophes en conviendront. Qu'était l’Homme, avant l'invention des Mots et la connaissance des Langues ? Un Animal de son espèce, qui avec beaucoup moins d'instinct naturel que les autres, dont alors il ne se croyait pas Roi, n'était distingué du Singe et des autres Animaux, que comme le Singe l'est lui-même ; je veux dire, par une physionomie qui annonçait plus de discernement. Réduit a la seule connaissance intuitive des Leibnitiens, il ne voyait que des Figures et des Couleurs, sans pouvoir rien distinguer entr'elles ; vieux, comme jeune, Enfant à tout âge, il bégayait ses sensations et ses besoins, comme un chien affamé, ou ennuyé du repos, demande à manger, ou à se promener.
Les Mots, les Langues, les Lois, les Sciences, les Beaux Arts sont ventis ; et par eux enfin le Diamant brut de notre esprit a été poli.
On a dressé un Homme, comme un Animal ; on est devenu Auteur, connue Porte-faix. Un Géomètre a appris à faire les Démonstrations et les Calculs les plus difficiles, comme un Singe à miter, ou mettre son petit chapeau, et à monter sur son chien docile. Tout s'est fait par des Signes ; chaque espèce a compris ce qu'elle a pu comprendre ; et c'est de cette manière que les hommes ont acquis la connaissance symbolique, ainsi nommée encore par nos Philosophes d'Allemagne."
Julien de La Mettrie, L'Homme-machine, 1748.
"Une langue suppose une suite de pensées, et c'est par cette raison que les animaux n'ont aucune langue. Quand même on voudrait leur accorder quelque chose de semblable à nos premières appréhensions et à nos sensations grossières et les plus machinales, il paraît certain qu'ils sont incapables de former cette association d'idées, qui seule peut produire la réflexion, dans laquelle cependant consiste l'essence de la pensée. C'est, parce qu'ils ne peuvent joindre ensemble aucune idée, qu'ils ne pensent ni ne parlent, c'est par la même raison qu'ils n'inventent et ne perfectionnent rien. S'ils étaient doués de la puissance de réfléchir, même au plus petit degré, ils seraient capables de quelque espèce de progrès ; ils acquerraient plus d'industrie ; les castors d'aujourd'hui bâtiraient avec plus d'art et de solidité que ne bâtissaient les premiers castors ; l'abeille perfectionnerait encore tous les jours la cellule qu'elle habite : car si on suppose que cette cellule est aussi parfaite qu'elle peut l'être, on donne à cet insecte plus d'esprit que nous n'en avons ; on lui accorde une intelligence supérieure à la nôtre, par laquelle il apercevrait tout d'un coup le dernier point de perfection auquel il doit porter son ouvrage, tandis que nous-mêmes nous ne voyons jamais clairement ce point, et qu'il nous faut beaucoup de réflexions, de temps et d'habitude pour perfectionner le moindre de nos arts."
Diderot, Encyclopédie, 1751, Article "Animal".
"L'être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu'écouter ou lire ; nous parlons même si, n'écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d'une manière ou d'une autre. Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient pas d'une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. On dit que l'homme possède la parole par nature. L'enseignement traditionnel veut que l'homme soit, à la différence de la plante et de la bête, le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu'à côté d'autres facultés, l'homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c'est bien la parole qui rend l'homme capable d'être le vivant qu'il est en tant qu'homme. L'homme est homme en tant qu'il est celui qui parle."
Heidegger, Acheminement vers la parole, 1950-1959, tr. fr. Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et François Fédier, Gallimard, nrf, 1981, p. 13.
" « Langage », en fait, est en un sens un autre nom pour « communication », mais c'est aussi le nom des modes de communication, c'est-à-dire des codes. [...] Les oiseaux communiquent entre eux, les singes communiquent entre eux, et dans toutes ces communications, certaines sont faites grâce à des signaux et à des symboles qui ne peuvent être compris que par ceux qui possèdent le code approprié.
Ce qui distingue 1es communications humaines des communications entre la plupart des autres animaux, est la délicatesse et la complexité du code utilisé, et le haut degré d'arbitraire de ce code. [...] En général, on peut dire que le langage animal sait transmettre les émotions, à peu près les choses, et pas du tout les relations un peu compliquées entre les choses.
Au delà de cette limitation du langage animal en ce qui concerne la nature de ce qui peut être communiqué, il y a une autre limitation : le langage animal est, en règle générale, une donnée de l'espèce considérée, et, ne se modifiant point, n'a pas d'histoire. [ .] Même ceux, parmi les « infra-humains », qui sont vocalement 1es plus développés, n'atteignent jamais l'aisance de l'homme pour donner une signification aux sons nouveaux, et étendre ainsi leur mémoire linguistique. [...] Ce caractère de la parole, à savoir qu'elle est propre à l'homme en tant qu'homme, mais qu'aussi elle lui est propre en tant que membre d'une société déterminée, est un fait très remarquable. Si nous considérons tout le vaste ensemble de l'humanité, nous pouvons affirmer sans crainte qu'il n'y existe pas de communauté d'individus […] qui ne possède son propre mode de parole. C'est là un premier point. Un second est que tous ces modes sont appris ; et on peut affirmer qu'en dépit des tentatives du XXe sièc1e pour établir une théorie évolutionniste des langues, i1 n'y a pas la moindre raison générale de postuler l'existence d'une forme de parole unique dont seraient issues toutes les formes actuelles."
Norbert Wiener, Cybernétique et Société, 1952, 10/18, 1962.
"On peut montrer plus précisément où est la différence qui sépare l’homme de l’animal. Prenons d’abord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien souvent confondues quand on parle du « langage animal » : le signal et le symbole.
Un signal est un fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel : éclair annonçant l’orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant le danger. L’animal perçoit le signal et il est capable d’y réagir adéquatement. On peut le dresser à identifier des signaux variés, c’est-à-dire à relier deux sensations par la relation de signal. Les fameux réflexes conditionnés de Pavlov le montrent bien. L’homme aussi, en tant qu’animal, réagit à un signal. Mais il utilise en outre le symbole qui est institué par l’homme ; il faut apprendre le sens du symbole, il faut être capable de l’interpréter dans sa fonction signifiante et non plus seulement de le percevoir comme impression sensorielle, car le symbole n’a pas de relation naturelle avec ce qu’il symbolise. L’homme invente et comprend des symboles ; l’animal, non. Tout découle de là. La méconnaissance de cette distinction entraîne toutes sortes de confusions ou de faux problèmes. On dit souvent que l’animal dressé comprend la parole humaine. En réalité l’animal obéit à la parole parce qu’il a été dressé à la reconnaître comme signal ; mais il ne saura jamais l’interpréter comme symbole. Pour la même raison, l’animal exprime ses émotions, il ne peut les dénommer. On ne saurait trouver au langage un commencement ou une approximation dans les moyens d’expression employés chez les animaux. Entre la fonction sensori-motrice et la fonction représentative, il y a un seuil que l’humanité seule a franchi."
Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, 1963, t. I, Éd. Gallimard, 1966, p. 27.
"Employer un symbole est cette capacité de retenir d'un objet sa structure caractéristique et de l'identifier dans des ensembles différents. C'est cela qui est propre à l'homme et qui fait de l'homme un être rationnel. La faculté symbolisante permet en effet la formation du concept comme distinct de l'objet concret, qui n'en est qu'un exemplaire. Là est le fondement de l'abstraction. […] Or, cette capacité représentative d'essence symbolique qui est à la base des fonctions conceptuelles n'apparaît que chez l'homme. Elle s'éveille très tôt chez l'enfant, avant le langage, à l'aube de sa vie consciente. Mais elle fait défaut chez l'animal.
Faisons toutefois une exception glorieuse en faveur des abeilles. D'après les observations mémorables de K. von Frisch, quand une abeille éclaireuse a découvert au cours de son vol solitaire une source de nourriture, elle retourne à la ruche annoncer sa trouvaille en dansant sur les alvéoles une danse particulière, frétillante, et en décrivant certaines figures qu'on a pu analyser; elle indique ainsi aux autres abeilles qui trottinent derrière elle la distance et la direction où se trouve la nourriture. Celles-ci s'envolent alors et vont sans erreur au but qui est parfois fort éloigné de la ruche. Observation de la plus haute portée, qui semble suggérer que les abeilles communiquent entre elles par un symbolisme particulier et se transmettent de véritables messages. Devons- nous mettre ce système de communication en rapport avec le fonctionnement si remarquable de la ruche ? La vie des insectes sociaux suppose-t-elle un certain niveau des relations symboliques ? C'est déjà beaucoup de pouvoir seulement poser la question. Nous demeurons, hésitants et fascinés, au bord d'un immense problème : l'homme pourra-t-il pour la première fois, surmontant la barrière biologique, jeter un regard à l'intérieur d'une société animale et découvrir le principe qui l'organise ? Cette réserve faite, on peut montrer plus précisément où est la différence qui sépare l'homme de l'animal. Prenons d'abord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien souvent confondues quand on parle du « langage animal » : le signal et le symbole.
Un signal est un fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel : éclair annonçant l'orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant le danger. L'animal perçoit le signal et il est capable d'y réagir adéquatement. On peut le dresser à identifier des signaux variés, c'est-à-dire à relier deux sensations par la relation de signal. […] Mais il utilise en outre le symbole qui est institué par l'homme ; il faut apprendre le sens du symbole, il faut être capable de l'interpréter dans sa fonction signifiante et non plus seulement de le percevoir comme impression sensorielle, car le symbole n'a pas de relation naturelle avec ce qu'il symbolise. L'homme invente des symboles ; l'animal, non. […] On dit souvent que l'animal dressé comprend la parole humaine. En réalité l'animal obéit à la parole parce qu'il a été dressé à la reconnaître comme signal, mais il ne saura jamais l'interpréter comme symbole. Pour la même raison, l'animal exprime ses émotions, il ne peut les dénommer. On ne saurait trouver au langage un commencement ou une approximation dans les moyens d'expression employés chez les animaux. Entre la fonction sensori-motrice et la fonction représentative, il y a un seuil que l'humanité seule a franchi. […] L'émergence de Homo dans la série animale peut avoir été favorisée par sa structure corporelle ou son organisation nerveuse ; elle est due avant tout à sa faculté de représentation symbolique, source commune de la pensée, du langage et de la société."
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. 1, 1963, Gallimard tel, 2001, p. 26-28.
"Appliquée au monde animal, la notion de langage n'a cours que par un abus de termes. On sait qu'il a été impossible jusqu'ici d'établir que des animaux disposent, même sous une forme rudimentaire, d'un mode d'expression qui ait les caractères et les fonctions du langage humain. Toutes les observations sérieuses pratiquées sur les communautés animales, toutes les tentatives mises en œuvre au moyen de techniques variées pour provoquer ou contrôler une forme quelconque de langage assimilable à celui des hommes ont échoué. Il ne semble pas que ceux des animaux qui émettent des cris variés manifestent, à l'occasion de ces émissions vocales, des comportements d'où nous puissions inférer qu'ils se transmettent des messages « parlés ». Les conditions fondamentales d'une communication proprement linguistique semblent faire défaut dans le monde des animaux même supérieurs.
La question se pose autrement pour les abeilles, ou du moins on doit envisager qu'elle puisse se poser désormais. Tout porte à croire – et le fait est observé depuis longtemps – que les abeilles ont le moyen de communiquer entre elles. […]
La danse en cercle annonce que l'emplacement de la nourriture doit être cherché à une faible distance, dans un rayon de cent mètres environ autour de la ruche. Les abeilles sortent alors et se répandent autour de la ruche jusqu'à ce qu'elles l'aient trouvé. L'autre danse, que la butineuse accomplit en frétillant et en décrivant des huit (wagging-dance), indique que le point est situé à une distance supérieure, au-delà de cent mètres et jusqu'à six kilomètres. Ce message fournit deux indications distinctes, l'une sur la distance propre, l'autre sur la direction. La distance est impliquée par le nombre de figures dessinées en un temps déterminé ; elle varie toujours en raison inverse de leur fréquence. Par exemple, l'abeille décrit neuf à dix « huit » complets en quinze secondes quand la distance est de cent mètres, sept pour deux cent mètres, quatre et demi pour un kilomètre, et deux seulement pour six kilomètres. Plus la distance est grande, plus la danse est lente. […]
Les abeilles apparaissent capables de produire et de comprendre un véritable message, qui enferme plusieurs données. Elles peuvent donc enregistrer des relations de position et de distance ; elles peuvent les conserver en « mémoire » ; elles peuvent les communiquer en les symbolisant par divers comportements somatiques. Le fait remarquable est d'abord qu'elles manifestent une aptitude à symboliser : il y a bien correspondance « conventionnelle » entre leur comportement et la donnée qu'il traduit. Ce rapport est perçu par les autres abeilles dans les termes où il leur est transmis et devient moteur d'action. Jusqu'ici, nous trouvons, chez les abeilles, les conditions mêmes sans lesquelles aucun langage n'est possible, la capacité de formuler et d'interpréter un «signe », qui renvoie à une certaine « réalité », la mémoire de l'expérience et l'aptitude à la décomposer.
Le message transmis contient trois données, les seules identifiables jusqu'ici : l'existence d'une source de nourriture, sa distance, sa direction. On pourrait ordonner ces éléments d'une manière un peu différente. La danse en cercle indique simplement la présence du butin, impliquant qu'il est à faible distance. Elle est fondée sur le principe mécanique du « tout ou rien ». L'autre danse formule vraiment une communication ; cette fois, c'est l'existence de la nourriture qui est implicite dans les deux données (distance, direction) expressément énoncées. On voit ici plusieurs points de ressemblance au langage humain. Ces procédés mettent en œuvre un symbolisme véritable bien que rudimentaire, par lequel des données objectives sont transposées en gestes formalisés, comportant des éléments variables et de « signification » constante. En outre, la situation et la fonction sont celles d'un langage, en ce sens que le système est valable à l'intérieur d'une communauté donnée et que chaque membre de cette communauté est apte à l'employer ou à le comprendre dans les mêmes termes.
Mais les différences sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre le langage humain. Celle-ci, d'abord, essentielle, que le message des abeilles consiste entièrement dans la danse, sans intervention d'un appareil « vocal », alors qu'il n'y a pas de langage sans voix. D'où une autre différence, qui est d'ordre physique. N'étant pas vocale mais gestuelle, la communication chez les abeilles s'effectue nécessairement dans des conditions qui permettent une perception visuelle, sous l'éclairage du jour ; elle ne peut avoir lieu dans l'obscurité. Le langage humain ne connaît pas cette limitation.
Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu. Le message des abeilles n'appelle aucune réponse de l'entourage, sinon une certaine conduite, qui n'est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d'autres qui parlent, telle est la réalité humaine. Cela révèle un nouveau contraste. Parce qu'il n'y a pas dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée « linguistique » ; déjà parce qu'il n'y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique ; mais aussi en ce sens que le message d'une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n'aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. On n'a pas constaté qu'une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu'elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l'expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s'entremêlent librement et à l'infini. L'abeille ne construit pas de message à partir d'un autre message. [...] Or, le caractère du langage est de procurer un substitut de l'expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l'espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique.
Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d'observer qu'il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu'il comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l'illimité des contenus du langage humain. De plus, la conduite qui signifie le message des abeilles dénote un symbolisme particulier qui consiste en un décalque de la situation objective, de la seule situation qui donne lieu à un message, sans variation ni transposition possible. Or, dans le langage humain, le symbole en général ne configure pas les données de l'expérience, en ce sens qu'il n'y a pas de rapport nécessaire entre la référence objective et la forme linguistique. Il y aurait ici beaucoup de distinctions à faire au point de vue du symbolisme humain dont la nature et le fonctionnement ont été peu étudiés. Mais la différence subsiste.
Un dernier caractère de la communication chez les abeilles l'oppose fortement aux langues humaines. Le message des abeilles ne se laisse pas analyser. Nous n'y pouvons voir qu'un contenu global, la seule différence étant liée à la position spatiale de l'objet relaté. Mais il est impossible de décomposer ce contenu en ses éléments formateurs, en ses « morphèmes », de manière à faire correspondre chacun de ces morphèmes à un élément de l'énoncé. Le langage humain se caractérise justement par là. Chaque énoncé se ramène à des éléments qui se laissent combiner librement selon des règles définies, de sorte qu'un nombre assez réduit de morphèmes permet un nombre considérable de combinaisons, d'où naît la variété du langage humain, qui est capacité de tout dire. Une analyse plus approfondie du langage montre que ces morphèmes, éléments de signification se résolvent à leur tour en phonèmes, éléments d'articulation dénués de signification, moins nombreux encore, dont l'assemblage sélectif et distinctif fournit les unités signifiantes. Ces phonèmes « vides », organisés en systèmes, forment la base de toute langue. Il est manifeste que le langage des abeilles ne laisse pas isoler de pareils constituants ; il ne se ramène pas à des éléments identifiables et distinctifs."
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. 1, 1963, Gallimard tel, 2001, p. 56-62.
"En fait, comme Descartes lui-même l'a correctement remarqué, le langage est une propriété spécifiquement humaine ; et même à des degrés inférieurs d'intelligence, à des niveaux pathologiques, nous trouvons une maîtrise du langage qui est totalement hors de portée d'un singe, qui peut, sous d'autres rapports, surpasser un homme idiot en ce qui concerne la capacité de résoudre des problèmes ou tout autre comportement d'adaptation. […]
La discussion de ce que j'ai appelé « l'aspect créateur de l'utilisation du langage » tourne autour de trois observations importantes. La première est que l'utilisation normale du langage est novatrice, en ce sens qu'une grande part de ce que nous disons en utilisant normalement le langage est entièrement nouveau, que ce n'est pas la répétition de ce que nous avons entendus auparavant, pas même un calque de la structure - quel que soit le sens donné aux mots « calque » et « structure » - de phrases ou de discours que nous avons entendus dans le passé. […] On peut sûrement tenir pour acquis, cependant, que le nombre de phrases de la langue maternelle qu'on comprendra immédiatement sans aucune impression de difficulté ou d'étrangeté est astronomique. […] Mais l'utilisation normale du langage n'est pas seulement novatrice et d'une étendue potentiellement infinie, elle est aussi libre de tout contrôle par des stimuli décelables, qu'ils soient internes ou externes. C'est grâce à cette liberté face au contrôle du stimulus que le langage peut servir d'instrument de pensée et d'expression individuelle, comme il sert non seulement chez les gens exceptionnellement doués et talentueux, mais aussi, en fait, chez tout être humain normal […]. La discussion cartésienne […] révéla une troisième propriété de l'utilisation normale du langage, c'est-à-dire sa cohérence et son adéquation à la situation – ce qui est bien sûr tout à fait différent de contrôle par des stimuli externes. Nous ne pouvons pas dire de façon claire et définitive en quoi cette « adéquation » et cette « cohérence » consistent exactement, mais ces concepts sont sans aucun doute significatifs. Nous pouvons faire le départ entre l'utilisation normale du langage et les divagations d'un maniaque ou les données d'une calculatrice dont un des éléments est déréglé. L'honnêteté nous oblige à admettre que nous sommes aujourd'hui tout aussi loin que l'était Descartes il y a trois siècles de comprendre ce qui permet à un homme de parler de façon novatrice, libre du contrôle des stimuli, ainsi qu'adéquate et cohérente."
Noam Chomsky, Le langage et la pensée, 1968, tr. fr. Louis-Jean Calvet, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 35 et p. 37-39.
"L'incapacité des autres espèces à développer des langages du type des langages humains provient-elle de l'absence chez elles d'une qualité spécifique de l'intelligence plutôt que d'une limitation de l'intelligence commune, comme le pensait Descartes ? Ce débat est traditionnel. Il y a, par exemple, les condamnations dédaigneuses d'Antoine le Grand, l'un des principaux représentants des idées cartésiennes dans l'Angleterre du XVIIe siècle. Il parle de « certaines populations des Indes qui pensent que les singes et les babouins qui abondent autour d'elles sont douées d'entendement et qu'ils sont capables de parler mais ne veulent pas le faire par crainte d'être exploités et contraints de travailler ». Dans certaines vulgarisations hâtives de travaux actuels, par ailleurs intéressants, on affirme pratiquement que les singes supérieurs ont la capacité de langage mais qu'ils n'en ont jamais fait usage. Ce serait un miracle biologique surprenant, vu l'énorme avantage, du point de vue de la sélection, que constituent des capacités linguistiques même minimales; que dirait-on d'un animal qui possèderait des ailes et n'aurait jamais pensé à voler ?"
Noam Chomsky, Réflexions sur le langage, 1975, tr. fr. J. Milner, B. Vautherin et P. Fiala, Maspero, 1977, p. 54.
"Bien avant Aristote, il était couramment admis que le langage articulé établit la frontière qui sépare l'homme des myriades d'organismes animés ; qu'il détermine sa suprématie sur la plante muette et la bête plus puissante, plus rusée, mieux protégée, mais qui ne sait que grogner. Hésiode l'affirme dans sa Théogonie. Pour Aristote, l'homme est un être de parole, Zôon légoménon. Comment cette merveilleuse faculté lui vint est, le rappelle Socrate dans le Cratyle, une énigme, une question valable car elle aiguillonne l'esprit, l'éveille aux prodiges de son pouvoir de communication, mais il est hors des capacités de notre entendement de lui apporter une réponse certaine.
Tout à la fois maître et serviteur de l'expression, depuis que le Verbe a fait choix de la condition humaine, primitive et imparfaite, pour y établir sa vie impérieuse, l'homme s'est libéré du pesant silence de la matière […]
Mais cet affranchissement de la voix qui recueille l'écho là où n'existait auparavant que le silence tient du miracle et de la profanation, du sacrement et du blasphème. C'est une rupture soudaine avec le monde animal, cet animal qui a engendré l'homme, a vécu longtemps près de lui en voisin et qui, si l'on interprète rigoureusement les mythes du centaure, du satyre et du sphinx, s'est trouvé mêlé à notre substance à un degré si intime que ses instincts et sa conformation physique n'ont qu'en partie disparu de notre personne. Ce sevrage brutal, qui donne une impression de malaise dans les fables antiques, a laissé ses empreintes. Nos propres allégories modernes reprennent le même thème, dans les signes inquiétants que décèle Freud d'un besoin de retour en arrière, d'un désir sournois de se replonger dans un état antérieur, mal défini, de la vie organique […]
Par le parler, l'homme a fait des animaux ses serviteurs passifs ou ses ennemis, et les hôtes des champs et des bois ne nous comprennent plus quand nous appelons à l'aide. Maître du discours, il a aussi ébranlé les portes du ciel. Plus encore que le feu, dont elle partage cependant le pouvoir d'illuminer et de détruire, de se répandre et de se reprendre, la parole se trouve au cœur de la défiance que la créature manifeste envers les dieux. Par elle, elle mime leurs prérogatives ou les met en question. La tour de Nemrod était faite de mots. Tantale a bavardé, amené à terre, dans un vaisseau sonore, le secret des divinités. Selon l'enseignement de saint Jean et la métaphore néoplatonicienne, au commencement était le Verbe; mais si ce Logos, cet acte d'essence divine représente, en dernière analyse le degré ultime de la communication, une forme se donnant elle-même à la fois son contenu et sa vérité, qu'en est-il alors de l'animal parlant, du zôon phonanta ? Lui aussi crée des termes et crée à partir des termes."
George Steiner, Langage et silence, 1969, 10/18, n° 3076, 1999, p. 66-67.
"Avec le dialogue se manifeste l'importance politique de l'amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d'elles-mêmes), si imprégné qu'il puisse être du plaisir pris à la présence de l'ami, se soucie du monde commun, qui reste « inhumain » en un sens très littéral, tant que des hommes n'en débattent pas constamment. Car le monde n'est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu'il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu'elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu'au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n'est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en parlant, et dans ce parler, nous apprenons à être humains."
Hannah Arendt, Vies politiques, 1974, Gallimard, p. 34-35.
"La manière dont les deux chimpanzés, Washoe et Sarah paraissent, durant leur apprentissage, maîtriser le code auquel on les dresse, indique qu'ils sont capables de symboliser, qu'ils peuvent même utiliser les symboles en dehors de la présence physique des objets correspondants. Mieux encore, ils savent isoler par analyse des traits. Ils peuvent, pourvu qu'il s'agisse toujours de symboles et non de signes arbitraires, les utiliser pour abstraire, c'est-à-dire classer des objets distincts selon un aspect qu'ils possèdent en commun : par exemple la pomme et la banane, série à partir de laquelle ils sont capables d'abstraire le symbole valant pour « fruit », ou inversement le rouge et le rond, série dont ils peuvent tirer « pomme ». Enfin et surtout, ces singes sont capables d'assimiler les structures abstraites qui correspondent aux phrases simples des langues humaines, et dont les éléments, agencés en séquences non aléatoires[1], peuvent être, chacun en sa position, rem- placés par d'autres appartenant aux mêmes ensembles. Ainsi, Sarah est apte à combiner les unités selon une même structure, pour obtenir des énoncés comme Mary + donner + pomme, Sarah sait même enseigner le code à d'autres singes. Et pourtant tout cela ne suffit pas, malgré l'apparence. En effet, pour que l'on puisse parier de langue et même de langage, il faudrait qu'il n'y eût pas seulement perception unilatérale de messages, comme c'est le cas chez les singes auxquels les expérimentateurs ont appris comment réagir à des énoncés constitués des symboles qu'ils les ont dressés d'abord à interpréter individuellement. Il faudrait, d'une part, qu'il y eût intelligence conceptuelle, agençant des signes purs; et d'autre part, qu'il y eût encore initiative prise par chacun des individus du couple émetteur-récepteur en rapport d'inversion systématique entre eux, le récepteur assumant la totalité des fonctions de l'émetteur lorsque à son tour il agit comme tel."
Claude Hagège, L'Homme de paroles, 1985, Folio essais, 2002, p. 139-140.
[1] Agencés en séquences aléatoires : placés dans un certain ordre (ici, l'ordre grammatical).
"La parole est ce qui spécifie l'humain. Elle se déploie sur trois registres essentiels, qui la constituent : l'expression, l'information, la conviction. Dans ce sens, les modes de communication qu'elle fonde se distinguent radicalement de ceux qui rassemblent les animaux au sein d'une même espèce, ou même de ceux des machines, dont on sait pourtant l'aptitude à communiquer à leur manière.
La machine informe, notamment les ordinateurs. Elle le fait particulièrement bien. Elle a été conçue dans ce but: une exceptionnelle fiabilité dans le traitement el la transmission de l'information.
L'animal informe lui aussi. Cette information, comme dans le cas de la machine, est un signal qui s'échange à l'intérieur de l'espèce, et qui est aussi une capacité à traiter d'autres signaux provenant de l'environnement. Cette capacité à traiter l'information ne se transcende pourtant pas elle-même. Comme le rappelle Georges Gusdorf, « l'animal ne connaît pas le signe, mais le signal seulement, c'est-à-dire la réaction conditionnelle à une situation reconnue dans sa forme globale, mais non analysée dans son détail. Sa conduite vise l'adaptation à une présence concrète à laquelle il adhère par ses besoins, ses tendances en éveil, seuls chiffres pour lui, seuls éléments d'intelligibilité offerts par un événement qu'il ne domine pas, auquel il participe ».
L'animal ne se contente pas d'informer et d'être informé. Il sait aussi exprimer toute la gamme des sentiments qui s'offrent à lui : plaisir, douleur, colère. Mais ces sentiments restent pris, pour l'essentiel, dans le registre informatif. Ils sont asservis aux exigences comportementales d'adaptation aux autres membres de l'espèce et à l'environnement.
L'être humain, quant à lui, déploie, avec des intensités différentes, outre les deux registres qu'il a en commun avec le monde animal et celui des machines, l'information et l'expression, une capacité totalement innovante à avoir un point de vue, des projet, une intervention sur le monde qui l'entoure. L'humain est un être de convictions animé par le désir de convaincre.
Convaincre est une expérience spécifique de l'espèce humaine. L'animal informe et exprime, mais jamais il ne se place en posture de convaincre. De quel pointe de vue singulier, de quelle conviction se ferait-il d'ailleurs le porte-parole ? La machine à traiter l'information n'a pas plus de titre, malgré les fantasmes dont on l'investit parfois, d'être l'auteur d'une quelconque entreprise de conviction. La machine n'a aucune conscience, aucune point de vue propre. L'homme, seul, convainc. Cela peut-être l'institue comme être de parole.
Convaincre, pour l'home, est une activité complexe, multiforme. Il s'agit aussi bien, dans une acception large donnée à ce terme, de convaincre l'environnement matériel de se soumettre à un projet que l'on formule à son égard (tailler un os en pointe de flèche ou en forme d'aiguille pour coudre les sacs indispensables aux migrations) que de convaincre une autre personne de partager telle opinion ou d'adopter tel comportement. Sur un plan anthropologique, l'aptitude à convaincre est peut-être la matrice de la technique elle-même, qu'il s'agisse des techniques matérielles, comme la capacité à fabriquer des outils, ou des techniques intellectuelles.
La parole humaine englobe ces trois registres, exprimer, informer, convaincre. Elle est le fruit d'une combinaison optimale de ces trois éléments au sein de laquelle le convaincre pourrait bien jouer un rôle prépondérant."
Philippe Breton, La Parole manipulée, 1997, La Découverte/Poche, 2000, p. 28-30.
"D'une part, tous les êtres humains parlent. On n'a jamais trouvé une culture, aussi isolée soit-elle, qui ne possède pas de langage. D'autre part, aucune autre espèce animale ne possède un système de communication productif. D'autres animaux communiquent aussi entre eux, de manière plus ou moins complexe selon les espèces, mais il n'y a rien qui ressemble au langage, permettant de formuler un nombre infini de phrases à partir d'un nombre fini de « mots ». De nombreuses tentatives ont eu lieu pour apprendre une langue humaine à d'autres espèces, en particulier aux chimpanzés. Un exemple célèbre est celui de ce couple de chercheurs qui a décidé d'adopter un bébé chimpanzé à la naissance de leur propre enfant. Au bout de deux ans environ, il a fallu arrêter l'expérience : en effet le bébé humain commençait à parler, mais pas le bébé chimpanzé ; par contre, le chimpanzé grimpait parfaitement bien au sommet des arbres, et avait tendance à y entraîner son « frère » ! D'autres tentatives ont été faites en utilisant la langue des signes des sourds-muets, car si les chimpanzés ne peuvent pas articuler les sons des langues humaines, en revanche, ils ont des mains semblables aux nôtres. Or, les langues des signes (il en existe plusieurs) possèdent les mêmes caractéristiques que les langues humaines parlées : elles ont aussi des règles syntaxiques, qui suivent les mêmes principes structurels que les langues parlées. Mais cette tentative a aussi échoué : les chimpanzés arrivent à apprendre un vocabulaire assez important, de l'ordre de plusieurs centaines de mots (contre 50 000 ou 100 000 pour un être humain). Ils parviennent donc bien à utiliser un symbole pour un concept. Par contre, l'aspect syntaxique ou productif du langage, c'est-à-dire la capacité à combiner des mots pour former de nouveaux sens, n'apparaît jamais."
Anne Christophe, "L'apprentissage du langage (les bases cérébrales du langage)", dans Le Cerveau, le Langage, le Sens, Université de tous les savoirs, 5, Odile Jacob, "Poches Odile Jacob", 2002, p. 199.
"C'était un dimanche après-midi d'automne. Je regardais à la télévision un documentaire qui s'intitulait: « Kanzi, le singe aux mille mots ». On nous montrait comment des chimpanzés se servaient de plusieurs centaines de mots; ils utilisaient pour cela un grand tableau dont chaque touche était identifiée par une icône. Lorsqu'ils appuyaient sur une des touches, le mot correspondant était automatiquement prononcé. L'un de ces singes, nommé Kanzi, particulièrement doué pour cet exercice, était parvenu à maîtriser environ un millier de ces signes et les a utilisés pour identifier des objets ou des êtres humains et parfois pour en demander l'apparition.
C'était impressionnant ! Et ma fille de cinq ans fut effectivement fort impressionnée. « Tu vois, me dit-elle, je savais bien que les animaux parlaient ; et d'ailleurs même mon chien Malik, qui est quand même moins intelligent qu'un singe, comprend ce que je dis et sait fort bien se faire comprendre. » Je me souviens combien je fus embarrassé pour lui expliquer que l'on était bien loin de la parole et que ce qu'elle avait vu n'avait que peu de chose en commun avec notre langage. J'essayais de lui montrer les limites de la communication animale ; je tentais d'illustrer, en faisant appel au monde du fantastique et de la poésie, le pouvoir singulier que donne à l'homme son langage ; je m'escrimais à lui montrer l'écart considérable qui séparait le verbe humain et l'activité de communication de l'animal. Rien n'y fit ! Elle possédait enfin la preuve scientifique et... télévisuelle que les contes, les fables et les dessins animés ne lui avaient pas menti les animaux parlaient; pas tout à fait comme nous, mais ils parlaient bel et bien."
Alain Bentolila, "Le Propre de l'homme : le verbe", revue Raison présente, n° 145, 2003.
"Dès qu'il y a parole, il y a société, c'est-à-dire la mise en œuvre par un groupe d'individu d'actions coordonnées. Différenciées et planifiées, en vue de se représenter ou d'intervenir sur le monde, sur le groupe et sur lui-même. La spécificité de l'homme, à la différence des animaux, est qu'il est obligé de « faire société », qu'il lui faut faire un effort, un travail, une intervention délibérée pour maintenir une cohésion sociale. Les sociétés humaines ont cette particularité de se déliter assez vite si le lien social n'est pas entretenu. Ce n'est pas le cas des « sociétés animales ». La différence est essentielle.
La société animale tient debout tant que ses membres observent les registres comportementaux propres à l'espèce. Même si l'animal, parce qu'il est un être vivant (et non une machine), accède à sa manière à certaines formes de conscience, il ne connaît ni la violence (que le lion mange la gazelle n'est pas en soi une violence), ni la guerre civile, ni la guerre entre espèces. À 'intérieur d'une même espèce, les registres comportementaux varient peu selon les groupes, et les membres qui les composent interprètent ces registres de façon très peu individualisée. En somme, les animaux ne connaissent ni la société, ni l'individu, mais plutôt la communauté de l'instinct.
Comme le rappelle Gusdorf, « l'animal ne connaît pas le signe, mais le signal seulement, c'est-à-dire la réaction conditionnelle à une situation reconnue dans sa forme globale, mais non analysée dans son détail. Sa conduite vise l'adaptation à une présence concrète à laquelle il adhère par ses besoins, ses tendances en éveil, seuls chiffres pour lui, seuls éléments d'intelligibilité offerts par un événement qu'il ne domine pas, auquel il participe »[1]. L'animal, donc, ne parle pas. Et s'il ne parle pas, pour le dire autrement, c'est qu'il n'a tout simplement rien à dire. La parole est bien l'axe d'une discontinuité radicale entre l'animal et l'homme."
Philippe Breton, Éloge de la parole, 2003, La Découverte / Poche, 2007, p. 102.
[1] Georges Gusdorf, La parole, PUF, Paris, 1952, p. 10.
Date de création : 16/01/2012 @ 16:51
Dernière modification : 16/02/2021 @ 19:20
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