"Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix ; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant ou à un vieillard infirme sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : « Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse », inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : « Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible ». C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel […] qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation."
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, Première partie, Collection classiques Garnier : Œuvres politiques, p. 45.
"Quelque degré d'égoïsme qu'on puisse supposer à l'homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d'intérêt pour ce qui arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu'il n'en retire que le plaisir d'en être témoin. C'est ce principe qui produit la pitié ou la compassion qui est l'émotion que nous éprouvons pour les infortunes des autres, soit que nous les voyions de nos propres yeux, soit qu'on nous les fasse concevoir avec force. Il est trop ordinaire de souffrir des souffrances des autres, pour qu'un pareil fait ait besoin de preuves ; car ce sentiment, ainsi que toutes les autres passions inhérentes à notre nature, ne se montre pas uniquement dans les hommes vertueux et humains, quoique ceux-là, sans doute, l'éprouvent avec la sensibilité la plus exquise : il existe encore à quelque degré dan le cœur des plus grands scélérats, des hommes qui ont violé le plus audacieusement les lois de la société.
Aucune expérience immédiate ne nous apprenant ce que les autres hommes sentent, nous ne pouvons nous faire d'idée de la manière dont ils sont affectés, qu'en concevant ce que nous sentirions nous-même dans la situation où ils se trouvent. Qu'un de nos frères soit sur la roue, nos sens ne nous instruiront jamais de ce qu'il souffre, tant que nous serons à notre aise. Nos sens ne peuvent jamais nous mener au-delà de notre propre personne : il n'y a donc que l'imagination qui nous fasse concevoir les sensations qu'il éprouve ; et cette faculté même ne peut nous aider, que parce qu'elle nous représente ce que seraient les nôtres si nous étions à sa place. Ce sont les impressions de nos sens seulement, non les siennes, qu'elle copie. Elle nous met dans sa situation : nous nous sentons souffrir de tous les mêmes tourments, nous entrons, pour ainsi dire, dans son corps, nous ne faisons, en quelque sorte, plus qu'un avec lui ; et nous formant ainsi une idée de ses sensations, nous en éprouvons même qui, quoique plus faibles, sont en quelque chose semblables aux siennes. Ses souffrances, quand nous les avons ainsi rapportées à notre personne, quand elles nous sont ainsi devenues propres, commencent à nous affecte, et c'est alors que nous frissonnons à la seule pensée de ce qu'il éprouve ; car, ainsi que toute espèce de douleur ou d'infortune excite en nous une sensation des plus pénibles, de même la fiction imaginaire d'une douleur ou d'une infortune quelconque reproduit en nous la même émotion avec plus ou moins de vivacité, suivant le degré de force ou de faiblesse avec lequel nous nous le représentons.
Que telle est la source de ce que nous éprouvons de semblable aux souffrances des autres, que c'est en nous mettant, par l'imagination, à leur plan que nous pouvons concevoir ce qu'ils sentent et en être affectés, c'est là ce que l'on pourrait démontrer par bien des observations banales, si le fait n'était pas suffisamment évident en lui-même. […]
Les circonstances qui produisent le chagrin ou la douleur, ne sont pas les seules qui excitent en nous des sentiments semblables à ceux d'autrui. Quelle que soit la passion qu'éprouve le principal intéressé dans une situation donnée, tout spectateur attentif, en le considérant, éprouvera en son sein une émotion analogue à la sienne. Les héros de roman ou de tragédie nous intéressent également à leurs succès et à leurs détresses, et nous ne nous associons pas moins à leur bonheur qu'à leurs misères. Nous entrons dans leur reconnaissance pour ces amis fidèles qui ne les ont point désertés dans les épreuves ; et nous épousons avec ardeur leur ressentiment contre les traîtres perfides qui les ont lésés, trompés ou abandonnés. Pour toutes les passions dont l'esprit de l'homme est susceptible, l'émotion du spectateur correspond toujours à ce qu'il s'imagine que doit ressenti celui qui souffre, lorsqu'il rapporte la situation sa propre personne.
On se sert des mots de pitié et de compassion pour exprimer le sentiment que les peines des autre nous font éprouver : quoique celui de sympathie fût peut-être originellement borné à cette signification, cependant on peut, sans trop d'impropriété l'employer pour exprimer la faculté de partager les passions des autres quelles qu'elles soient."
Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, 1759, Section 1ère, chapitre I, tr. fr. Sophie de Grouchy révisée par Laurent Folliot, Rivages Poches, 2016, p. 43-45 et p. 46-47.
"Qu'on suppose à une action, comme cause dernière, le motif qu'on voudra : ce sera toujours en fin de compte, et par des détours plus ou moins longs, le bien et le mal de l'agent lui-même, qui aura tout mis en branle ; l'action sera donc égoïste, et par suite sans valeur morale. Il est un cas, un seul, qui fasse exception : c'est quand la raison dernière d'une action ou omission réside dans le bien et le mal d'un autre être, « intéressé à titre de patient », alors l'agent, dans sa résolution ou son abstention, n'a rien d'autre en vue, que la pensée du bien ou du mal de cet autre ; son seul but, c'est de faire que cet autre ne soit pas lésé, ou même reçoive aide, secours et allégement de son fardeau. C'est cette direction de l'action qui seule peut lui imprimer un caractère de bonté morale ; ainsi tel est le propre de l'action, positive ou négative, moralement bonne, d'être dirigée en vue de l'avantage et du profit d'un autre. Autrement, le bien et le mal qui en tout cas inspirent l'action ou l'abstention, ne peuvent être que le bien et le mal de l'agent lui-même : dès lors elle ne peut être qu'égoïste et destituée de toute valeur morale.
Or, pour que mon action soit faite uniquement en vue d'un autre, il faut que le bien de l'autre soit pour moi, et directement, un motif, au même titre où mon bien à moi l'est d'ordinaire. De là une façon plus précise de poser le problème : comment donc le bien et le mal d'un autre peuvent-ils bien déterminer ma volonté directement, à la façon dont seul d'ordinaire, agit mon propre bien ? Comment ce bien, ce mal, peuvent-ils devenir mon motif, et même un motif assez puissant pour me décider parfois à faire passer en seconde ligne et plus ou moins loin derrière, le principe constant de tous mes autres actes, mon bien et mon mal à moi ? – Évidemment, il faut que cet autre être devienne la fin dernière de mon acte, comme je la suis moi-même en toute autre circonstance : il faut donc que je veuille son bien et que je ne veuille pas son mal, comme je fais d'ordinaire pour mon propre bien et mon propre mal. À cet effet, il est nécessaire que je compatisse à son mal à lui, et comme tel ; que je sente son mal, ainsi que je fais d'ordinaire le mien. Or, c'est supposer que par un moyen quelconque, je suis identifié avec lui, que toute différence entre moi et autrui est détruite, au moins jusqu'à un certain point, car c'est sur cette différence que repose justement mon égoïsme. Mais je ne peux me glisser dans la peau d'autrui : le seul moyen auquel je puisse recourir, c'est donc d'utiliser la connaissance que j'ai de cet autre, la représentation que je me fais de lui dans ma tête, afin de m'identifier à lui, assez pour traiter, dans ma conduite, cette différence comme si elle n'existait pas. Toute cette série de pensées, dont voilà l'analyse, je ne l'ai pas rêvée, je ne l'affirme pas en l'air ; elle est fort réelle, même elle n'est point rare ; c'est là le phénomène quotidien de la pitié, de cette participation toute immédiate, sans aucune arrière-pensée, d'abord aux douleurs d'autrui, puis et par suite à la cessation, ou à la suppression de ces maux, car c'est là le dernier fond de tout bien-être et de tout bonheur. Cette pitié, voilà le seul principe réel de toute justice spontanée et de toute vraie charité. Si une action a une valeur morale, c'est dans la mesure où elle en vient : dès qu'elle a une autre origine, elle ne vaut plus rien. Dès que cette pitié s'éveille, le bien et le mal d'autrui me tiennent au cœur aussi directement que peut y tenir d'ordinaire mon propre bien, sinon avec la même force : entre cet autre et moi, donc, plus de différence absolue".
Schopenhauer, Le Fondement de la morale, 1841, trad. Auguste Burdeau, Le Livre de poche, p. 154-156.
"[La pitié] consiste d'abord à se mettre par la pensée à la place des autres, à souffrir de leur souffrance. Mais si elle n'était rien de plus, comme quelques-uns l'ont prétendu, elle nous inspirerait l'idée de fuir les misérables plutôt que de leur porter secours, car la souffrance nous fait naturellement horreur. Il est possible que ce sentiment d'horreur se trouve à l'origine de la pitié ; mais un élément nouveau ne tarde pas à s'y joindre, un besoin d'aider nos semblables et de soulager leur souffrance. Dirons-nous, avec La Rochefoucauld, que cette prétendue sympathie est un calcul, « une habile prévoyance des maux à venir » ? Peut-être la crainte entre-t-elle en effet pour quelque chose encore dans la compassion que les maux d'autrui nous inspirent ; mais ce ne sont toujours là que des formes inférieures de la pitié. La pitié vraie consiste moins à craindre la souffrance qu'à la désirer. Désir léger, qu'on souhaiterait à peine de voir réalisé, et qu'on forme pourtant malgré soi, comme si la nature commettait quelque grande injustice, et qu'il fallût écarter tout soupçon de complicité avec elle. L'essence de la pitié est donc un besoin de s'humilier, une aspiration à descendre. Cette aspiration douloureuse a d'ailleurs son charme, parce qu'elle nous grandit dans notre propre estime, et fait que nous nous sentons supérieurs à ces biens sensibles dont notre pensée se détache momentanément. L'intensité croissante de la pitié consiste donc dans un progrès qualitatif, dans un passage du dégoût à la crainte, de la crainte à la sympathie, et de la sympathie elle-même à l'humilité."
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, PUF, 2011, p.14.
"Si toute manifestation de sympathie est une bonne chose, celle qu'on exprime à l'égard de la souffrance est la plus ordinaire, car elle est teintée d'égotisme et peut se révéler malsaine en nous faisant craindre pour notre sécurité. Nous craignons de devenir ce lépreux ou cet aveugle, et que personne ne s'inquiète de notre sort. Cette forme de sympathie est aussi curieusement sélective, alors que c'est avec la vie dans tous ses aspects qu'il faut sympathiser. Pas seulement avec les chagrins et les maladies, mais aussi avec les joies, la beauté, l'énergie, la santé et la liberté de l'existence. Plus son domaine est étendu et plus la sympathie exige d'altruisme. N'importe qui peut compatir aux souffrances d'un ami, mais il faut une nature très noble - en fait celle d'un véritable individualiste – pour se réjouir de ses succès. […]
De la compassion pour la souffrance, on en trouvera toujours, c'est l'un des premiers instincts de l'homme. Les animaux faisant preuve de personnalité, à savoir les animaux supérieurs, partagent avec nous cet instinct. Mais souvenons-nous que, si le partage de la joie augmente la joie dans le monde, le partage de la souffrance ne diminue celle-ci en rien. Il se peut qu'il rende l'homme plus apte à endurer le mal, mais le mal demeure. La compassion pour un tuberculeux ne le guérit pas; c'est l'affaire de la science."
Oscar Wilde, L'Âme humaine, 1891, Éd. Arléa, Trad. N. Vallée.
"Nous appelons [sympathie] ce don merveilleux que nous portons en nous de faire nôtres les joies et les peines de nos semblables, de nous en pénétrer entièrement, de nous sentir en parfaite communion, de ne faire qu'un avec eux.
Nous n'avons pas de peine à retrouver dans la sympathie les traits essentiels du contact vital avec la réalité. La sympathie ne saurait être instantanée, il y a toujours de la durée en elle, et dans cette durée il y a comme deux devenirs qui, en parfaite harmonie, s'écoulent l'un à côté de l'autre. En le faisant, ils se pénètrent d'ailleurs d'une façon si intime qu'au lieu d'admettre l'existence d'un sentiment qui par une sorte de résonance évoquerait un sentiment analogue chez un autre individu, on serait plutôt porté à parler d'un seul sentiment qui, tout en restant un, vient s'intégrer dans deux vies individuelles différentes. Il y a là réelle participation. De plus, la sympathie a le caractère de quelque chose d'achevé, ou mieux, trouve sa lin en elle-même ; elle possède sa valeur propre, n'a besoin d'aucune justification extrinsèque, et a, à ce point de vue, quelque chose de reposant en elle, en ce sens qu'elle est la réponse adéquate et toute naturelle à la situation ambiante et qu'elle épuise, pour ainsi dire, cette situation entièrement, sans qu'il soit nécessaire de chercher autre chose. Nous sommes reconnaissants de la sympathie qu'on nous témoigne, même et peut-être surtout là où elle ne peut, en raison des circonstances, se manifester par rien d'autre que par elle-même ; il y a des gens qui peuvent venir à notre secours dans notre détresse, il y en a d'autres qui ne peuvent que nous offrir leur sympathie et cette sympathie, nous l'apprécions alors d'autant plus qu'ils n'ont justement rien d'autre à nous donner."
Eugène Minkowski, Le Temps vécu, 1933, PUF, 1995, p. 61.
"La sympathie est pour nous un phénomène primitif et essentiel de la vie. Ce phénomène est ainsi irréductible. Il ne demande point à être ramené à des phénomènes soi-disant plus simples que lui. La psychologie classique, en prenant pour point de départ ce qu'elle appelle les sentiments subjectifs et élémentaires, se voit contrainte de décomposer la sympathie en deux étapes, l'une consistant à se rendre compte de la présence d'un sentiment chez un de nos semblables, l'autre, à y réagir par un sentiment adéquat. D'ailleurs, pour la première étape, en considérant la perception comme seule révélatrice de la réalité, elle se trouvera en présence d'une difficulté insurmontable ; après avoir dissocié le phénomène de sympathie, elle se verra obligée d'expliquer la façon dont nous constatons la présence de sentiments chez autrui, et fera appel à des jugements par analogie ou à d'autres artifices du même ordre dont nous ne trouvons nulle trace dans notre conscience. En réalité, la sympathie est ce qu'il y a de plus naturel, de plus « humain » en nous. Elle sert de support, de charpente à notre vie. Nos propres sentiments existent pour nous autant seulement qu'ils sont susceptibles de déterminer de la sympathie autour de nous, et cela ils ne peuvent pas ne pas le faire, car la sympathie est la base même de la vie sentimentale. En d'autres termes, la sympathie est pour nous bien plus primitive que les « pathies », s'il est permis de s'exprimer ainsi, qu'elle semble réunir et le vrai problème est de savoir comment nous arrivons à considérer comme indépendantes ces pathies qui ne forment primitivement qu'un tout indivisible."
Eugène Minkowski, Le Temps vécu, 1933, PUF, 1995, p. 62.
"Jouer au héros, au lâche, au traître, au révolutionnaire, au sauveur de la patrie, au martyre de la liberté, ce sont autant de manières de faire le clown. Même coller un homme au mur et lui tirer dans le ventre, même perdre et gagner la guerre, ce sont des façons comme tant d'autres de faire le clown. Mais je ne pouvais maintenant me refuser à faire le clown pour aider un pauvre garçon américain à mourir sans souffrance. En Europe, avouons-le, il nous arrive souvent de faire le clown pour bien moins ! Et puis, c'était là une façon noble, une façon généreuse de faire le clown. Je ne pouvais m'y refuser : il s'agissait d'empêcher un homme de souffrir. Je mangerais de la terre, je mâcherais des pierres, j'avalerais de la crotte, je trahirais ma mère. Pour aider un homme ou un animal à ne pas souffrir. La mort ne me fait pas peur : je ne la hais pas, elle ne me dégoûte pas. Au fond, c'est là une chose qui ne me regarde pas. Mais la souffrance, je la hais ; et celle des autres, hommes ou animaux, plus que la mienne. Je suis prêt à tout, à n'importe quelle lâcheté, à n'importe quel acte héroïque, pour ne pas faire souffrir un être humain, pour aider un homme à ne pas souffrir, à mourir sans douleur Aussi, bien que je sentisse le rouge me monter au front, j'étais heureux de pouvoir faire le clown non pour le compte de la patrie, de l'humanité, de l'honneur national, de la gloire, de la liberté, pour mon propre compte : pour aider un pauvre garçon à ne pas souffrir, à mourir sans douleur."
Malaparte, La Peau, 1949, Le Livre de Poche, tr. fr. René Novella, 1966, p. 259-260.
Date de création : 16/01/2012 @ 17:03
Dernière modification : 21/06/2021 @ 15:32
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