"Le bonheur est coextensif à la contemplation, et plus on possède la faculté de contempler, plus aussi on est heureux, heureux non pas par accident mais en vertu de la contemplation même, car cette dernière est par elle-même d'un grand prix. Il en résulte que le bonheur ne saurait être qu'une forme de contemplation.
Mais le sage aura aussi besoin de la prospérité extérieure, puisqu'il est un homme : car la nature humaine ne se suffit pas pleinement à elle-même pour l'exercice de la contemplation, mais il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu'il reçoive de la nourriture et tous autres soins. Cependant, s'il n'est pas possible sans l'aide des biens extérieurs d'être parfaitement heureux, on ne doit pas s'imaginer pour autant que l'homme aura besoin de choses nombreuses et importantes pour être heureux. Ce n'est pas, en effet, dans un excès d'abondance que résident la pleine suffisance et l'action, et on peut, sans posséder l'empire de la terre et de la mer, accomplir de nobles actions, car même avec des moyens médiocres on sera capable d'agir selon la vertu. L'observation au surplus le montre clairement : les simples particuliers semblent en état d'accomplir des actions méritoires, tout autant que les puissants, et même mieux. Il suffit d'avoir la quantité de moyens strictement exigés par l'action vertueuse : alors sera heureuse la vie de l'homme agissant selon la vertu."
Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre X, 9, p. 519-520, trad. J. Tricot, Vrin, 1983.
"Il ne faut point confondre le bonheur avec la vertu. Il est certain que faire le bien pour le bien, c'est le faire pour soi, pour notre propre intérêt, puisqu'il donne à l'âme une satisfaction intérieure, un contentement d'elle-même sans lequel il n'y a point de vrai bonheur. Il est sûr encore que les méchants sont tous misérables, quel que soit leur sort apparent, parce que le bonheur s'empoisonne dans une âme corrompue, comme le plaisir des sens dans un corps malsain. Mais il est faux que les bons soient tous heureux dès ce monde, et comme il ne suffit pas au corps d'être en santé pour avoir de quoi se nourrir, il ne suffit pas non plus à l'âme d'être saine pour obtenir tous les biens dont elle a besoin. Quoiqu'il n'y ait que les gens de bien qui puissent vivre contents, ce n'est pas à dire que tout homme de bien vive content. La vertu ne donne pas le bonheur, mais elle seule apprend à en jouir quand on l'a : la vertu ne garantit pas des maux de cette vie et n'en procure pas les biens ; c'est ce que ne fait pas non plus le vice avec toutes ses ruses ; mais la vertu fait porter plus patiemment les uns et goûter plus délicieusement les autres. Nous avons donc, en tout état de cause, un véritable intérêt à la cultiver, et nous faisons bien de travailler pour cet intérêt, quoiqu'il y ait des cas où il serait insuffisant par lui-même, sans l'attente d'une vie à venir."
Rousseau, Lettre à M. d'Offreville, 1761.
"Ce n'est que par la vertu [que l'homme] peut se rendre heureux. Sans vertus la société ne peut ni être utile ni subsister ; elle ne peut avoir des avantages réels que lorsqu' elle rassemble des êtres animés du désir de se plaire, et disposés à travailler à leur utilité réciproque ; il n' existe point de douceurs dans les familles si les membres qui les composent ne sont dans l' heureuse volonté de se prêter des secours mutuels, de s'entraider à supporter les peines de la vie et d'écarter par des efforts réunis les maux auxquels la nature les assujettit. Le lien conjugal n'est doux qu'autant qu'il identifie les intérêts des deux êtres, réunis par le besoin d'un plaisir légitime d' où résulte le maintien de la société politique, et capable de lui former des citoyens. L'amitié n'a des charmes que lorsqu' elle associe plus particulièrement des êtres vertueux, c'est-à-dire, animés du désir sincère de conspirer à leur bonheur réciproque. Enfin, ce n'est qu'en montrant de la vertu que nous pouvons mériter la bienveillance, la confiance, l'estime de tous ceux avec qui nous avons des rapports ; en un mot nul homme ne peut être heureux tout seul.
En effet le bonheur de chaque individu de l'espèce humaine dépend des sentiments qu'il fait naître et qu' il nourrit dans les êtres parmi lesquels son destin l' a placé ; la grandeur peut bien les éblouir ; le pouvoir et la force peuvent bien leur arracher des hommages involontaires ; l'opulence peut séduire des âmes basses et vénales ; mais l' humanité, la bienfaisance, la compassion, l' équité peuvent seuls obtenir sans effort les sentiments si doux de la tendresse, de l' attachement, de l' estime dont tout homme raisonnable sent la nécessité. Être vertueux, c'est donc placer son intérêt dans ce qui s'accorde avec l'intérêt des autres ; c'est jouir des bienfaits et des plaisirs que l'on répand sur eux. Celui que son naturel, son éducation, ses réflexions, ses habitudes ont rendu susceptible de ces dispositions, et que ses circonstances mettent à portée de se satisfaire, devient un objet intéressant pour tous ceux qui l' approchent : il jouit à chaque instant ; il lit avec plaisir le contentement et la joie sur tous les visages ; sa femme, ses enfants, ses amis, ses serviteurs lui montrent un front ouvert et serein, lui représentent le contentement et la paix dans lesquels il reconnaît son ouvrage ; tout ce qui l'environne est prêt à partager ses plaisirs et ses peines ; chéri, respecté, considéré des autres, tout le ramène agréablement sur lui-même ; il connaît les droits qu'il s'est acquis sur tous les cœurs ; il s' applaudit d' être la source d' une félicité par laquelle tout le monde est enchaîné à son sort. Les sentiments d'amour que nous avons pour nous-mêmes, deviennent cent fois plus délicieux, lorsque nous les voyons partagés par tous ceux avec qui notre destin nous lie. L'habitude de la vertu nous fait des besoins que la vertu suffit pour satisfaire ; c'est ainsi que la vertu est toujours sa propre récompense, et se paye elle-même des avantages qu' elle procure aux autres."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XV, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 358-359.
"De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une BONNE VOLONTÉ. L'intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses, la faculté de discerner le particulier pour en juger, et les autres talents de l'esprit, de quelque nom qu'on les désigne, ou bien le courage, la décision, la persévérance dans les desseins, comme qualités du tempérament, sont sans doute à bien des égards choses bonnes et désirables ; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et funestes si la volonté qui doit en faire usage, et dont les dispositions propres s'appellent pour cela caractère, n'est point bonne. Il en est de même des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu'on nomme le bonheur, engendrent une confiance en soi qui souvent aussi se convertit en présomption, dès qu'il n'y a pas une bonne volonté pour redresser et tourner vers des fins universelles l'influence que ces avantages ont sur l'âme, et du même coup tout le principe de l'action ; sans compter qu'un spectateur raisonnable et impartial ne saurait jamais éprouver de satisfaction à voir que tout réussisse perpétuellement à un être que ne relève aucun trait de pure et bonne volonté, et qu'ainsi la bonne volonté paraît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend digne d'être heureux".
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, trad. V. Delbos, Delagrave, 1986, p. 88-89.