"Dès que le sujet cherche à s'affirmer, l'Autre qui le limite et le nie lui est cependant nécessaire : il ne s'atteint qu'à travers cette réalité qu'il n'est pas. C'est pourquoi la vie de l'homme n'est jamais plénitude et repos, elle est manque et mouvement, elle est lutte. En face de soi, l'homme rencontre la Nature ; il a prise sur elle, il tente de se l'approprier. Mais elle ne saurait le combler. Ou bien elle ne se réalise que comme une opposition purement abstraite, elle est obstacle et demeure étrangère ; ou bien elle subit passivement le désir de l'homme et se laisse assimiler par lui ; il ne la possède qu'en la consommant, c'est-à-dire en se détruisant. Dans ces deux cas, il demeure seul ; il est seul quand il touche une pierre, seul quand il digère un fruit. Il n'y a présence de l'autre que si l'autre est lui-même présent à soi : c'est-à-dire que la véritable altérité est celle d'une conscience séparée de la mienne et identique à elle. C'est l'existence des autres hommes qui arrache chaque homme à son immanence et qui lui permet d'accomplir la vérité de son être, de s'accomplir comme transcendance, comme échappement vers l'objet, comme projet. Mais cette liberté étrangère, qui confirme ma liberté, entre aussi en conflit avec elle : c'est la tragédie de la conscience malheureuse ; chaque conscience prétend se poser seule comme sujet souverain. Chacune essaie de s'accomplir en réduisant l'autre en esclavage. Mais l'esclave dans le travail et la peur s'éprouve lui aussi comme essentiel et, par un retournement dialectique, c'est le maître qui apparaît comme l'inessentiel. Le drame peut être surmonté par la libre reconnaissance de chaque individu en l'autre, chacun posant à la fois soi et l'autre comme objet et comme sujet dans un mouvement réciproque. Mais l'amitié, la générosité, qui réalisent concrètement cette reconnaissance des libertés, ne sont pas des vertus faciles ; elles sont assurément le plus haut accomplissement de l'homme, c'est par là qu'il se trouve dans sa vérité : mais cette vérité est celle d'une lutte sans cesse ébauchée, sans cesse abolie ; elle exige que l'homme à chaque instant se surmonte. On peut dire aussi en un autre langage que l'homme atteint une attitude authentiquement morale quand il renonce à être pour : assumer son existence ; par cette conversion, il renonce aussi à toute possession, car la possession est un mode de recherche de l'être; mais la conversion par laquelle il atteint la véritable sagesse n'est jamais faite, il faut sans cesse la faire, elle réclame une constante tension. Si bien que, incapable de s'accomplir dans la solitude, l'homme dans ses rapports avec ses semblables est sans cesse en danger : sa vie est une entreprise difficile dont la réussite n'est jamais assurée."
Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949, I, Troisième partie, Chapitre I, Édition du Club France Loisirs, La Bibliothèque du XXe siècle, 1990, p. 247-248.
"Le fait banal de la conversation quitte, par un côté, l'ordre de la violence. Ce fait banal est la merveille des merveilles. Parler, c'est en même temps que connaître autrui se faire connaître à lui. Autrui n'est pas seulement connu, il est salué. Il n'est pas seulement nommé mais aussi invoqué. Pour le dire en termes de grammaire, autrui n'apparaît pas au nominatif mais au vocatif. Je ne pense pas seulement à ce qu'il est pour mois mais aussi et à la fois, je suis pour lui. En lui appliquant un concept, en l'appelant ceci ou cela, j'en appelle à lui. Je ne connais pas seulement mais je suis en société. Ce commerce que la parole implique est précisément l'action sans violence : l'agent, au moment même de son action, a renoncé à toute domination, à toute souveraineté, s'expose déjà à l'action d'autrui dans l'attente d'une réponse. Parler et écouter ne font qu'un, ils ne se succèdent pas. Parler institue ainsi le rapport moral d'égalité et par conséquent reconnaît la justice. Même quand on parle à un esclave, on parle à un égal. Ce que l'on dit, le contenu communiqué n'est possible que grâce à ce rapport de face à face où autrui compte comme interlocuteur avant même d'être connu. On regarde un regard. Regarder un regard, c'est regarder ce qui ne s'abandonne pas, ne se livre pas mais qui vous vise : c'est regarder le visage.
Le visage n'est pas un assemblage d'un nez, d'un front, d'yeux, etc., il est tout cela certes mais prend la signification d'un visage par la dimension nouvelle qu'il ouvre dans la perception d'un être. Par le visage l'être n'est pas seulement enfermé dans sa forme et offert à la main- il est ouvert, s'installe en profondeur et dans cette ouverture, se présente en quelque manière personnellement. Le visage est un mode irréductible dans lequel l'être peut se présenter dans son identité. Les choses, c'est ce qui ne se présente pas personnellement, et, en fin de compte, n'a pas d'identité. À la chose s'applique la violence. Elle en dispose, la saisit. Les choses donnent prise, elles n'ont pas de visage. Ce sont des êtres sans visage."
Emmanuel Lévinas, "Éthique et esprit", Difficile liberté, Éd. Albin Michel, 1952.
Date de création : 27/01/2012 @ 16:44
Dernière modification : 10/06/2019 @ 15:12
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