* *

Texte à méditer :   C'est croyable, parce que c'est stupide.   Tertullien
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
Egalité ou inégalité des cultures ?
  "Que l'on propose à tous les hommes de choisir, entre les coutumes qui existent celles qui sont les plus belles et chacun désignera celles de son pays — tant chacun juge ses propres coutumes supérieures à toutes les autres. Il n'est donc pas normal, pour tout autre qu'un fou du moins, de tourner en dérision les choses de ce genre. Tous les hommes sont convaincus de l'excellence de leurs coutumes, en voici une preuve entre bien d'autres : au temps où Darius régnait, il fit un jour venir les Grecs qui se trouvaient dans son palais et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger, à sa mort, le corps de leur père : ils répondirent tous qu'ils ne le feraient jamais, à aucun prix. Darius fit ensuite venir les Indiens qu'on appelle Calaties, qui, eux, mangent leurs parents ; devant les Grecs (qui suivaient l'entretien grâce à un interprète), il leur demanda à quel prix ils se résoudraient à brûler sur un bûcher le corps de leur père : les Indiens poussèrent les hauts cris et le prièrent instamment de ne pas tenir de propos sacrilèges. Voilà bien la force de la coutume, et Pindare a raison, à mon avis, de la nommer dans ses vers la reine du monde."

Hérodote, Enquêtes, III, 38, Ve siècle avant J.C., tr. fr. Andrée Barguet, 1985.


  "L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement - il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal par opposition à la culture humaine. [...]
  Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. […]
  L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d'un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion ? - les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais qu'ils sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d'oeufs de pou ». On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger des Blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction. [...]
  C'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie."

Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952, Éd. Denoël-Gonthier, coll. Médiations, 1968, p. 19-22.


  "Si nous jugeons les accomplissements des groupes sociaux en fonctions de fins comparables aux nôtres, il faudra parfois nous incliner devant leur supériorité ; mais nous obtenons du même coup le droit de les juger, et donc de condamner toutes les autres fins qui ne coïncident pas avec celles que nous approuvons. Nous reconnaissons implicitement une position privilégiée à notre société, à ses usages et à ses normes, puisqu'un observateur relevant d'un autre groupe social prononcera devant les mêmes exemples des verdicts différents. Dans ces conditions, comment nos études pourraient-elles prétendre au titre de science ? Pour retrouver une position d'objectivité, nous devons nous abstenir de tout jugement de ce type. Il faudra admettre que, dans la gamme des possibilités offertes aux sociétés humaines, chacune a fait un certain choix et que ces choix sont incomparables entre eux : ils se valent. Mais alors surgit un nouveau problème : car si, dans le premier cas, nous étions menacés par l'obscurantisme sous forme d'un refus aveugle de ce qui n'est pas nôtre, nous risquons maintenant de céder à un éclectisme qui, d'une culture quelconque, nous interdit de rien répudier : fût-ce la cruauté, l'injustice et la misère contre lesquelles proteste parfois cette société même qui les subit. Et comme les abus existent aussi parmi nous, quel sera notre droit de les combattre à demeure, s'il suffit qu'ils se produisent ailleurs pour que nous nous inclinions devant eux ?
  L'opposition entre deux attitudes de l'ethnographe : critique à domicile et conformisme en dehors, en recouvre donc une autre à laquelle il lui est encore plus difficile d'échapper. S'il veut contribuer à une amélioration de son régime social, il doit condamner partout où elles existent, les conditions analogues à celles qu'il combat, et il perd son objectivité et son impartialité. En retour, le détachement que lui imposent le scrupule moral et la rigueur scientifique le prévient de critiquer sa propre société, étant donné qu'il ne veut en juger aucune afin de les connaître toutes. A agir chez soi, on se prive de comprendre le reste, mais à vouloir tout comprendre on renonce à rien changer.
  Si la contradiction était insurmontable, l'ethnographe de devrait pas hésiter sur le terme de l'alternative qui lui échoit : il est ethnographe et s'est voulu tel ; qu'il accepte la mutilation complémentaire à sa vocation. Il a choisi les autres et doit subir les conséquences de cette option : son rôle sera seulement de comprendre ces autre au nom desquels il ne saurait agir, puisque le seul fait qu'ils sont autres l'empêche de penser,de vouloir à leur place, ce qui reviendrait à s'identifier à eux. En outre, il renoncera à l'action dans sa société, de peur de prendre position vis-à-vis de valeurs qui risquent de se retrouver dans des sociétés différentes, et donc d'introduire le préjugé dans sa pensée. Seul subsistera le choix initial, pour lequel il refusera toute justification : acte pur, non motivé ; ou, s'il peut l'être, par des considérations extérieures, empruntées au caractère ou à l'histoire de chacun."

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Chapitre XXXVIII, Pocket, p. 461-462.

 
  "Si l'on entend par technique l'ensemble des procédés dont se dotent les hommes, non point pour s'assurer la maîtrise absolue de la nature (ceci ne vaut que pour notre monde et son dément projet cartésien dont on commence à peine à mesurer les conséquences écologiques), mais pour s'assurer une maîtrise du milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins, alors on ne peut plus du tout parler d'infériorité technique des sociétés primitives : elles démontrent une capacité de satisfaire leurs besoins au moins égale à celle dont s'enorgueillit la société industrielle et technique. C'est dire que tout groupe humain parvient, par force, à exercer le minimum nécessaire de domination sur le milieu qu'il occupe. On n'a jusqu'à présent connaissance d'aucune société qui se serait établie, sauf par contrainte et violence extérieure, sur un espace naturel impossible à maîtriser : ou bien elle disparaît, ou bien elle change de territoire. Ce qui surprend chez les Eskimo ou chez les Australiens, c'est justement la richesse, l'imagination et la finesse de l'activité technique, la puissance d'invention et d'efficacité que démontre l'outillage utilisé par ces peuples. Il n'est d'ailleurs que de se promener dans les musées ethnographiques : la rigueur de fabrication des instruments de la vie quotidienne fait presque de chaque modeste outil une œuvre d'art. Il n'y a donc pas de hiérarchie dans le champ de la technique, il n'y a pas de technologie supérieure ni inférieure ; on ne peut mesurer un équipement technologique qu'à sa capacité de satisfaire, en un milieu donné, les besoins de la société. Et, de ce point de vue, il ne paraît nullement que les sociétés primitives se montrèrent incapables de se donner les moyens de réaliser cette fin".

Pierre Clastres, La société contre l'État, chapitre 11 : la société contre l'État, Éditions de minuit, 1974, p. 162-163.


Date de création : 10/02/2012 @ 13:51
Dernière modification : 10/02/2012 @ 13:59
Catégorie :
Page lue 8896 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^