"Les spectacles du théâtre me ravissaient : ils étaient pleins des images de mes misères et des substances où j’alimentais le feu qui me dévorait. Pourquoi l’homme veut-il s'affliger en contemplant des aventures tragiques et lamentables, qu’il ne voudrait pas lui-même souffrir ? Et cependant, spectateur, il veut de ce spectacle ressentir l’affliction, et en cette affliction consiste son plaisir. Qu'est-ce là, sinon une pitoyable folie ? Car nous sommes d’autant plus émus que nous sommes moins guéris de ces passions. Quand on souffre soi-même, on nomme ordinairement cela misère, et quand on partage les souffrances d’autrui, pitié. Mais quelle est cette pitié inspirée par les fictions de la scène ? Ce n'est pas à aider autrui que le spectateur est incité, mais seulement à s’affliger, et il aime l’auteur de ces fictions dans la mesure où elles l’affligent. Si le spectacle de ces malheurs antiques ou fabuleux ne l’attriste pas, il se retire avec des paroles de mépris et de critique. S'il éprouve de la tristesse, il demeure là, attentif et joyeux.
Ce sont donc les larmes et les impressions douloureuses que nous aimons. Sans doute tout homme cherche la joie. Il ne plaît à personne d’être malheureux, mais on aime à éprouver de la pitié, et, comme la pitié ne va pas sans douleur, n'est-ce pas pour cette seule raison que la douleur est aimée ? Ce phénomène a sa source dans l'amitié que les hommes ont les uns pour les autres. Mais où va ce sentiment ? Où coule-t-il ? Pourquoi va-t-il se perdre dans le courant de poix bouillante, dans le bouillonnement monstrueux des noires voluptés en quoi il se métamorphose par son propre mouvement, détourné et déchu de sa pureté céleste ? La pitié serait-elle donc à répudier ? Pas du tout. Il est permis quelquefois d’aimer la douleur. Mais prends garde à l’impureté, ô mon âme, sous la protection de Dieu, le Dieu de nos pères, qui doit être loué et exalté dans tous les siècles des siècles, oui, prends garde à l’impureté."
Augustin, Les Confessions, Livre III, chapitre 1, trad. J. Trabucco, Garnier-Flammarion, 1978, p. 50-51.
"La sauvagerie, force et puissance de l'homme dominé par les passions, […] peut être adoucie par l'art, dans la mesure où celui-ci représente à l'homme les passions elles-mêmes, les instincts et, en général, l'homme tel qu’il est. Et en se bornant à dérouler le tableau des passions, l’art, alors même qu’il les flatte, le fait pour montrer à l’homme ce qu'il est, pour l'en rendre conscient. C'est déjà en cela que consiste son action adoucissante, car il met ainsi l'homme en présence de ses instincts, comme s’ils étaient en dehors de lui, et lui confère de ce fait une certaine liberté à leur égard. Sous ce rapport, on peut dire de l'art qu'il est un libérateur. Les passions perdent leur force, du fait même qu’elles sont devenues objets de représentations, objets tout court. L'objectivation des sentiments a justement pour effet de leur enlever leur intensité et de nous les rendre extérieurs, plus ou moins étrangers. Par son passage dans la représentation, le sentiment sort de l'état de concentration dans lequel il se trouvait en nous et s'offre à notre libre jugement. Il en est des passions comme de la douleur : le premier moyen que la nature met à notre disposition pour obtenir un soulagement d’une douleur qui nous accable, sont les larmes ; pleurer, c'est déjà être consolé. Le soulagement s’accentue ensuite au cours de conversations avec des amis, et le besoin d’être soulagé et consolé peut nous pousser jusqu’à composer des poésies. C'est ainsi que dès qu'un homme qui se trouve plongé dans la douleur et absorbé par elle est à même d'extérioriser cette douleur, il s'en sent soulagé, et ce qui le soulage encore davantage, c'est son expression en paroles, en chants, en sons et en figures. Ce dernier moyen est encore plus efficace."
Hegel, Esthétique, Premier volume, Chapitre premier, tr. fr. S. Jankélévitch, Champs Flammarion, 1979, p. 45-46.
1. Dégagez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie.
2. En vous appuyant sur des exemples que vous analyserez, expliquez :
a) « l'art, alors même qu'il les flatte, le fait pour montrer à l’homme ce qu’il est » ;
b) « L’objectivation des sentiments a justement pour effet de leur enlever leur intensité et de nous les rendre extérieurs » ;
c) « ce qui le soulage encore davantage, c’est son expression en paroles, en chants, en sons et en figures ».
3. L’art nous libère-t-il de la violence des sentiments ?
"[…] le mérite d'une œuvre d'art ne se mesure pas tant à la puissance avec laquelle le sentiment suggéré s'empare de nous qu'à la richesse de ce sentiment lui-même : en d'autres termes, à côté des degrés d'intensité, nous distinguons instinctivement des degrés de profondeur ou d'élévation. En analysant ce dernier concept, on verra que les sentiments et les pensées que l'artiste nous suggère expriment et résument une partie plus moins considérable de son histoire. Si l'art qui ne donne que des sensations est un art inférieur, c'est que l'analyse ne démêle pas souvent dans une sensation autre chose que cette sensation même. Mais la plupart des émotions sont grosses de mille sensations, sentiments ou idées qui les pénètrent : chacune d'elles est donc un état unique en son genre, indéfinissable, et il semble qu'il faudrait revivre la vie de celui qui l'éprouve pour l'embrasser dans sa complexe originalité. Pourtant l'artiste vise à nous introduire dans cette émotion si riche, si personnelle, si nouvelle, et à nous faire éprouver ce qu'il ne saurait nous faire comprendre."
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, PUF, 2011, p. 13.