"Cette vie, il ne faut pas chercher à la retenir tu le sais ; ce qui est un bien, ce n'est pas de vivre, c'est de vivre bien. Voilà pourquoi le sage vivra autant qu'il le doit, non pas autant qu'il le peut. Il examinera où il lui faut vivre, en quelle société, dans quelles conditions, dans quel rôle. Il se préoccupera sans cesse de ce que sera la vie, non de ce qu'elle durera. […] Il tient pour chose indifférente de se donner la mort ou de la recevoir, de mourir plus tard ou plus tôt ; c'est qu'il n'appréhende pas un sérieux dommage. Une goutte d'eau tombant du toit n'est jamais grande perte. L'affaire n’est pas de mourir plus tôt ou plus tard ; l'affaire est de bien ou mal mourir. Or, bien mourir, c’est se soustraire au danger de vivre mal. […] Un des plus grands bienfaits de l’éternelle loi, c'est que, bornant à un seul moyen l’entrée dans la vie, elle en a multiplié les issues. Attendrai-je la brutalité de la maladie ou celle de l’homme, alors que je suis en mesure de me faire jour à travers les tourments et de balayer les obstacles ? Le grand motif de ne pas nous plaindre de la vie, c'est qu'elle ne retient personne. Tout est bien dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureux que par sa faute. Vivre t'agrée : vis donc. Il ne t'agrée pas : libre à toi de t'en retourner d'où tu es venu. Pour calmer le mal de tête, tu as pratiqué maintes fois la saignée. En cas de pléthore on perce une veine. Il n'est pas besoin qu'une blessure énorme partage les entrailles : un coup de lancette dégage la route vers cette sublime liberté ; et c'est la tranquillité, au prix d'une piqûre. "
Sénèque, Lettre à Lucilius, lettre 70, Les Belles Lettres, Paris, p. 780 sq.
" […] en raison de la violence avec laquelle l’âme est poussée, l'état de l’homme est quelquefois si douloureux que son existence lui devient importune ; il ne tend plus à conserver son être ; il va chercher la mort comme un asile contre lui-même, et comme le seul remède au désespoir ; c’est ainsi que nous voyons des hommes malheureux et mécontents d’eux-mêmes se détruire volontairement, lorsque la vie leur devient insupportable. L’homme ne peut chérir son existence que tant qu’elle a pour lui des charmes mais lorsqu’il est travaillé par des sensations pénibles ou des impulsions contraires, sa tendance naturelle est dérangée ; il est forcé de suivre une route nouvelle qui le conduit à sa fin et qui la lui montre même comme un bien désirable. Voilà comment nous pouvons nous expliquer la conduite de ces mélancoliques que leur tempérament vicié, que leur conscience bourrelée, que le chagrin et l’ennui déterminent quelquefois à renoncer à la vie."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 283-284.
"Abstraction faite des exigences qu'impose la religion, il sera bien permis de se demander : pourquoi le fait d'attendre sa lente décrépitude jusqu'à la décomposition serait-il plus glorieux, pour un homme vieilli qui sent ses forces diminuer, que de se fixer lui-même un terme en pleine conscience ? Le suicide est dans ce cas un acte qui se présente tout naturellement et qui, étant une victoire de la raison, devrait en toute équité mériter le respect : et il le suscitait, en effet, en ces temps où les chefs de la philosophie grecque et les patriotes romains les plus braves mouraient d'habitude suicidés. Bien moins estimable est au contraire cette manie de se survivre jour après jour à l'aide de médecins anxieusement consultés et de régimes on ne peut plus pénibles, sans force pour se rapprocher vraiment du terme authentique de la vie. – Les religions sont riches en expédients pour éluder la nécessité du suicide : c'est par là qu'elles s'insinuent flatteusement chez ceux qui sont épris de la vie."
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, II, § 80, tr. fr. Robert Rovini, Folio essais, p. 84-85.
"Qu'est-ce qui est plus raisonnable, immobiliser la machine quand le travail qu'on lui demandait est achevé, ou la laisser marcher jusqu'à ce qu'elle s'arrête d'elle-même, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'elle soit abîmée ? Cette dernière solution n'est-elle pas un gaspillage des frais d'entretien, un mauvais emploi de la force et de l'attention des servants ? Ne prodigue-t-on pas vainement ici ce dont on aurait grand besoin ailleurs ? N'est-ce pas même répandre une sorte de mépris des machines en général que d'en entretenir et servir aussi inutilement un grand nombre ? – Je parle de la mort involontaire (naturelle) et de la mort volontaire (raisonnable). La mort naturelle est celle qui ne dépend en rien de la raison, la mort proprement absurde, dans laquelle la pitoyable substance de la coquille décide du temps pendant lequel l'amande devra subsister ou non ; dans laquelle donc le geôlier dépérissant, souvent malade et apathique, est le maître qui marque le point où son noble prisonnier doit mourir. La mort naturelle est le suicide de la nature, c'est-à-dire l'anéantissement de l'être raisonnable par l'être sans raison qui lui est enchaîné. C'est seulement sous un éclairage religieux que les choses paraissent inversées, parce qu'alors, comme de juste, la raison supérieure (de Dieu) donne l'ordre auquel la raison inférieure a à se plier. En dehors de la pensée religieuse, la mort naturelle ne mérite aucunement d'être glorifiée. – La sage organisation et la libre disposition de la mort entrent dans cette morale de l'avenir, aujourd'hui inconcevable et d'aspect immoral, dont voir l'aurore monter au regard doit être un bonheur indicible".
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, II, Le voyageur et son ombre, § 185, tr. fr. Robert Rovini, Folio essais, p. 258.
"Il est nécessaire que le suicide soit classé au nombre des actes immoraux ; car il nie, dans son principe essentiel, notre religion de l'humanité. L'homme qui se tue ne fait, dit-on, de tort qu'à soi-même et la société n'a pas à intervenir, en vertu du vieil axiome Volenti non fit injuria[1]. C'est une erreur. La société est lésée, parce que le sentiment sur lequel reposent aujourd'hui ses maximes morales les plus respectées et qui sert d'unique lien entre ses membres, est offensé et qu'il s'énerverait[2] si cette offense pouvait se produire en toute liberté. Comment pourrait-il garder la moindre autorité si, quand il est violé, la conscience morale ne protestait pas ? Du moment que la personne humaine est, et doit être considérée comme une chose sacrée, dont ni l'individu ni le groupe n'ont la libre disposition, tout attentat contre elle doit être proscrit."
Émile Durkheim, Le Suicide, 1887, PUF, Quadrige, 1995, p. 383.
[1] Volenti non fit injuria ou Scienti et volenti non fit injuria : il n'est pas porté atteinte à celui qui consent (en connaissance de cause). Principe juridique selon lequel celui qui consent volontairement et en connaissance de cause à prendre des risques (par exemple en participant à un sport dangereux), ne peut pas réclamer une compensation pour le dommage qui en résulte.
[2] S'énerver : être privé de nerf, d'énergie, s'affaiblir.