"La preuve [de Dieu] la plus ancienne est celle qu'on appelle cosmologique. On induit du cosmos (c'est-à-dire du monde, en grec) l'existence de Dieu. Tout ayant une cause dans le devenir universel, on en tire l'existence d'une cause première ; du mouvement on induit l'existence de sa source, le premier moteur ; de la contingence des êtres individuels, on conclut à la nécessité du tout.
Si on conçoit ces conclusions sur le modèle d'une chose réelle permettant d'affirmer l'existence d'une autre chose réelle – comme lorsque voyant la face que la lune tourne vers nous, nous en induisons l'existence d'une autre que nous ne voyons pas – alors elles ne sont pas valables. Des conclusions de ce genre ne sont pour nous légitimes que s'il s'agit d'inférer de certains phénomènes l'existence d'autres phénomènes. Or le monde en tant que totalité n'est pas un phénomène, parce que nous sommes toujours à l'intérieur de lui et que nous ne l'avons jamais dans sa totalité en face de nous. Aussi le monde dans sa totalité ne nous permet-il de tirer aucune conclusion concernant autre chose que lui.
La pensée qui mène à cette conclusion prend cependant un sens différent lorsqu'elle ne prétend plus constituer une preuve. Dès lors son apparence démonstrative devient une métaphore servant à éveiller en nous la conscience du mystère qu'il y a simplement dans le fait que le monde existe, et nous dans le monde. Essayons de penser : il pourrait aussi ne rien y avoir du tout, et demandons-nous avec Schelling : pourquoi, enfin, y a-t-il quelque chose, et non pas rien ? A ce moment, notre certitude de la réalité est d'une sorte telle qu'en nous interrogeant sur son fondement nous ne trouvons aucune réponse, mais nous sommes conduits à l'englobant ; or l'englobant, par essence, est absolument et ne peut pas ne pas être ; et par lui tout le reste est.
Il est vrai qu'on a tenu le monde pour éternel et qu'on lui a attribué le caractère d'exister par lui-même et d'être par là identique à Dieu. Mais c'est impossible […]
Tout ce qu'il y a dans le monde de beauté, de finalité, d'ordre et de perfection relative à cet ordre, tout ce qui dans le spectacle de la nature saisit directement notre âme avec une plénitude inépuisable, tout cela ne peut pas s'expliquer par quelque réalité positive dont nous pourrions acquérir une connaissance complète, comme par exemple une matière. La finalité des êtres vivants, la beauté de la nature sous toutes ses formes, l'ordonnance du monde dans son ensemble, tout cela, au fur et à mesure que progressent nos connaissances positives, devient de plus en plus mystérieux.
Mais lorsqu'on prétend tirer de là la conclusion que Dieu existe en tant que créateur plein de bonté, on se heurte aussitôt à tout ce qui est laid, tourmenté, chaotique dans le monde. Il y correspond en nous des états d'âme très profonds comme si le monde, cessant de nous être familier, devenait étranger, hostile, terrifiant. Il semble tout aussi plausible de conclure à l'existence du diable qu'à celle de Dieu. Le mystère de la transcendance ne se dissipe pas, il s'approfondit.
Ce qui est décisif surtout, c'est ce que nous appelons l'inachèvement du monde. Le monde n'est pas fini, il continue sans cesse à se transformer, la connaissance que nous en avons ne trouve aucune conclusion, le monde ne s'explique pas par lui-même.
Non seulement de telles « preuves » ne prouvent pas l'existence de Dieu, mais encore elles nous poussent à faire de lui une réalité du monde, qui serait pour ainsi dire fixée à des limites au delà desquelles commencerait un deuxième monde. Elles ne font alors qu'obscurcir l'idée de Dieu.
Elles font cependant une impression d'autant plus forte qu'elles nous conduisent plus fermement, à travers les apparences concrètes, jusqu'au néant et à l'inachèvement. Alors, grâce à elles, nous prenons notre élan, et le monde ne nous suffit plus : il n'est pas le seul être.
On retrouve sans cesse cette vérité : Dieu n'est pas un objet de connaissance, il ne peut pas être dévoilé de façon apodictique. Dieu n'est pas non plus un objet de l'expérience sensible. Il est invisible. On ne peut pas le regarder, on ne peut que croire en lui."
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 43-45.
"On retrouve sans cesse cette vérité : Dieu n'est pas un objet de connaissance, il ne peut pas être dévoilé de façon apodictique. Dieu n'est pas non plus un objet de l'expérience sensible. Il est invisible. On ne peut pas le regarder, on ne peut que croire en lui.
Mais d'où vient cette foi ? Elle ne vient pas originellement des limites extrêmes de l'expérience dans le monde, mais de la liberté de l'homme. L'homme qui prend vraiment conscience de sa liberté acquiert en même temps la certitude de Dieu. La liberté et Dieu sont inséparables. Pourquoi ?
Je suis certain d'une chose : en tant qu'être libre, je n'existe pas par moi-même, mais je suis donné à moi-même en présent. En effet, je peux me manquer à moi-même, et je ne peux pas conquérir ma liberté par force. Lorsque je suis vraiment moi-même, je suis certain de ne pas l'être par moi-même. La liberté suprême, libre de toute emprise de la part du monde, se sait en même temps liée de la façon la plus profonde à la transcendance.
La liberté de l'homme, nous l'appelons aussi son existence. Je suis sûr que Dieu est, par la décision même qui me fait exister. Cette certitude ne permet pas d'enfermer Dieu dans une formule, mais fait de lui une présence pour l'existence.
Si la certitude de la liberté implique celle de Dieu, il y a un lien entre la négation de la liberté et celle de Dieu. Si je ne fais pas l'expérience miraculeuse d'être un sujet autonome, je n'ai aucun besoin d'une relation avec Dieu ; je me contente de la réalité de la nature, de dieux multiples, de démons.
Et il y a d'autre part un lien entre l'affirmation d'une liberté sans. Dieu et la divinisation de l'homme. Telle est la liberté apparente d'une volonté arbitraire qui s'affirme comme indépendance soi-disant absolue en disant seulement : « Je veux. » Je m'appuie alors sur la seule force propre à un décret injustifié : telle est ma volonté, et sur une bravade : on peut toujours mourir. Mais je me trompe alors moi-même, je fais comme si j'existais pour moi seul, et ma liberté se mue en perplexité devant le vide. L'élan sauvage avec lequel je m'efforce de promouvoir ma volonté tourne au désespoir, où se confondent les deux aspirations que Kierkegaard a formulées ainsi : vouloir désespérément être soi-même, et vouloir désespérément ne pas être soi-même.
Dieu est, pour moi, dans la mesure où je deviens vraiment moi-même dans la liberté. Il n'est pas en tant qu'objet d'étude et de savoir, il ne se manifeste qu'à l'existence.
Mais là encore, éclairer notre existence en tant que liberté, ce n'est pas prouver l'existence de Dieu. C'est seulement montrer le lieu où il est possible d'en éprouver la certitude."