"Je dirai qu'il y a trois causes qui font obstacle à ce que devrait être la vision du vrai : les exemples dont l'autorité est fragile ou indigne de ce nom ; le poids des habitudes ; le gros bon sens des foules sans expérience. Le premier (obstacle) conduit à l'erreur ; le deuxième paralyse ; le troisième rassure indûment.
L'autorité ne doit jamais être prisée sans examen ni discernement. Aristote lui-même nous incite (à la critique) quand il écrit dans l'Éthique : "Vérité et amitié nous sont chères l'une et l'autre, mais c'est pour nous un devoir sacré d'accorder la préférence à la vérité." […]
En fait, quand je considère tous les témoignages contre les trois causes de l'erreur […], je suis absolument stupéfait de voir que, pour arriver à la même conclusion, tout le monde utilise trois arguments aussi pervers que : "Il y a de cela des exemples", "C'est l'habitude" ou "C'est l'opinion courante, donc c'est ce qu'il faut penser". Car on sait bien qu'avec de telles prémisses on peut aussi bien établir une conclusion que son contraire, et même prouver directement n'importe quoi. […] D'ailleurs, nous savons tous que, de l'enfance jusqu'à la fin de notre vie, pour un exemple probant, vérace et adapté, nos parents, nos maîtres, nos amis et bien d'autres encore nous abreuvent d'un nombre quasi infini d'exemples imparfaits, faux et vides, qui nous causent un tort impossible à dire, tant dans nos études que dans notre vie. Nous savons aussi que nous retenons plus facilement ce que l'habitude nous a inculqué dans notre jeune âge, et plus volontiers ce qui est mauvais, faux et vain, et nous savons que, la plupart du temps, cela nous amène à négliger ce qui est bien, vrai et utile".
Roger Bacon, Compendium studii theologiae I, 1292, trad. A. De Libera, Éd. Th. S . Maloney, extrait "Des origines à Leibniz", B. Morichère, Éd. Nathan.
"50. Que toutes ces vérités peuvent être clairement aperçues, mais non pas de tous, à cause des préjugés.
Pour ce qui est des vérités qu’on nomme des notions communes, il est certain qu’elles peuvent être connues de plusieurs très clairement et très distinctement ; car autrement elles ne mériteraient pas d’avoir ce nom ; mais il est vrai aussi qu’il y en a qui le méritent au regard de quelques personnes, qui ne le méritent point au regard des autres, à cause qu’elles ne leur sont pas assez évidentes. Non pas que je croie que la faculté de connaître qui est en quelques hommes s’étende plus loin que celle qui est communément en tous, mais c’est plutôt qu’il y en a lesquels ont imprimé de longue main des opinions en leur créance qui, étant contraires à quelques-unes de ces vérités, empêchent qu’ils ne les puissent apercevoir, bien qu’elles soient fort manifestes à ceux qui ne sont point ainsi préoccupés."
Descartes, Les principes de la philosophie, 1644, Première partie, Article 50, Vrin, 1993, p. 88.
"L'Antiquité donna toujours du poids et de la solidité aux opinions des hommes. Des institutions, des usages, des coutumes, des systèmes qui ont duré longtemps leur paraissent inviolables et sacrés ; tout ce qui remonte à un temps immémorial leur semble mériter de l’estime ; ils ont pour ce qui est ancien la même vénération que pour la vieillesse, qu’ils supposent toujours enrichie d’expériences et de lumières ; ils se persuadent que leurs Pères, évidemment ignorants et sauvages, étaient plus éclairés qu’eux-mêmes : ils supposent que leurs prédécesseurs ont avant eux pesé très mûrement les choses, que leurs Institutions portent les empreintes de la sagesse et de la vérité : en un mot, ils s’imaginent que ce que leurs Ancêtres ont jugé convenable ne peut être ni altéré ni anéanti sans crime et sans danger. Les hommes se regardent comme dans une minorité perpétuelle ; ils s’en rapportent aveuglément aux décisions de ceux qui sont plus âgés qu’eux. C'est ainsi que les nations furent toujours les dupes de l'antiquité ; elles croient que leurs fondateurs ont été plus sages, plus habiles, plus vertueux que leur postérité ; la paresse et l’ignorance des hommes font qu’ils commencent à se dégrader plutôt que de chercher des remèdes à leurs peines. Ce n’est que sur ces préjugés que ce fonde l’opinion « que le monde va toujours en empirant ; que les mœurs dégénèrent ; que nous ne devons pas nous croire plus sages que nos pères ; qu’il ne faut point toucher aux usages reçus, que les institutions antiques sont sacrées, qu’il ne faut rien changer et que toute innovation est dangereuse. » Telles sont les maximes futiles que l’on entend répéter sans cesse et qui se trouvent souvent dans la bouche même des personnes éclairées. Ces faux principes, déjà enracinés dans l’esprit du vulgaire, reçoivent des forces continuelles de la part des Gouvernements, dont les vues sont souvent trop bornées pour sentir la conséquence des préjugés invétérés et pour en chercher les vrais remèdes, ou qui se croient intéressés à laisser subsister des abus dont ils se flattent de recueillir les fruits. Ne rien changer, ne rien innover sont des maximes, ou de la stupidité, ou de la tyrannie qui ne veut point se corriger."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Essai sur les préjugés, 1770, Chapitre V, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 44.
"Mais les vérités les plus claires sont forcées d'échouer contre l'enthousiasme, l'habitude et la crainte ; rien de plus difficile que de détruire l'erreur quand une longue prescription l'a mise en possession de l'esprit humain. Elle est inattaquable quand elle est appuyée du consentement général, propagée par l'éducation, invétérée par la coutume, fortifiée par l'exemple, maintenue par l'autorité, et sans cesse alimentée par les espérances et les craintes des peuples, qui regardent leurs erreurs mêmes comme le remède de leurs maux. Telles sont les forces réunies qui soutiennent l’empire des dieux en ce monde, et qui paraissent devoir y rendre leur trône inébranlable.
Ne soyons donc point surpris de voir le plus grand nombre des hommes chérir son aveuglement et craindre la vérité. Nous trouvons partout les mortels obstinément attachés à des fantômes dont ils attendent leur bien-être, tandis que ces fantômes sont évidemment les sources de tous leurs maux. épris du merveilleux, dédaignant ce qui est simple et facile à comprendre, peu instruit dans les voies de la nature, accoutumé à ne point faire usage de la raison, le vulgaire d’âge en âge se prosterne devant les puissances invisibles qu’on lui fait adorer. Il leur adresse ses voeux fervents, il les implore dans ses malheurs, il se dépouille pour elles du fruit de son travail, il est sans cesse occupé à remercier de vaines idoles des biens qu’il n’en a pas reçus, ou à leur demander des faveurs qu'il n'en peut obtenir. Ni l’expérience ni la réflexion ne peuvent le désabuser ; il ne s’aperçoit pas que ses dieux ont toujours été sourds ; il s’en prend à lui-même, il les croit trop irrités, il tremble, il gémit, il soupire à leurs pieds, il couvre leurs autels de présents, il ne voit pas que ces êtres si puissants sont soumis à la nature, et ne sont jamais propices que quand cette nature est favorable. C’est ainsi que les nations sont complices de ceux qui les trompent, et sont aussi opposées à la vérité que ceux qui les égarent."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 2e partie, Chapitre XI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 586.
"Ce n'est pas la victoire de la science qui constitue ce qui distingue notre XIXe siècle, mais la victoire de la méthode scientifique sur la science.
L'erreur et l'ignorance sont funestes. – L'affirmation que la vérité est là et que l'on en a fini avec l'ignorance et l'erreur est un des égarements les plus grands qu'il y ait. Si on pose qu'elle est crue, alors la volonté d'examen, de recherche, de prudence, d'expérimentation se trouve paralysée : elle peut passer elle-même pour sacrilège, à savoir comme doute à l'égard de la vérité.
La « vérité » est par conséquent plus funeste que l'erreur et l'ignorance, parce qu'elle entrave les forces avec lesquelles on travaille à la recherche des lumières et de la connaissance.
L'affect de la paresse prend à présent parti pour la « vérité » – (« Penser est une détresse , une misère ! ») ; de même l'ordre, la règle, le bonheur de la possession, l'orgueil de la sagesse – la vanité in summa : – il est plus commode d'obéir que d'examiner ; il est plus flatteur de penser « J'ai la vérité » que de ne voir autour de soi que de l'obscurité … avant tout : cela tranquillise, cela donne confiance, cela facilité la vie – cela « améliore » le caractère, dans la mesure où cela diminue la méfiance. La « paix de l'âme », le « repos de la conscience » ; autant d'inventions qui ne sont possibles que sous le présupposé que la vérité est là."
Friedrich Nietzsche, Aus dem Nachlass der Achtziger Jahre. Briefe (1861-1889), Werke IV, herausgegeben von Karl Schlechta, Ullstein Verlag, Frankfurt/M – Berlin – Wien, 1979, p. 406.