"Question : Ma question concerne la problématique de la théorisation en biologie. En physique on sait ce qu'est une théorie. Pensez-vous qu'en biologie il y ait des théories, et quel est alors leur statut ?
Cette question concernant la théorie biologique est extrêmement pertinente. On peut en effet se demander ce qu'est une théorie biologique. Je ne sais pas si l'on dispose de théories biologiques. Il existe des discours biologiques, qui organisent, réunissent des observations. Par exemple, les informations sur la structure et les fonctions biologiques sont obtenues par l'intermédiaire de multiples techniques : le microscope, le microscope électronique, la biochimie, les cultures de cellules... De toutes ces techniques, on tire des informations différentes, qu'il faut ensuite tenter de rapprocher, parce qu'on ne peut jamais les obtenir en même temps, faute de pouvoir faire à la fois, sur le même matériel expérimental, de la biochimie, de la microscopie électronique, etc. Il faut donc réunir dans une même image abstraite, dans un schéma, un modèle, ce qui provient d'observations au départ différentes parce que produites par des techniques différentes. Je crois que ce qui joue le rôle de la théorisation en biologie, c'est le text-book, le manuel. C'est pourquoi, à un certain niveau, la transmission de l'information biologique est intriquée dans la biologie elle-même, contrairement à ce qui se produit en physique par exemple.
En physique, vous faites des calculs, vous faites une prédiction, qui sera vérifiée ou pas ; tout est extrêmement précis, en raison du formalisme mathématique. Vous avez ensuite un problème difficile de transmission et de vulgarisation, parce que les physiciens eux-mêmes ne sont pas d'accord sur l'interprétation à donner à ces formules, niais c'est un autre problème. Tandis qu'en biologie, ces choses sont intriquées les unes dans les autres : on se fait une image globale dune cellule, par exemple, niais c'est quelque chose que personne n'a jamais vu : personne n'a jamais vu une cellule en fonctionnement, telle qu'on la représente dans un livre de biologie cellulaire. Dans le livre, on décrit tous les niveaux simultanément, alors qu'on ne peut observer une cellule qu'à un seul niveau à la fois, soit globalement, soit en la coupant, soit en la détruisant. C'est cette représentation abstraite, schématique et synthétique à la fois, résultant de l'intégration d'informations provenant de techniques différentes, qui joue en quelque sorte le rôle de la théorisation. Lorsqu'en plus il faut expliquer non seulement la structure dune cellule mais aussi son fonctionnement dans le temps, avec tous les problèmes difficiles de finalité ou d'absence de finalité, d'intention, etc., on comprend que la théorisation aille dans tous les sens ! Je crois que l'on peut résumer la situation en disant qu'il n'y a probablement pas de vraie théorie biologique, qu'il ne peut y avoir que des modèles.
Les grandes théories physiques, la gravitation, la thermodynamique, la mécanique quantique, la relativité ont une portée générale. Leur application à telle ou telle situation peut être pratiquement difficile, mais elle est, si l'on peut dire, légitime. On ne peut pas dire qu'une partie de la réalité leur échappe. On peut aussi utiliser des modèles en physique dans ces situations-là. En biologie, nous ne disposons que de modèles, et pas de grandes lois générales et mathématisées. Ce qui joue peut-être le rôle de grande loi biologique est l'universalité du code génétique. C'est ce qui justifie l'enthousiasme qui a suivi sa découverte.
Or les modèles ont un grand défaut par rapport aux théories physiques : ils sont trop nombreux à pouvoir prédire correctement des observations qui, elles, ne sont pas assez nombreuses pour les falsifier, idéalement, tous sauf un. Autrement dit, il y a beaucoup plus de modèles capables de prédire les mêmes observations que de moyens expérimentaux de trancher entre ces modèles. Le défaut de la théorisation biologique n'est donc pas le nombre insuffisant des théories, mais leur trop grand nombre possible, et l'insuffisance des moyens permettant de les départager. C'est ce qu'on appelle la sous-détermination des théories par les faits, qui est l'un des traits caractéristiques, semble-t-il, des systèmes vraiment complexes."
Henri Atlan, La fin du "tout génétique" ?, 1998, INRA Éditions, p. 85-87.