"Un cercle n'est pas absurde, il s'explique très bien par la rotation d'un segment de droite autour d'une de ses extrémités. Mais aussi un cercle n'existe pas. Cette racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l'expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m'emplissait les yeux, me ramenait sans cesse à sa propre existence. J'avais beau répéter : « C'est une racine », ça ne prenait plus. Je voyais bien qu'on ne pouvait pas passer de sa fonction de racine, de pompe aspirante, à ça, à cette peau dure et compacte de phoque, à cet aspect huileux, calleux, entêté. La fonction n'expliquait rien : elle permettait de comprendre en gros ce que c'était qu'une racine, mais pas du tout celle-ci. Cette racine, avec sa couleur, sa forme, son mouvement figé, était... au-dessous de toute explication. […]
L'essentiel c'est la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister, c'est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire."
Sartre, La Nausée, éd. Gallimard, coll. Folio, p. 184-185 et 187.
"La vie exhibe une structure obéissant aux principes de la physique. Nous ne vivons pas au sein d'un chaos de circonstances historiques échappant à toute analyse par la « méthode scientifique », telle qu'elle est traditionnellement conçue. Je soupçonne que l'apparition de la vie sur la Terre était quasiment inévitable étant donné la composition de l'atmosphère et des océans primitifs, ainsi que les principes physiques des systèmes capables d'auto-organisation. La forme fondamentale des organismes multicellulaires doit résulter, en grande partie, de contraintes liées aux règles de construction et de bonne organisation. Selon les lois découvertes par Galilée régissant les rapports des surfaces et les volumes, les organismes de grande taille doivent acquérir par évolution des formes différentes de celles de leur apparentés plus petits, afin de maintenir la même surface relative. De même, on peut s'attendre qu'un organisme multicellulaire mobile s'édifiant par division cellulaire répétée prenne une symétrie bilatérale. […]
Mais ces phénomènes, aussi riches et vastes soient-ils, sont très éloignés des aspects qui nous intéressent dans l'histoire de la vie. Les lois invariables de la nature fixent les formes générales et les fonctions des organismes ; elles délimitent les cadres dans lesquels les dispositifs organiques doivent évoluer. Mais ces cadres sont si vastes relativement aux aspects qui nous intéressent ! Ils ne spécifient pas les plans d'organisation des arthropodes, des annélides, des mollusques et des vertébrés, mais, tout au plus, des organismes à symétries bilatérales avec des parties répétées. Les bords des cadres sont encore plus distants lorsque nous envisageons les questions essentielles de notre apparition : pourquoi les mammifères sont-ils apparus au sein des vertébrés ? Pourquoi les primates ont-ils gagné les arbres ? Pourquoi le minuscule rameau qui produisit Homo sapiens est-il apparu et a-t-il survécu en Afrique ? Lorsque nous portons notre intérêt au niveau des détails qui règlent les questions les plus ordinaires de l'histoire de la vie, la contingence domine et la prédictibilité des formes générales rétrocède au niveau d'un contexte non pertinent."
Stephen Jay Gould, La vie est belle, 1989, tr. fr. Marcel Blanc, Points Science, 1998, p. 380-381.
Date de création : 13/04/2012 @ 15:15
Dernière modification : 23/04/2014 @ 15:06
Catégorie :
Page lue 5563 fois
|