"En quoi consiste le phénomène totalitaire ? Ce phénomène, comme tous les phénomènes sociaux, prête à de multiples définitions, selon l'aspect que l'observateur retient. Il me semble que les cinq éléments principaux sont les suivants :
1. Le phénomène totalitaire intervient dans un régime qui accorde à un parti le monopole de l'activité politique.
2. Le parti monopolistique est animé ou armé d'une idéologie à laquelle il confère une autorité absolue et qui, par la suite, devient la vérité officielle de l'État.
3. Pour répandre cette vérité officielle, l'État se réserve à son tour un double monopole, le monopole des moyens de force et celui des moyens de persuasion. L'ensemble des moyens de communication, radio télévision, presse, est dirigé, commandé par l'État et ceux qui le représentent.
4. La plupart des activités économiques et professionnelles sont soumises à l'État et deviennent d'une certaine façon, partie de l'État lui-même. Comme l'État est inséparable de son idéologie, la plupart des activités économiques ou professionnelles sont colorées par la vérité officielle.
5. Tout en étant désormais activité d'État et toute activité étant soumise à l'idéologie, une faute commise dans une activité économique ou professionnelle est simultanément une faute idéologique. D'où, au point d'arrivée, une politisation, une transfiguration idéologique fautes possibles des individus et, en conclusion, une terreur à la fois policière et idéologique.
Il va de soi que l'on peut considérer comme essentiel, dans la définition du totalitarisme, ou bien le monopole du parti, ou bien l'étatisation de la vie économique, ou bien la terreur idéologique. Le phénomène est parfait lorsque tous ces éléments sont réunis et pleinement accomplis."
Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, 1965, coll. Idées, Gallimard, p. 287-288.
"Le totalitarisme n'est pas le régime dictatorial, comme on le laisse entendre chaque fois qu'on désigne sommairement sous ce nom un type de domination absolue dans lequel la séparation des pouvoirs est abolie. Plus précisément, il n'est pas un régime politique: il est une forme de société - cette forme au sein de laquelle toutes les activités sont immédiatement reliées les unes aux autres, délibérément présentées comme modalités d'un univers unique, dans laquelle un système de valeurs prédomine absolument, en sorte que toutes les entreprises individuelles ou collectives doivent de toute nécessité y trouver un coefficient de réalité, dans laquelle enfin le modèle dominant exerce une contrainte totale à la fois physique, et spirituelle sur les conduites des particuliers. En ce sens, le totalitarisme prétend nier la séparation caractéristique du capitalisme bourgeois des divers domaines de la vie sociale ; du politique, de l'économique, du juridique de l'idéologique, etc. Il effectue, une identification permanente entre l'un et l'autre. Il n'est donc pas tant une excroissance monstrueuse du pouvoir politique dans la société qu'une métamorphose de la société elle-même par laquelle le politique cesse d'exister comme sphère séparée."
Claude Lefort, Éléments d'une critique de la bureaucratie, 1971, Librairie Droz, p. 156 sq.
"Par le terme « totalitarisme », nous entendons définir : une expérience de domination politique menée par un mouvement révolutionnaire organisé en un parti militairement discipliné, répondant à une conception intégriste de la politique qui aspire au monopole du pouvoir et qui, après l'avoir conquis, par des méthodes légales ou illégales, détruit ou transforme le régime préexistant et établit un nouvel Etat. Fondé sur le régime à parti unique, ce nouvel Etat a pour principal objectif de réaliser la conquête de la société, c'est-à-dire la subordination, l'intégration ou l'homogénéisation des gouvernés, sur la base du principe de la politique intégrale de l'existence, tant individuelle que collective, interprétée selon les catégories, les mythes et les valeurs d'une idéologie institutionnalisée sous la forme d'une religion politique. Son but est de modeler l'individu et les masses par une révolution anthropologique destinée à régénérer l'être humain et de créer un homme nouveau, dédié corps et âme à la réalisation des projets révolutionnaires et impérialistes du parti totalitaire pour créer une nouvelle civilisation à caractère supranational.
À la source de l'expérience totalitaire dont il est le principal artisan et exécutant, le parti révolutionnaire n'admet pas la coexistence avec d'autres partis ou idéologies et conçoit l'Etat comme un moyen de réaliser ses projets de domination. Il possède depuis ses origines un ensemble plus ou moins élaboré de croyances, dogmes, mythes, rites et symboles qui interprètent le sens et la finalité de l'existence collective et définissent le bien et le mal exclusivement selon les principes, les valeurs et les objectifs du parti, et en fonction de leur réalisation.
Le régime totalitaire se présente comme un système politique fondé sur la symbiose entre l'Etat et le parti, ainsi que sur un ensemble de potentats gouvernés par les principaux représentants de l'élite dirigeante, choisis par le chef du parti qui domine de son autorité charismatique l'entière structure du régime. C'est un laboratoire d'expérimentation de la révolution anthropologique qui vise à la création d'un nouveau type d'être humain. En voici les principaux moyens :
a) la coercition, imposée par la violence, la répression, la terreur, considérées comme des instruments légitimes pour affirmer, défendre et diffuser l'idéologie et le système politique ;
b) la démagogie, à travers la propagande envahissante, la mobilisation des foules, la célébration liturgique du culte du parti et du chef ;
c) la pédagogie totalitaire, dictée par le pouvoir, fondée sur le modèle d'hommes et de femmes correspondant aux principes et aux valeurs de l'idéologie palingénésique ;
d) la discrimination de l'étranger par des mesures coercitives, lesquelles peuvent aller de la mise au ban de la vie publique à l'anéantissement physique de tous les êtres humains qui, en raison de leurs idées, de leur condition sociale ou de leur appartenance ethnique, sont considérés comme des ennemis inéluctables, car étrangers à la communauté des élus, et comme des obstacles à la réalisation de l'expérience totalitaire.
Les aspects fondamentaux de l'expérience totalitaire sont :
a) la militarisation du parti, régi par une organisation strictement hiérarchique qui présente un style et une mentalité conformes à l'éthique de dévouement et de discipline absolue ;
b) la concentration moniste du pouvoir en un parti unique et la personne du chef charismatique ;
c) l'organisation structurée des masses, qui engage hommes et femmes de chaque génération, afin de permettre la conquête de la société, l'endoctrinement collectif et la révolution anthropologique ;
d) la sacralisation de la politique, grâce à l'institution d'un système de croyances, de mythes, de dogmes et de lois qui touchent l'existence individuelle et collective à travers des rites et des fêtes visant à transformer définitivement la collectivité en une masse de fidèles du culte politique."
Emilio Gentile, Les Religions de la politique, 2002, tr. fr. Anna Colao, Le Seuil, 2005, p. 107-109.
Date de création : 16/05/2012 @ 18:02
Dernière modification : 09/04/2020 @ 12:04
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