"Ayant égard maintenant à la nature de la loi divine, nous verrons :
1° qu'elle est universelle, c'est-à-dire commune à tous les hommes, car nous l'avons déduite de la nature humaine prise dans son universalité ;
2° qu'elle n'existe pas qu'on ait foi dans des récits historiques, quel qu'en soit le contenu. Puisqu'en en effet cette Loi divine naturelle se connaît par la seule considération de la nature humaine, il est certain que nous pouvons la concevoir également bien en Adam et en un autre homme quelconque […] Et la foi dans les récits historiques, alors même qu'elle envelopperait une certitude, ne peut nous donner la connaissance de Dieu, ni, conséquemment, l'amour de Dieu. L'amour de Dieu naît de sa connaissance et la connaissance de Dieu doit se puiser dans des notions communes, certaines et connues par elles-mêmes. Il s'en faut donc de beaucoup que la foi dans les récits historiques soit une condition sans laquelle nous ne puissions parvenir au souverain Bien. Toutefois, si la foi dans les récits historiques ne peut nous donner la connaissance de l'amour de Dieu, nous ne nions pas que la lecture n'en soit très utile en ce qui concerne la vie civile […]
3° que cette loi divine naturelle n'exige pas de cérémonie rituelle, c'est-à-dire d'action qui en elle-même sont indifférentes et ne sont appelées bonnes qu'une vertu d'une institution, ou, si l'on préfère, n'exige pas d'action dont la justification surpasse l'humaine compréhension. La lumière naturelle en effet n'exige rien que n'atteigne cette lumière même...
4° que la plus haute récompense de la loi divine consiste à connaître cette loi même, c'est-à-dire Dieu, et à l'aimer en êtres vraiment libres, d'une âme pure et constante, tandis que le châtiment est la privation de ces biens et la servitude de la chair, c'est-à-dire une âme inconstante et flottante."
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, Chapitre V, trad. Charles Appuhn, GF, p. 89-90.
"En un sens, il est vrai que la religion devrait être le principe dominant de la vie, sa lumière et sa loi – mais la religion telle qu'elle devrait être et telle qu'elle est en sa nature interne, dans la loi fondamentale de son être, c'est-à-dire une recherche de Dieu, un culte de la spiritualité une ouverture de la vie profonde de l'âme à la Divinité immanente, à l'Omniprésence éternelle. Par contre, il est vrai aussi que la religion, quand elle s'identifie seulement à un credo, un culte, une Église, un système de formes cérémonielles peut très bien devenir une force de retardement, et par conséquent l'esprit humain peut se trouver dans la nécessité de rejeter son autorité sur les diverses activités de la vie. La religion se présente sous deux aspects : la vraie religion et le religionisme. La vraie religion est la religion spirituelle, celle qui cherche à vivre en l'esprit, dans ce qui est au-delà de l'intellect, au-delà de l’être esthétique, éthique et pratique de l'homme, et qui essaye d'inspirer et de gouverner tous les éléments de notre être par la lumière et la loi plus hautes de l'esprit. Par contre, le religionisme se retranche derrière une exaltation pieuse et étroite des éléments inférieurs, ou il donne une importance exclusive aux dogmes intellectuels, aux formes et aux cérémonies, à un code moral fixe et rigide, à un système politico-religieux ou socio-religieux".
Sri Aurobindo, Le Cycle humain, 1916-1918, Buchet-Chastel, p. 271.
"Pour le judaïsme, le but de l'éducation consiste à instituer un rapport entre l'homme et la sainteté de Dieu et maintenir l'homme dans ce rapport. Mais tout son effort de la Bible à la clôture du Talmud au VIe siècle, et à travers la plupart de ses commentateurs de la grande époque de la science rabbinique consiste à comprendre cette sainteté de Dieu dans un sens qui tranche sur la signification numineuse de ce terme, telle qu'elle apparaît dans les religions primitives où les modernes ont souvent voulu voir la source de toute religion. Pour ces penseurs, la possession de l'homme par Dieu, l'enthousiasme, serait la conséquence de la sainteté ou du caractère sacré de Dieu, l'alpha et l'oméga de la vie spirituelle. Le judaïsme a désensorcelé le monde, a tranché sur cette prétendue évolution des religions à partir de l'enthousiasme et du sacré. Le judaïsme demeure étranger à tout retour offensif de ces formes d'élévation humaine. Il les dénonce comme l'essence de l'idolâtrie.
Le numineux ou le sacré enveloppe et transporte l'homme au-delà de ses pouvoirs et de ses vouloirs. Mais une vraie liberté s'offense de ces surplus incontrôlables. Le numineux annule les rapports entre les personnes en faisant participer les êtres, fût-ce dans l'extase, à un drame dont ces êtres n'ont pas voulu, à un ordre où ils s'abîment. Cette puissance, en quelque façon, sacramentelle du divin apparaît au judaïsme comme blessant la liberté humaine, et comme contraire à l'éducation de l'homme, laquelle demeure action sur un être libre. Non pas que la liberté soit un but en soi. Mais elle demeure la condition de toute valeur que l'homme puisse atteindre. Le sacré qui m'enveloppe et me transporte est violence. [...]
Le monothéisme marque une rupture avec une certaine conception du sacré. Il n'unifie ni ne hiérarchise ces dieux numineux et nombreux ; il les nie. A l'égard du divin qu'ils incarnent, il n'est qu'athéisme. L'affirmation rigoureuse de l'indépendance humaine, de sa présence intelligente à une réalité intelligible, la destruction du concept numineux du sacré, comportent le risque de l'athéisme. Il doit être couru. À travers lui seulement l'homme s'élève à la notion spirituelle du Transcendant. C'est une grande gloire pour le Créateur que d'avoir mis sur pied un être qui l'affirme après l'avoir contesté et nié dans les prestiges du mythe et de l'enthousiasme ; c'est une grande gloire pour Dieu que d'avoir créé un être capable de le chercher ou de l'entendre de loin, à partir de la séparation, à partir de l'athéisme."
Lévinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, p. 28-30.