"C'est du sacré, en effet, que le croyant attend tout secours et toute réussite. Le respect qu'il lui témoigne est fait à la fois de terreur et de confiance. Les calamités qui le menacent, dont il est victime, les prospérités qu'il souhaite ou qui lui échoient sont rapportées par lui à quelque principe qu'il s'efforce de fléchir ou de contraindre. Peu importe la façon dont il imagine cette origine suprême de la grâce ou des épreuves : dieu universel et omnipotent des religions monothéistes, divinités protectrices des cités, âmes des morts, force diffuse et indéterminée qui donne à chaque objet son excellence dans sa fonction, qui rend le canot rapide, l'arme meurtrière, l'aliment nourrissant. Aussi évoluée, aussi fruste qu'on l'imagine, la religion implique la reconnaissance de cette force avec laquelle l'homme doit compter. Tout ce qui lui en semble le réceptacle lui apparaît sacré, redoutable, précieux. Au contraire, il regarde ce qui en est privé comme inoffensif sans doute, mais aussi comme impuissant et sans attrait. On ne peut que dédaigner le profane, alors que le sacré dispose pour attirer d'une sorte de don de fascination. Il constitue à la fois la suprême tentation et le plus grand des périls. Terrible, il commande la prudence ; désirable, il invite en même temps à l'audace.
Sous sa forme élémentaire, le sacré représente donc avant tout une énergie dangereuse, incompréhensible, malaisément maniable, éminemment efficace. Pour qui décide d'y avoir recours, le problème consiste à la capter et à l'utiliser au mieux de ses intérêts, tout en se protégeant des risques inhérents à l'emploi d'une force si difficile à maîtriser. Plus considérable est le but qu'on poursuit, plus son intervention est nécessaire, et plus sa mise en oeuvre est périlleuse. Elle ne s'apprivoise pas, ne se dilue pas, ne se fractionne pas. Elle est indivisible et toujours tout entière partout où elle se trouve."
Roger Caillois, L'Homme et le Sacré, 1939, éd. Gallimard, coll. folio, p. 21.
"L'homme prend connaissance du sacré parce que celui-ci se manifeste, se montre quelque chose de tout à fait différent du profane. Pour traduire l'acte de cette manifestation du sacré nous avons proposé le terme de hiérophanie, qui est commode, d'autant plus qu'il n'implique aucune précision supplémentaire : il n'exprime que ce qui est impliqué dans son contenu étymologique, à savoir que quelque chose de sacré se montre à nous. On pourrait dire que l'histoire des religions, des plus primitives aux plus élaborées, est constituée par une accumulation de hiérophanies, par les manifestations des réalités sacrées. De la plus élémentaire hiérophanie : par exemple, la manifestation du sacré dans un objet quelconque, une pierre ou un arbre, jusqu'à la hiérophanie suprême qui est, pour un chrétien, l'incarnation de Dieu dans Jésus-Christ, il n'existe pas de solution de continuité. C'est toujours le même acte mystérieux : la manifestation de quelque chose de « tout autre », d'une réalité qui n'appartient pas à notre monde, dans des objets qui font partie intégrante de notre monde « naturel », « profane ».
L'Occidental moderne éprouve un certain malaise devant certaines formes de manifestations du sacré : il lui est difficile d'accepter que, pour certains êtres humains, le sacré puisse se manifester dans des pierres ou dans des arbres. Or, […] il ne s'agit pas d'une vénération de la pierre ou de l'arbre en eux-mêmes. La pierre sacrée, l'arbre sacré ne sont pas adorés en tant que tels ; ils ne le sont justement que parce qu'ils sont des hiérophanies, parce qu'ils « montrent » quelque chose qui n'est plus pierre ni arbre, mais le sacré, le ganz andere [le tout autre].
On assistera jamais assez sur le paradoxe que constitue toute hiérophanie, même la plus élémentaire. En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose, sans cesser d'être lui-même, car il continue de participer à son milieu cosmique environnant. Une pierre sacrée reste une pierre ; apparemment (plus exactement : d'un point de vue profane) rien ne la distingue de toutes les autres pierres. Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au contraire en réalité surnaturelle. En d'autres termes, pour ceux qui ont une expérience religieuse, la Nature tout entière est susceptible de se révéler en tant que sacralité cosmique. Le Cosmos dans sa totalité peut devenir hiérophanie.
L'homme des sociétés archaïques a tendance à vivre le plus possible dans le sacré ou dans l'intimité des objets consacrés. Cette tendance est compréhensible : pour les « primitifs » comme pour l'homme de toutes les sociétés pré-modernes, le sacré équivaut à la puissance et, en définitive, à la réalité par excellence. Le sacré est saturé d'être. Puissance sacrée, cela dit à la fois réalité, pérennité et efficacité. L'opposition sacré-profane se traduit souvent comme une opposition entre réel et irréel ou le pseudo-réel. Entendons-nous : il ne faut pas s'attendre à retrouver dans les langues archaïques cette terminologie des philosophes : réel-irrél, etc., mais la chose y est. Il est donc naturel que l'homme religieux désire profondément être, participer à la réalité, se saturer de puissance."
Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, 1957, Introduction, Gallimard, coll. "Folio essais", 2001, p. 17-18.
"Comme nous l'avons répété à plusieurs reprises, l'homme religieux assume un mode d'existence spécifique dans le monde, et, malgré le nombre considérable des formes historico-religieuses, ce mode spécifique est toujours reconnaissable. Quel que soit le contexte historique dans lequel il est plongé, l'homo religiosus croit toujours qu'il existe une réalité absolue, le sacré, qui transcende ce monde-ci, mais qui s'y manifeste et, de ce fait, le sanctifie et le rend réel. Il croit que la vie a une origine sacrée et que l'existence humaine actualise toutes ses potentialités dans la mesure où elle est religieuse, c'est-à-dire : participe à la réalité. Les dieux ont créé l'homme et le Monde, les Héros civilisateurs ont achevé la Création, et l'histoire de toutes ces œuvres divines et semi-divines est conservée dans les mythes. En réactualisant l'histoire sacrée, en imitant le comportement divin, l'homme s'installe et se maintient auprès des dieux, c'est-à-dire dans le réel et le significatif.
Il est facile de voir tout ce qui sépare ce mode d’être dans le monde de l'existence d'un homme areligieux. Il y a avant tout ce fait : l'homme areligieux refuse la transcendance, accepte la relativité de la « réalité », et il lui arrive même de douter du sens de l'existence."
Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, 1965, Éd. Gallimard, coll. «Folio», 1965, p. 171-172.
Date de création : 25/05/2012 @ 15:14
Dernière modification : 16/04/2014 @ 16:00
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