"Démocratie et laïcité sont deux termes identiques. Qu'est-ce que la démocratie ? Royer-Collard[1], qui a restreint arbitrairement l'application du principe, mais qui a vu excellemment le principe même, en a donné la définition décisive : « La démocratie n'est autre chose que l'égalité des droits. » Or il n'y a pas égalité des droits si l'attachement de tel ou tel citoyen à telle ou telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilège ou une cause de disgrâce. Dans aucun des actes de la vie civile, politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question religieuse. Elle respecte, elle assure l'entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes, mais elle ne fait d'aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale. Elle ne demande pas à l'enfant qui vient de naître, et pour reconnaître son droit à la vie, à quelle confession il appartient, et elle ne l'inscrit d'office dans aucune Église. Elle ne demande pas aux citoyens, quand ils veulent fonder une famille, et pour leur reconnaître et leur garantir tous les droits qui se rattachent à la famille, quelle religion ils mettent à la base de leur foyer, ni s'ils y en mettent une. Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire, pour sa part, acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l'urne, quel est son culte et s'il en a un. Elle n'exige pas des justiciables qui viennent demander à ses juges d'arbitrer entre eux, qu'ils reconnaissent, outre le Code civil, un code religieux et confessionnel. Elle n'interdit point d'accès de la propriété, la pratique de tel ou tel métier, à ceux qui refusent de signer tel ou tel formulaire et d'avouer telle ou telle orthodoxie. Elle protège également la dignité de toutes les funérailles, sans rechercher si ceux qui passent ont attesté avant de mourir leur espérance immortelle, ou si, satisfaits de la tâche accomplie, ils ont accepté la mort comme le suprême et légitime repos. Et quand sonne le tocsin de la patrie en danger, la démocratie envoie tous ses fils, tous ses citoyens, affronter sur les mêmes champs de bataille le même péril, sans se demander si, contre l'angoisse de la mort qui plane, ils chercheront au fond de leur cœur un recours dans les promesses d'immortalité chrétienne, ou s'ils ne feront appel qu'à cette magnanimité sociale par où l'individu se subordonne et se sacrifie à un idéal supérieur, et à cette magnanimité naturelle qui méprise la peur de la mort comme la plus dégradante servitude.
Mais qu'est-ce à dire ? Et si la démocratie fonde en dehors de tout système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social, famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s'appuie que sur l'égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque, si elle se dirige sans aucune intervention dogmatique et surnaturelle, par les seules lumières de la conscience et de la science, si elle n'attend le progrès que du progrès de la conscience et de la science, c'est-à-dire d'une interprétation plus hardie du droit des personnes et d'une plus efficace domination de l'esprit sur la nature, j'ai bien le droit de dire qu'elle est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son économie. Ou plutôt, j'ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques.
Mais, si laïcité et démocratie sont indivisibles, et si la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est d'assurer l'égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle contradiction mortelle, par quel abandon de son droit et de tout droit, la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l'éducation, c'est-à-dire dans l'institution la plus essentielle, dans celle qui domine toutes les autres, et en qui les autres prennent conscience d'elles-mêmes et de leur principe ? Comment la démocratie, qui fait circuler le principe de laïcité dans tout l'organisme politique et social, permettrait-elle au principe contraire de s'installer dans l'éducation, c'est-à-dire au cœur même de l'organisme ?
Que les citoyens complètent, individuellement, par telle ou telle croyance, par tel ou tel acte rituel, les fonctions laïques, l'état civil, le mariage, les contrats, c'est leur droit, c'est le droit de la liberté. Qu'ils complètent de même, par un enseignement religieux et des pratiques religieuses, l'éducation laïque et sociale, c'est leur droit, c'est le droit de la liberté. Mais, de même qu'elle a constitué sur des bases laïques l'état civil, le mariage, la propriété, la souveraineté politique, c'est sur des bases laïques que la démocratie doit constituer l'éducation.
La démocratie a le devoir d'éduquer l'enfance ; et l'enfance a le droit d'être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l'homme. Il n'appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation, de s'interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l'enfant.
Comment l'enfant pourra-t-il être préparé à exercer sans crainte les droits que la démocratie laïque reconnaît à l'homme si lui-même n'a pas été admis à exercer sous forme laïque le droit essentiel que lui reconnaît la loi, le droit à l'éducation ? Comment plus tard prendra-t-il au sérieux la distinction nécessaire entre l'ordre religieux qui ne relève que de la conscience individuelle, et l'ordre social et légal qui est essentiellement laïque, si lui-même, dans l'exercice du premier droit qui lui est reconnu et dans l'accomplissement du premier devoir qui lui est imposé par la loi, il est livré à une entreprise confessionnelle, trompé par la confusion de l'ordre religieux et de l'ordre légal ? Qui dit obligation, qui dit loi, dit nécessairement laïcité. Pas plus que le moine ou le prêtre ne sont admis à se substituer aux officiers de l'état civil dans la tenue des registres, dans la constatation sociale des mariages, pas plus qu'ils ne peuvent se substituer aux magistrats civils dans l'administration de la justice et l'application du Code, ils ne peuvent, dans l'accomplissement du devoir social d'éducation, se substituer aux délégués civils de la nation, représentants de la démocratie laïque.
Voilà pourquoi, dès 1871, le parti républicain demandait indivisiblement la République et la laïcité de l'éducation. Voilà pourquoi, depuis trente-cinq ans, tout recul et toute somnolence de la République a été une diminution ou une langueur de la laïcité ; et tout progrès, tout réveil de la République, un progrès et un réveil de la laïcité.
Mais pourquoi ceux qu'on appelle les croyants, ceux qui proposent à l'homme des fins mystérieuses et transcendantes, une fervente et éternelle vie dans la vérité et la lumière, pourquoi refuseraient-ils d'accepter jusque dans son fond cette civilisation moderne, qui est, par le droit proclamé de la personne humaine et par la foi en la science, l'affirmation souveraine de l'esprit ? Quelque divine que soit pour le croyant la religion qu'il professe, c'est dans une société naturelle et humaine qu'elle évolue. Cette force mystique ne sera qu'une force abstraite et vaine, sans prise et sans vertu, si elle n'est pas en communication avec la réalité sociale ; et ses espérances les plus hautaines se dessécheront si elles ne plongent point, par leur racine, dans cette réalité, si elles n'appellent point à elles toutes les sèves de la vie.
Quand le christianisme s'est insinué d'abord et installé ensuite dans le monde antique, certes, il s'élevait avec passion contre le polythéisme païen et contre la fureur énorme des appétits débridés. Mais, quelque impérieux que fût son dogme, il ne pouvait pas répudier toute la vie de la pensée antique ; il était obligé de compter avec les philosophies et les systèmes, avec tout l'effort de sagesse et de raison, avec toute l'audace intelligente de l'hellénisme ; et, consciemment ou inconsciemment, il incorporait à sa doctrine la substance même de la libre-pensée des Grecs. Il ne recruta point ses adeptes par artifice, en les isolant, en les cloîtrant, sous une discipline confessionnelle. Il les prenait en pleine vie, en pleine pensée, en pleine nature, et il les captait, non par je ne sais quelle éducation automatique et exclusive, mais par une prodigieuse ivresse d'espoir qui transfigurait sans les abolir les énergies de leur âme inquiète.
Et, plus tard, au XVIe siècle, quand des réformateurs chrétiens prétendirent régénérer le christianisme et briser, comme ils disaient, l'idolâtrie de l'Église, qui avait substitué l'adoration d'une hiérarchie humaine à l'adoration du Christ, est-ce qu'ils répudièrent l'esprit de science et de raison, qui se manifestait alors dans la Renaissance ? De la Réforme à la Renaissance, il y a certes bien des antagonismes et des contradictions. Les sévères réformateurs reprochaient aux humanistes, aux libres et flottants esprits de la Renaissance, leur demi-scepticisme et une sorte de frivolité. Ils leur faisaient grief, d'abord de ne lutter contre le papisme que par des ironies et des critiques légères, et de n'avoir point le courage de rompre révolutionnairement avec une institution ecclésiastique viciée que n'amenderaient point les railleries les plus aiguës. Ils leur faisaient grief ensuite de si bien se délecter et s'attarder à la beauté retrouvée des lettres antiques qu'ils retournaient presque au naturalisme païen, et qu'ils s'éblouissaient, en curieux et en artistes, d'une lumière qui aurait dû servir surtout, suivant la Réforme, au renouvellement de la vie religieuse et à l'épuration de la croyance chrétienne.
Mais, malgré tout, malgré ces réserves et ces dissentiments, c'est l'esprit de la Renaissance que respiraient les réformateurs. C'étaient des humanistes, c'étaient des hellénistes, qui se passionnaient pour la Réforme ; il leur semblait que pendant les siècles du Moyen Âge, une même barbarie, faite d'ignorance et de superstition, avait obscurci la beauté du génie antique et la vérité de la religion chrétienne. Ils voulaient, en toutes choses divines et humaines, se débarrasser d'intermédiaires ignorants ou sordides, nettoyer de la rouille scolastique et ecclésiastique les effigies du génie humain et de la charité divine, répudier pour tous les livres, pour les livres de l'homme et pour les livres de Dieu, les commentaires frauduleux ou ignorés, retourner tout droit au texte d'Homère, de Platon et de Virgile, comme au texte de la Bible et de l'Évangile, et retrouver le chemin de toutes les sources, les sources sacrées de la beauté ancienne, les sources divines de l'espérance nouvelle, qui confondraient leur double vertu dans l'unité vivante de l'esprit renouvelé.
Qu'est-ce à dire ? C'est que jusqu'ici, ni dans les premiers siècles, ni au seizième, ni dans la crise des origines, ni dans la crise de la Réforme, le christianisme, quelque transcendante que fût son affirmation, quelque puissance d'anathème que recelât sa doctrine contre la nature et la raison, n'a pu couper ses communications avec la vie, ni se refuser au mouvement des sèves, au libre et profond travail de l'esprit.
Mais maintenant, pour le grand effort qui va de la Réforme à la Révolution, l'homme a fait deux conquêtes décisives : il a reconnu et affirmé le droit de la personne humaine, indépendant de toute croyance, supérieur à toute formule ; et il a organisé la science méthodique, expérimentale et inductive, qui tous les jours étend ses prises sur l'univers. Oui, le droit de la personne humaine à choisir et à affirmer librement sa croyance, quelle qu'elle soit, l'autonomie inviolable de la conscience et de l'esprit, et en même temps la puissance de la science organisée qui, par l'hypothèse vérifiée et vérifiable, par l'observation, l'expérimentation et le calcul, interroge la nature et nous transmet ses réponses, sans les mutiler ou les déformer à la convenance d'une autorité, d'un dogme ou d'un livre, voilà les deux nouveautés décisives qui résument toute la Révolution ; voilà les deux principes essentiels, voilà les deux forces du monde moderne.
Ces principes sont si bien, aujourd'hui, la condition même, le fond et le ressort de la vie, qu'il n'y a pas une seule croyance qui puisse survivre si elle ne s'y accommode, ou si même elle ne s'en inspire. [...]
Et n'est-ce point pitié de voir les enfants d'un même peuple, de ce peuple ouvrier si souffrant encore et si opprimé et qui aurait besoin, pour sa libération entière, de grouper toutes ses énergies et toutes ses lumières, n'est-ce pas pitié de les voir divisés en deux systèmes d'enseignement comme entre deux camps ennemis[2] ?
Et à quel moment se divisent-ils ? À quel moment des prolétaires refusent-ils leurs enfants à l'école laïque, à l'école de lumière et de raison ? C'est lorsque les plus vastes problèmes sollicitent l'effort ouvrier : réconcilier l'Europe avec elle-même, l'humanité avec elle-même, abolir la vieille barbarie des haines, des guerres, des grands meurtres collectifs, et, en même temps, préparer la fraternelle justice sociale, émanciper et organiser le travail[3].
Ceux-là vont contre cette grande œuvre, ceux-là sont impies au droit humain et au progrès humain, qui se refusent à l'éducation de laïcité. Ouvriers de cette cité, ouvriers de la France républicaine, vous ne préparerez l'avenir, vous n'affranchirez votre classe que par l'école laïque, par l'école de la République et de la raison."
Jean Jaurès, L'éducation de laïcité, 1904.
[1] Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845). Avocat révolutionnaire et professeur de philosophie, il anime pendant la Restauration le groupe des "doctrinaires" favorables à la monarchie constitutionnelle et qui représente un "centre" intellectuel et politique entre la gauche libérale et la droite ultra.
[2] Jaurès reprend un argument classique déjà énoncé par Victor Hugo en 1850 lors de la discussion de la loi Falloux contre les dangers des "deux écoles". Il l'applique plutôt au peuple qu'à la patrie, mais il semble bien qu'en 1904 l'horizon de sa pensée soit la mise en place d'un service unifié de l'enseignement public. Sans l'abandonner entièrement, il nuancera après 1905 sa position.
[3] Une part des gauches gronde contre le Bloc des gauches accusé de délaisser les questions sociales au profit du seul anticléricalisme. C'est le cas de nombre de socialistes, y compris au sein du Parti socialiste français de Jaurès. Lui-même peut être d'autant plus pressé de conclure "la campagne laïque" par la laïcisation entière de l'enseignement et la séparation des Églises et de l'État que le début de la guerre russo-japonaise en janvier 1904 le convainc du risque aigu de guerre internationale.
"Cela dit, il me semble qu'il y a dans la discussion publique une méconnaissance des différences entre deux usages du terme laïcité ; sous le même mot sont désignées en effet deux pratiques fort différentes : la laïcité de l'État, d'une part ; celle de la société civile, d'autre part.
La première se définit par l'abstention. C'est l'un des articles de la Constitution française : l'État ne reconnaît, ni ne subventionne aucun culte. Il s'agit du négatif de la liberté religieuse dont le prix est que l'État, lui, n'a pas de religion. Cela va même plus loin, cela veut dire que l'État ne « pense » pas, qu'il n'est ni religieux ni athée; on est en présence d'un agnosticismes institutionnel.
Cette laïcité d'abstention implique, en toute rigueur, qu'il y ait une gestion nationale des cultes, comme il y a un ministère des Postes et des Télécommunications. […]
De l'autre côté, il existe une laïcité dynamique, active, polémique, dont l'esprit est lié à celui de discussion publique. Dans une société pluraliste comme la nôtre, les opinions, les convictions, les professions de foi s'expriment et se publient librement. Ici, la laïcité me paraît être définie par la qualité de la discussion publique, c'est-à-dire par la reconnaissance mutuelle du droit de s'exprimer ; mais, plus encore, par l'acceptabilité des arguments de l'autre. Je rattacherais volontiers cela à une notion développée récemment par Rawls : celle de « désaccord raisonnable ». Je pense qu'une société pluraliste repose non seulement sur le « consensus par recoupement », qui est nécessaire à la cohésion sociale, mais sur l'acceptation du fait qu'il y a des différends non solubles. Il y a un art de traiter ceux-ci, par la reconnaissance du caractère raisonnable des partis en présence, de la dignité et du respect des points de vue opposés, de la plausibilité des arguments invoqués de part et d'autre. Dans cette perspective, le maximum de ce que j'ai à demander à autrui, ce n'est pas d'adhérer à ce que je crois vrai, mais de donner ses meilleurs arguments."
Paul Ricoeur, La Critique et la Conviction, Éd. Calmann-Levy, 1995, p. 194-195.
Date de création : 30/05/2012 @ 15:10
Dernière modification : 11/01/2021 @ 08:44
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